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    Marco Bellocchio : "Il y a des milliers de films sur la mafia, mais dans Le Traître il y a un aspect "tragico-grotesque"
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    AlloCiné a pu rencontrer Marco Bellocchio pour son nouveau long métrage, "Le Traître", présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, et centré sur Tommaso Buscetta qui fut le premier à trahir la Cosa Nostra et à "balancer" sur la mafia.

    Ad Vitam

    AlloCiné : Selon vous, comment Buscetta a vécu cette trahison de Cosa Nostra ?

    Marco Bellocchio : Buscetta a vécu sa trahison de façon problématique. Il ne voulait pas trahir, car il se définit comme un membre de Cosa Nostra. Mais il a été forcé à le faire. Il n'a pas fait cela pour obtenir une conversion et changer pour devenir un homme meilleur. Il a été forcé à trahir car sa vie et celle de sa famille étaient en danger. Il était conscient d'être plus faible que ses ennemis et c'est pour cela qu'il cherche à ne jamais revenir en Sicile mais le juge ordonne qu'on le rapatrie. (...) Il est obligé à parler pour survivre.

    Il y a toute une tradition catholique concernant la conversion. Par exemple, Saint Paul était un persécuteur des chrétiens qui s'est converti et est devenu l'un des principaux martyrs de la religion. Ou Saint Ignace de Loyola qui était le fondateur des jésuites et qui avant de se convertir, avait vécu une vie qu'il méprisait au nom d'une sainteté absolue. Et lorsque Buscetta parle, il en dit le moins possible et le juge Falcone est conscient qu'il s'agit d'une conversion partielle et il l'accepte.

    Vous parlez de martyr : est-ce que le véritable martyr de cette affaire n'est pas le juge Falcone ?

    Il n'y a aucun doute que le héros est Falcone. Même sans partager ses principes, c'est quelqu'un qui était toujours au premier plan et pour la défense de la loi, il accepte de sacrifier sa vie. Il accepte le risque d'être tué, et il le sera d'ailleurs. En ce sens, Buscetta est un peu plus malin car il dit qu'il veut mourir dans son lit et il y a arrivera. C'est sa victoire. Une fois qu'il a collaboré, il se retire et se met dans l'ombre. Par son rôle très institutionnel, Falcone ne le pouvait pas.

    Il y a une contradiction chez Buscetta que vous montrez dans le film, c'est qu'il est nostalgique d'une Cosa Nostra passée. Est-ce que c'est quelque chose que vous ne souhaitiez pas passer sous silence pour représenter le personnage dans son entier ?

    Buscetta était un conservateur. Il s'opposait à la mafia de Corleone et de Totò Riina parce qu'ils avaient abandonné la tradition que lui voulait garder. C'est pour cela que Buscetta disait à Riina : "tu as trahi les principes pour lesquels moi j'ai juré fidélité à la mafia". Il y avait des règles à respecter : protéger les femmes, les enfants, il ne fallait pas tuer les juges... Riina a abandonné tout cela pour arriver à obtenir un pouvoir absolu. Ce sont ces valeurs "conservatrices" que Falcone conteste à Buscetta quand il lui dit : "la mafia que tu défends avec les valeurs d'antan a fait des choses horribles et tué énormément de gens". Il faut dire que Falcone était un homme très rigoureux, qui croyait dans sa mission de juge, qui voulait défendre les institutions et l'Etat. C'était un conservateur aussi, pas du tout un communiste ou un homme de gauche. C'était un homme d'antan, comme on en a connu pendant la guerre pour l'Unité de l'Italie (...).

    Une des parties les plus fascinantes de votre film ce sont les procès. Je ne sais pas si c'était votre intention, mais on a l'impression d'être dans un cirque, c'est très spectaculaire. Est-ce comme ça que ça s'est vraiment passé ?

    Je n'ai pas pensé à un cirque, mais davantage à une représentation théâtrale, un opéra. En Italie, on a appelé [ces événements] le "maxi-procès" parce qu'il y avait beaucoup d'accusés. Pour les besoins du film, j'ai été obligé de les résumer et j'ai aimé cette idée de mettre en exergue sa dimension d'opéra, c'est pour cela que j'ai mis des musiques qui soulignent certaines actions. Les protagonistes même, les accusés, sont des personnages forts. Ils voulaient interrompre le procès et le faire durer aussi longtemps que possible, car en Italie, si un procès dure au-delà d'une certaine période, le crime est prescrit et les gens libérés. (...) Mais le maxi-procès a été le premier [de ce genre] à produire des condamnations confirmées soit en appel soit en Cour de cassation.

    Ad Vitam

    Et pendant ces procès, vous montrez les mafiosis affolés, peu cultivés, butés... assez loin des personnages que glorifie le cinéma américain lorsqu'il les représente.

    Il y a des milliers de films sur la mafia, américains ou internationaux, mais dans Le Traître il y a un aspect "tragico-grotesque". Un autre élément important et très italien c'est l'emploi de la musique lyrique. Il y a aussi une façon personnelle de se rapporter à un personnage et à une histoire. Il faut choisir comment le représenter, négliger des aspects pour en choisir d'autres. Par exemple, j'ai insisté sur le grotesque des accusés : celui qui se déshabille, celui qui secoue la bouche, celui qui a une crise d'épilepsie... c'est ce qui m'a frappé et c'est ce que j'ai choisi. Lorsqu'il y a la déclaration conjointe entre Calò et Buscetta, leur communication n'est qu'une suite d'insultes et de mensonges de Calò. C'est typique du droit italien : le témoin est tenu de dire la vérité mais l'accusé n'est pas tenu de dire la vérité. Pour insister sur cet aspect un peu grotesque, quand il y a les déclarations de Salvatore Contorno, il s'exprime par un dialecte incompréhensible car un grand nombre d'avocats n'étaient pas des locaux et ont dû faire appel à un traducteur. (...)

    Comment avez-vous travaillé avec Pierfrancesco Favino sur le personnage de Buscetta ?

    Nous avons travaillé ensemble avec Pierfrancesco, mais c'est un comédien un peu à l'américaine, il se prépare [avant le tournage]. Il parle français, anglais mais il a appris le portugais, l'espagnol et le sicilien. Parmi tous les protagonistes du film, Pierfrancesco est le seul qui ne soit pas Sicilien, mais il a appris et interprété la langue de Buscetta. Buscetta parlait une langue italienne qui est le fruit de toutes ses expériences de vie : il a beaucoup voyagé, vécu aux USA, au Mexique et au Brésil.

    Pour moi metteur en scène, c'était un travail idéal pour caler le personnage, puis il a fait le travail tout seul, sans besoin pour moi d'intervenir. Pierfrancesco a eu un grand mérite, c'est d'aller au-delà de l'imitation, car c'était ça le risque. Un acteur trop perfectionniste nous aurait fait courir le risque de tomber dans l'imitation en ôtant tout impact émotionnel. Au contraire, Pierfrancesco a imité parfaitement certains aspects de Buscetta en gardant les émotions intactes. Une imitation trop parfaite peut amener la froideur.

    Traduction en direct lors de l'entretien : Monica Belmondo.

    "Le Traître" de Marco Bellocchio actuellement en salles :

     

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