Dans un paysage hollywoodien façonné depuis des années par des Majors toutes à leurs obsessions de bâtir à tout prix leurs Tent-Pole Movies aux coûts régulièrement exponentiels; alors même que Steven Spielberg prophétisait déjà, en 2013, l'implosion d'un Business Model complètement à la dérive, l'arrivée de plateformes de streaming, -Netflix en tête- a profondément bouleversé la donne et complètement rebattu les cartes, révolutionnant la manière dont les spectateurs regardent et consomment les films.
En avril dernier, les exploitants américains de salles de cinéma, les distributeurs de films et les membres de la MPAA (la toute puissante Motion Picture Association of America) réunis en congrès annuel, ont eu beau jeux de plaider l'apaisement, affirmant que Netflix ne tuait pas les salles obscures. La Preuve ? L'an dernier, le Box Office domestique américain a battu un record, en atteignant 11,9 milliards de $ de recettes. Les billets de cinéma ont enregistré une hausse de 5% de leurs ventes, et 263 millions d'américains -soit 75% de la population- se sont rendus dans les salles obscures au moins une fois en 2018.
Mais l'argument avancé n'est pas assez convaincant, et n'est, in fine, que l'arbre qui cache la forêt. Netflix, c'est un parc de 139 millions d'abonnés revendiqués en janvier 2019; et celui-ci ne cesse de croître. En 2018, la plateforme a investi 8 milliards $ dans la production et les acquisitions de programmes. Ce n'est pas pour rien que Disney cherche à bétonner sa position pour contrer ce géant de la Silicon Valley, en ayant acquis la Twentieth Century Fox pour muscler son catalogue de films, et s'apprête à lancer d'ici la fin de l'année sa propre plateforme de VOD / streaming. Le Streaming, nouvel Eldorado ? Cela y ressemble en tout cas. Apple et Warner Bros. rejoindront d'ici quelques mois le mouvement, sans oublier bien sûr Hulu et Amazon Prime, déjà présents; ainsi que d'autres concurrents de plus petites tailles.
Un paysage de l'Entertainment bouleversé donc, et pas seulement d'un point de vue du Big Business. Tous les aspects de l'industrie du cinéma sont affectés, à des degrés divers, par le streaming. De la manière de raconter les histoires en passant par l'impact sur les Oscars, comme on a pu le mesurer avec la polémique autour du film d'Alfonso Cuaron, Roma.
De quoi inciter le New York Times à se pencher en profondeur sur le sujet, dans un récent article au titre on ne peut plus clair : "Comment les films, tels que nous les connaissons aujourd'hui, survivront dans les dix prochaines années ?" Et Kyle Buchanan, le journaliste auteur de l'article, de lâcher : "pour répondre à ces questions, j'ai eu l'idée de réunir un Think Tank virtuel de figures clés d'Hollywood. Et leur message adressé à l'industrie hollywoodienne est clair : s'adapter, ou mourir". Alejandro Gonzalez Inaritu ne disait pas autre chose en mai dernier, lorsqu'il était président du Jury du 72e Festival de Cannes : "Nous laissons le cinéma mourir et devenir un parc à franchises"...
Le journaliste a sollicité les avis de nombreux talents, exprimant sentiments fatalistes et un peu de prospective sur un futur franchement immédiat. L'idée n'est que de vous en proposer une petite sélection. L'intégral de l'article du New York Times étant consultable ici.
Y'a-t-il un avenir en salle pour les films en dehors des Blockbusters ?
Jason Blum (producteur de Get Out, Whiplash...)
"Je n'ai jamais senti autant de nervosité à Hollywood qu'au cours de ces douze derniers mois, et ca augmente chaque jour. Il y a une vraie incertitude sur le futur, parce que le changement intervient d'une manière dramatique".
J.J. Abrams (réalisateur de Star Wars - le réveil de la Force, Star Wars : l'ascension de Skywalker...)
"Pendant longtemps, les gens disaient que le business était en train de changer, mais là, c'est indéniable. [...] Quand vous avez un film très divertissant, bien fait, qui a reçu un très bon accueil critique comme Booksmart d'Olivia Wilde, mais qui n'a pourtant pas eu le succès escompté qu'il aurait dû avoir, ca vous fait vraiment prendre conscience à quel point le combat darwinien pour la survie est complètement de traviole. Tout le monde en est à se demander comment protéger ces petits films qui ne sont pas taillés comme des blockbusters. Peuvent-ils encore seulement exister dans les salles ? [...] Il faut trouver un moyen de faire venir les gens dans les salles pour des oeuvres autres que ces énormes films !"
Anthony & Joe Russo (réalisateurs d'Avengers : endgame...)
"Vous avez tellement de possibilités de visionner du contenu qu'il faut désormais un bon prétexte pour quitter sa maison. Qu'est-ce qui vous amènera à faire ça ? Il y avait l'an dernier 350 films de plus sortis en salle dans le pays que l'année où est sorti Avatar en 2009. La même chose se passe à la télévision. Il y avait moins de films, moins de stars aussi, moins de tout. Et quand les chiffres se mettent à s'envoler si haut, vous perdez la mesure globale des choses. [...] Quand vous évoquez l'idée de faire un film de personnages comme Cherry, ca devient de plus en plus difficile au fur-et-à-mesure que les mois passent. C'est devenu un marché vraiment difficile, même pour nous alors que nous avons fait "Endgame", pour faire un petit film noir et porté par ses personnages. Il y a deux ans encore, la situation du marché n'était pas aussi tendue".
Jessica Chastain (actrice, vue dans Interstellar, Zero Dark Thirty, Miss Sloane...)
"Qu'est-il arrivé à ces belles, petites et dramatiques histoires ? Est-ce que d'autres studios feront encore des films avec, afin que nous ne perdions pas cette forme artistique ?
Tom Rothman (PDG de Sony Pictures)
"Le mot que nous utilisons en interne, c'est "théâtralité". Quel film motivera les gens à sortir de chez eux pour aller le découvrir dans une salle ? La question est devenue particulièrement aiguë, et elle concerne tout aussi bien un film d'horreur à petit budget, qu'un blockbuster événementiel ou une comédie dramatique et originale au budget modéré".
Nancy Utley (Co-présidente de Fox Searchlight)
"Nous devons être encore plus sélectifs, parce que si le public sent que l'oeuvre est à peu près la même chose que ce qu'il peut voir en streaming chez lui ou une chaîne du câble, elle risque de ne susciter chez lui aucune envie de se rendre en salle".
Une sortie en salle est-elle encore importante ?
Jason Blum
"Whiplash a été un désastre ! Un désastre ! Je voulais que les ados et les jeunes puissent le voir, et ils l'ont éventuellement vu à la TV, mais ils ne sont pas venus en salle pour voir Whiplash. Les gens qui ont payé pour voir Whiplash en salle était comme moi : trop vieux. Toute proportion gardée, est-ce que je préfèrerai voir un film comme celui-ci en salle ? Absolument. Mais j'aurai aussi préféré conduire dans Los Angeles sans embouteillages. Et cette idée n'est pas plus réaliste".
Paul Feig (réalisateur de Mes meilleures amies, S.O.S. Fantômes, L'ombre d'Emily...)
"Je serai honnête : il y a des fois où je me dis : "bon sang, on aurait dû mettre L'ombre d'Emily en streaming, parce que c'est tout à fait le type de film que vous voulez voir quand vous voulez vous détendre et passer un bon moment. Mais est-ce nécessairement le genre de film pour lequel vous vous ruez au cinéma, garez votre voiture et sortez votre portefeuille, juste pour le voir ?"
Octavia Spencer (actrice, vue dans Ma, La Forme de l'eau, Les Figures de l'ombre...)
"Voici ce que je ne veux pas, et je serai tout à fait honnête là-dessus : je ne veux pas que les gens se mettent à ne plus montrer leurs films dans une salle de cinéma en premier. J'aime l'idée que les films soient d'abord montrés ici, puis seulement après en streaming et autres plateformes. Je suis loyale jusqu'à ce point".
Jon M. Chu (réalisateur de Crazy Rich Asians)
"Si vous m'aviez demandé il y a deux ans où serait l'industrie du film dans dix ans, j'aurai pu faire une réponse différente. Mais après ce que j'ai vécu avec Crazy Rich Asians, voir le public se déplacer nombreux, ca a revigoré en moi l'idée de voir les films [en salle]. L'aspect social de partager l'expérience de visionnage d'un film entre amis, avec des personnes étrangères ou en famille, est un des puissants aspects de cette tradition. Le succès dont nous avons bénéficié n'aurait pas été possible autrement".
Barry Jenkins (réalisateur de Moonlight, Si Beale Street pouvait parler...)
"De la même manière que les réseaux sociaux rendent approximative l'expérience de la vie en communauté, je pense que la manière que nous avons de regarder ces choses -que ce soit sur nos écrans plats, smartphones ou ordinateurs- est toute aussi approximative, sinon éloignée, de l'expérience intentionnelle de départ qu'a toujours été le cinéma. Il y a une vraie amertume. Il y a cinq ans, vous ne pouviez même pas trouver sur votre ordinateur les films de Claire Denis. Maintenant vous le pouvez, ce qui est vraiment une chose formidable et meilleure pour le monde. Mais ca n'est pas sans contre-partie".
Si les salles de cinéma déclinent, à quoi ressemblera cette nouvelle ère du streaming ?
Elizabeth Banks (actrice, réalisatrice de Charlie's Angels, Pitch Perfect 2...)
"Pour quelqu'un comme moi ayant grandi avec les comédies romantiques, ca m'a fait plaisir de les voir revenir en streaming. Les gens aiment ce genre de choses que les studios ont arrêté de leur donner; du coup les services de streaming ont récupéré ça. C'est un exemple de ce qu'ils peuvent faire sur ces films du milieu, que les gros studios ne veulent plus diffuser dans les salles de cinéma".
Scott Stuber (responsable en chef des films originaux sur Netflix)
"Je pense que le piège est de croire qu'il y a une audience énorme et globale, car les goûts des habitants de Los Angeles et New York ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux de la France ou de l'Afrique du Sud".
Jessica Chastain
"J'ai vu beaucoup de réalisatrices obtenir des opportunités chez Netflix ou Amazon, qu'elles n'ont pas pu avoir au sein des studios. Donc je suis très, très heureuse de la nouvelle forme que prend cette industrie".
Jennifer Salke (CEO Amazon Studios)
"Il y a d'énormes opportunités pour d'autres types de films, par exemple ces thrillers sexy ou sulfureux qui ont complètement été laissés sur le bord de la route par les grands studios, comme Basic Instinct ou Sens unique. [...] On peut se tourner vers une sortie en salle si nous en avons besoin, mais le but principal est vraiment de se concentrer sur le public. Ils ne veulent pas attendre trois mois après les salles de cinéma, ou plus".
Cette ère du streaming va-t-elle nous contraindre à repenser les Oscars ?
Barry Jenkins
"Nous devons trouver les moyens de protéger certaines de ces traditions. Donc je pense que la projection de films en salle de cinéma sera toujours le moyen d'être retenu par l'Académie des Oscars; je le pense profondément. L'idée derrière ça, c'est de s'assurer que l'on partage toujours une expérience commune en découvrant les films en salle. Mais hé ! Peut-être suis-je finalement un dinosaure".
Tom Bernard (Co-président de Sony Pictures Classics)
"Qu'est-ce qu'un film est censé être ? Est-ce censé être à la télévision ou en salle de cinéma ? C'est aux membres de l'Académie d'en décider. Je pense que nous devons être conscients et sensibles à l'aspect artistique d'un film, ainsi que la manière dont son réalisateur l'a pensé pour être vu".
Jessica Chastain
"C'est vraiment quelque chose de compliqué, parce que de nombreuses personnes avec qui j'ai discuté à ce propos étaient très actives dans les années 1970; et lorsque je regarde le genre de film qui gagnait non seulement l'Oscar du meilleur film mais qui était aussi au top du Box Office à cette époque, c'est vraiment un tout autre paysage à présent avec ce qui se passe" [NDA : l'actrice devait certainement penser à Steven Spielberg ici, vu notamment la polémique entourant les propos du cinéaste à propos de la sélection aux Oscars de films produits par des plateformes de streaming, Netflix en tête].
La jeune génération est-elle encore attachée aux films ?
Jason Blum
"Ce que je trouve frappant, c'est de voir à quel point ils peuvent voir des bouts de choses. Ils disent : "j'ai vu un bout de ce film !" Ils sont multi-tâches pendant qu'ils regardent le film que nous avons fait. Ce n'est évidemment pas ce que l'on souhaite. Mais d'un autre côté, je ne cautionne pas l'idée qu'il faudrait imposer à la jeune génération une manière de voir ce que vous faite. C'est une position assez arrogante. S'ils voient la moitié de mon film d'horreur, je suis content qu'ils aient vu la moitié, plutôt que rien du tout !"
Joe Russo
"Avec ce public, quand ils binge-watch une saison de Stranger Things, la récompense de cet engagement pour eux est bien plus forte que ce qu'ils pourraient avoir avec quelque chose qui dure deux heures. On n'est pas sûr que l'oeuvre de 2h avec une fin fermée sera la forme dominante de la narration pour la prochaine génération. Ils ont vraiment des envies très différentes".
Jeffrey Katzenberg (ex co-fondateur et CEO de DreamWorks Animation, fondateur de Quibi, un service de streaming qui sera actif en 2020)
"Ce que Quibi essaie de faire, c'est de passer à la prochaine génération à propos de la narration dans les films. La première génération, c'était les films qui étaient principalement des histoires de deux heures qui étaient conçues pour être vues sur un fauteuil dans une salle de cinéma. La génération suivante de cette narration fut la télévision, principalement conçue pour être regardée par tranche d'une heure devant un poste de TV. Je crois que la 3e génération en matière de narration sera une fusion des deux idées; qui est de raconter une histoire de deux heures en chapitres durant entre 7 à 10 min. On travaille activement à cela".