AlloCiné : Comment définiriez-vous votre film Give Me Liberty ? Le genre de la comédie y a été associé, mais c'est difficile de lui mettre une étiquette. C'est beaucoup plus qu'une comédie à vrai dire, beaucoup plus profond. Et avez-vous envie qu'on sache quel type de film on s'apprête à voir ou aimez-vous bien l'idée de réserver la surprise ?
Kirill Mikhanovsky, réalisateur et co-scénariste de Give Me Liberty: Les meilleures comédies sont issues du drame. A une époque de ma vie, j'étais dans la situation dont s’inspire le film. J'étais un peu au fond du trou, je ne savais pas où aller dans ma vie. J'étais un peu déprimé. C'est à partir du moment où je me suis mis à rire de moi même que ça a été un tournant pour moi, pour ensuite remonter la pente. C'est là que le drame s'arrête et que la comédie commence. Notre comédie, elle est sortie du ventre d'un drame qu'on écrivait. C'est parce qu'on a construit des personnages forts mais qu'on a mis dans des situations qui pouvaient être drôles. C'est là que la comédie surgit, le film est un mélange de genres. Il y a le drame, la comédie, l'histoire d'amour, le road movie et une forme de lyrisme, avec des gens qui vivent objectivement dans des situations difficiles.
J'ai d'ailleurs une histoire à raconter à ce propos. A l’enterrement de mon grand-père récemment, un vieil homme de son âge est arrivé. Il a traversé toute l’Église. Il marmonnait : je vais vous parler de cet homme, je vais vous parler de cet homme, devant la centaine de personnes que nous étions. Il commence : Marc était comme ci, comme ça… Alors que mon grand-père s'appelait Jacob. On a tous fait semblant une première fois. Ensuite, on a commencé à être un peu gêné. Et puis, la troisième fois qu'il l'a fait, on s'est tous écriés : non, non, ce n'est pas Marc. C'est Jacob. Cette scène n'était alors plus triste; c'est devenu une scène comique. C'est ça pour moi la comédie : elle trouve sa place dans les petits interstices du drame et je trouve que ce n'est pas quelque chose auquel il faut résister. Finalement, notre salut, il est aussi un petit peu là-dedans.
Je me souviens d'une comédie italienne qui s'appelle Séduite et abandonnée [de Pietro Germi, 1964], une comédie de mœurs des années 60, une femme ne pouvait pas sortir sans un aréopage de femmes pour l'accompagner. Je trouvais ça hilarant, j'ai emmené un ami le voir et lui m'a dit que ça ne l'a pas du tout fait rire. Au contraire, il a trouvé ça hyper triste parce que le sujet du mariage était sans doute sensible pour lui. C'était quelqu'un qui avait choisi de ne pas se marier, donc en fait le ressenti peut être différent selon les gens. Donc pour définir le film, je dirai que c'est une comédie dramatique lyrique.
Un mot sur le casting qui est formidable. On passe le film à se dire : est ce que ce sont des acteurs ? Est-ce que ce sont des gens qui jouent leur propre rôle ? C'est un compliment, ça ne veut pas dire que ce sont des amateurs. On sent que les acteurs que vous avez choisi apportent leur vérité, leur authenticité… Comment avez-vous choisi vos acteurs et quel était votre objectif lorsque vous avez choisi ces acteurs ?
Oui, l'authenticité, c'est vraiment la clé dans ce projet. Il faut vraiment comprendre ce que l'on veut faire pour ensuite trouver les moyens de le faire. En théorie, on pourrait penser que ce film pourrait se faire avec des acteurs professionnels. Nous, le but que l'on avait en tête, c'était d'avoir des non-professionnels. D'avoir la ville de Milwaukee, c'était vraiment au cœur du projet, qui est un personnage presque du film. D'avoir des vrais personnalité, avec un vrai passif, avec un vrai bagage. C'était vraiment notre approche et notre technique au départ.
Je me suis inspiré de la ville de Milwaukee : ça, c'était vraiment quelque chose qui n'était pas négociable pour nous. On ne voulait pas compromettre cette idée en allant tourner le film ailleurs. Ça nous a beaucoup ralenti car personne ne voulait tourner un film à Milwaukee. On n'avait pas de financement. Le fait d'avoir des non-professionnels, ça nous a aussi beaucoup ralenti, parce que les gens aimaient le scénario mais ils voulaient mettre des stars dans le film, comme Lupita Nyong'o qu'on nous a suggéré alors qu'on avait déjà casté Lolo Spencer pour Tracy. Une fois qu'on avait une actrice qui avait un handicap, on trouvait que ça n'aurait pas été correct d'avoir à côté des acteurs non-handicapés qui joueraient des handicapés. Donc ça nous a aussi créé une contrainte supplémentaire.
Comme on s'était beaucoup amusés à écrire les personnages, ça nous a donné du fil à retordre pour justement trouver les comédiens pour les jouer. Mais on peut dire que les dieux du casting étaient avec nous. On a eu de la chance. Alice [Austen, co-scénariste du film] connaissait une directrice de casting à Chicago, qui nous a mis en contact avec des gens à Los Angeles. On a trouvé Tracy presque tout de suite. Elle n'avait jamais joué, c'était son premier rôle, mais vraiment, on a tout de suite su que c'était elle.
Pour l'acteur qui joue Dima [Maxim Stoyanov], c'était une directrice de casting à Moscou. Quand on a vu son sourire, on a su tout de suite que c'était lui. Il est comédien. C'est vraiment un acteur, mais il est fils de machiniste, moldave d'origine. Il est encore très proche de ses racines, il n'a pas perdu son côté brut, son ancrage. Il a à la fois la technique pour inventer facilement du jeu d'acteur, mais il a aussi gardé son côté très nature.
Pour l'acteur principal, nos associés de l'époque qui ne l'ont plus été par la suite, on voulait un jeune acteur qui soit assez frais, assez nature, qui ne soit pas encore dans le côté vedette ou la technique. Mais cette idée a assez vite dérapé en fait, car d'un seul coup, on s'est mis à parler à tous les acteurs anglophones, Australie, Ecosse, du monde entier... On a auditionné tous les acteurs du film Dunkerque. Ça ne s'est pas du tout bien passé. C'est là que A24 nous a suggéré une directrice de casting qui fait du casting sauvage à New York et donc elle a trouvé à Brooklyn, ce jeune qui n'était pas du tout acteur, il n'avait aucune expérience de jeu.
Comme on avait un budget très limité, on n'avait que 10 jours avec lui. On n'a même pas pu le former, on a dû se lancer tout de suite. Il a tourné 8 jours sur les 10 dans le mini bus sans avoir eu aucune formation ni rien. Pour tout le reste du casting, ça s'est passé à Milwaukee. On a fait des castings. Certaines personnes sont des amis à moi. On peut dire qu'on a fait à peu près tout nous-mêmes. On s'est un peu compliqués la vie en écrivant cette histoire et ces personnages. Mais c'est comme ça que le film devait se faire. On a vécu l'enfer, mais ça valait le coup !
A Cannes, lorsque vous avez présenté votre film à la Quinzaine des réalisateurs, vous avez cité Jean-Luc Godard, j'en déduis que c'est un réalisateur qui a compté pour vous. Afin que nos lecteurs apprennent à vous connaitre, j'aimerais savoir justement quels sont les réalisateurs et réalisatrices qui vous ont inspiré et fait que vous êtes réalisateur et ici à Paris aujourd'hui pour promouvoir votre nouveau film?
Il y a énormément de réalisateurs que j'admire qui font partie de ma vie et sans ordre particulier, il y a Orson Welles qui était un personnage. J'aime beaucoup ces gens qu'il y avait autrefois, qui jouaient à l’intuition mais qui aussi étaient vraiment des personnages, des « monstres sacrés ». Ça manque un petit peu aujourd'hui. Il parlait beaucoup en interview, il avait beaucoup de choses à dire, c'est quelque chose qui me plaît énormément. John Cassavetes aussi qui disait qu'il n'était pas intéressé par le cinéma mais par les gens. C'était un personnage sans compromis. Il avait un sens de la respiration, du souffle. Il était unique, tout comme Orson Welles. Il y a tout une liste : Vigo, de Sica, Rosselini, Eisenstein… Boris Frumin est un mentor pour beaucoup de scénaristes et de réalisateurs de ma génération comme Debra Granik et Cary Fukunaga.
Godard, j'ai mis du temps à comprendre que c'était à la fois un poète, un linguiste, mais aussi un excellent entrepreneur parce qu'il a compris comment faire des films vite et les faire bien. Truffaut, j'aime beaucoup sa délicatesse. Tous ses films ne sont pas forcément dans mon style à moi, mais j'aime qu'il ait eu besoin de faire des films comme ça en permanence. Les 400 coups est un film parfait que je pourrais revoir en permanence. Il y a Pialat que j'adore qui est une sorte de dernier géant du cinéma français. Il a un sens du silence que j'aime énormément. Bresson pour sa précision et sa modestie. Globalement, le cinéma français m'a beaucoup influencé : le premier film que j'ai vu est A bout de souffle qui m'a époustouflé !
La bande-annonce de Give me Liberty :
Propos recueillis par Brigitte Baronnet à Paris le 3 juillet 2019
Remerciements pour la traduction à Anaïs Duchet