Treize ans. Il aura fallu patienter treize longues et interminables années -autant dire une éternité à l'ère du numérique- pour enfin voir la conclusion de la série Deadwood, diffusée sur HBO entre 2004 et 2006. Subversive, souvent drôle, brillamment écrite par son showrunneur David Milch, réputé entre-autre pour son perfectionnisme, portée par un extraordinaire casting au milieu duquel trônait un Ian McShane absolument génial et impérial en tenancier de saloon et de maison close, Deadwood a, à sa manière, réinventé le western.
C'est dire si l'amertume et la déception furent majuscules lorsque la chaîne mis fin prématurément à la série, au terme d'une troisième saison qui laissa les téléspectateurs frustrés quant au devenir des personnages, laissant des pans entiers de l'histoire en suspens. Dépités, les fans lancèrent même une pétition, enjoignant les abonnés à la chaîne à résilier justement leur abonnement en signe de protestation; lançant même une levée de fonds pour s'acheter un encart dans la bible hollywoodienne qu'est Variety, afin d'y signer une lettre ouverte aux dirigeants de la chaîne. Rien n'y a fait.
En fait, l'arrêt brutal de la série est lié à plusieurs facteurs, qui, entremêlés, ont hypothéqué le devenir de celle-ci. Warner Media (dont HBO est une filiale) et Paramount, co-productrice de la série et qui détenait les droits à l'international, n'étaient pas parvenues à régler un désaccord à propos du partage des profits générés par la série, avant même qu'une quatrième saison ne puisse entrer en production. HBO avait aussi semble-t-il refusé de produire une saison 4, au motif que le budget était trop élevé. 4,5 millions de dollars par épisode à l'époque, la facture était trop salée, même pour une chaîne comme HBO. En guise de compensation, la chaîne a alors proposé à Milch une commande de six épisodes supplémentaires au lieu de 12, ce que l'intéressé a refusé : "Je ne voulais pas accepter cette commande réduite" expliqua l'intéressé, "car il aurait été impossible d'y mettre ce que l'on souhaitait".
HBO annonça peu après deux téléfilms spéciaux après l’arrêt du show en 2006. Deux ans plus tard, il n’y avait pourtant toujours rien, tandis que la possibilité de voir un jour la conclusion de la série s'évanouissait progressivement. Le problème aussi était lié au casting. Contractuellement, il était tenu pour trois saisons, plus une quatrième optionnelle. Et comme celle-ci tardait à venir, l'ensemble des acteurs s'est dispersé pour travailler sur d'autres projets.
Les années passant, il est devenu de plus en plus difficile de battre le rappel de ses têtes d'affiche, pour des raisons d'emploi du temps, entre Timothy Olyphant, Ian McShane, Brad Dourif, William Sanderson, Anna Gunn, Kim Dickens, pour n'en citer qu'une poignée. Sans compter aussi ceux qui sont malheureusement décédés entre-temps, comme le regretté et formidable Powers Boothe alias Cy Tolliver, génial rival du personnage campé par Ian McShane. Ou encore Ralph Richeson, qui jouait l'excellent Richardson, le cuisinier excentrique et attachant du Grand Central Hotel dans la série...
In fine, il faudra attendre mi 2018 pour voir l'officialisation d'un téléfilm de conclusion à la série, avant qu'il ne soit diffusé sur HBO fin mai 2019, et, depuis peu, sur OCS en France. Un téléfilm de près de deux heures qui devrait avec bonheur raviver la flamme sacrée chez les fans orphelins de la série depuis treize ans.
Deadwood, la fin d'une époque
2 Novembre 1889. Le Dakota du Sud devient le 40e Etat américain. Treize ans ont passé depuis l'époque où la petite ville minière du Dakota du Sud qu'est Deadwood a vu affluer hommes et femmes aux motivations plus ou moins légales et aux passés plus ou moins louches, pour y faire fortune, après la découverte de gisements d'or dans la région des Black Hills. Seth Bullock (Timothy Olyphant) est devenu le Marshall de la ville, et mène désormais une vie rangée, avec sa femme et son fils. Sol Star (John Hawkes), son acolyte, et Trixie, employée de la maison close attenante au Gem Saloon, attendent quant à eux un enfant. Jurant toujours comme un charretier, le verbe toujours haut quoique dans une moindre mesure que par le passé, Al Swearengen (Ian McShane) est toujours le taulier du Gem Saloon et de la principale maison close de la ville. Mais sa santé est nettement vacillante. Il paye cher ses excès alcooliques passés, ce qui inquiète le toujours dévoué mais parfois lunaire Doc Cochran (Brad Dourif), le médecin de la ville.
Le changement de statut de l'Etat est l'occasion d'une grande célébration, à laquelle se rendent Calamity Jane (Robin Weigert) et Alma Garret (Molly Parker), l'ancienne amante de Seth Bullock, qu'elle n'a pas oublié. Mais l'ignoble homme d'affaires George Hearst, qui était régulièrement au coeur de la saison 3 de Deadwood et donnait tant de fil à retordre à Al Swearengen, s'invite lui aussi aux réjouissances. Et il n'a pas perdu avec les années le sens des affaires, bien au contraire, furent-elles véreuses. Devenu entre-temps sénateur, il lorgne sur les terres de l'attachant Charlie Utter (Dayton Callie), très apprécié par la communauté de Deadwood, à commencer par ses premiers compagnons d'(in)fortune, Calamity Jane et Seth Bullock. La raison ? Hearst veut y installer des lignes téléphoniques, marche inéluctable vers le progrès. Mais le retour de Hearst dans la bourgade ravive des feux bien mal éteints et réouvre des plaies encore ouvertes. Tandis que Al voit son pouvoir sur la ville fondre comme neige au soleil, certains profitent des événements pour tenter de s'enrichir. "Une ville d'enfer pour faire fortune !" proclamait la tagline de la série dans sa première saison. Treize ans après, la formule semble avoir tenu toute ses promesses.
L'ouverture du film a quelque chose de rassérénant. "Il y a dix ans, je m'approchais de cette colline où je pensais m'allonger pour ne plus jamais me relever" lâche Calimity Jane, un personnage occupant une place importante dans ce téléfilm. Perchée sur son cheval, les traits du visage tirés et labouré ça et là par des sillons, bouffie par l'alcool, le poids des années et des vicissitudes de la vie est là. Elle se tient sur un éperon rocheux face à la ville de Deadwood, qui dessine sa silhouette au loin. Tandis qu'elle s'élance avec sa monture vers cette ville qui fut à la fois sa joie et son grand malheur, pour y voir mourir assassiné lâchement d'une balle dans le dos Wild Bill Hickok, qu'elle adorait, le fameux thème de la série commence à résonner. Les souvenirs affluent. On entre à nouveau en communion avec un personnage très attachant qu'on a malgré nous laissé sur le bord de la route il y a treize ans...
La première grande force de Deadwood - le film, c'est avant tout la ville elle-même. Avant même la faune qui peuple ses rues. C'est le premier personnage, la matrice, le creuset qui fait et défait les destins souvent tragiques de ses personnages hauts en couleur. Jadis cloaque à ciel ouvert parcouru par ses mendiants, tricheurs, prostituées, coupes-jarets et escrocs de tout poil en quête d'une vie meilleure, Deadwood la pionnière est entrée dans l'ère de la modernité, fortement symbolisée par l'obsession de Hearst pour y planter ses poteaux électriques et téléphoniques. La Civilisation, ou du moins ce qui est présenté comme tel, face à la sauvagerie d'un territoire où le non-droit règne. Où l'instinct de survie des individus, dans le sens le plus darwinien du terme, les jetait de manière implacable les uns contre les autres.
En évoquant le nouveau destin du Dakota du Sud, devenu désormais le 40e Etat des Etats-Unis d'Amérique, David Milch fait aussi passer le souffle du mythe de la Frontière, théorisé pour la première fois en 1893 par l'historien américain Frederick Jackson Turner. Un mythe qui a profondément modelé la société américaine, en jouant un rôle très fort dans l'imaginaire collectif et la construction identitaire du peuple américain. Si cette Frontière a naturellement irrigué le western, en particulier l'oeuvre d'un cinéaste majeur comme John Ford, Milch s'en nourrit abondamment. Deadwood, une ville mythique, devenue un symbole du vieux monde. Celui d'un Ouest désormais en sursis, et bientôt agonisant. Le mythe a vécu, et ses légendes disparaissent les unes après les autres. Comme Wild Bill Hickok, cité plus haut; puis, plus tard, Calamity Jane, qui finira justement ses jours à Deadwood en 1903 en étant pauvre, aveugle et alcoolique, mais toujours aussi célèbre. "Je me dis que les temps changent" disait Pat Garrett, passé du bon côté de la barrière, dans le chef-d'oeuvre de Sam Peckinpah, Pat Garrett & Billy The Kid. "Les temps, peut-être, mais pas moi" lui répondait Billy le Kid, son vieil ami, désormais condamné à fuir et mourir les armes à la main en 1881 au Nouveau-Mexique, dans un pays qui ne voulait plus de lui. Malheur à celui ou celle qui se révèle incapable de s'adapter aux changements.
"Sweadgen ! You c..@*/ucker !"
Il est tout à fait possible de suivre Deadwood - Le film sans nécessairement avoir vu les trois saisons auparavant. De même que le récit comporte son (petit, pour le coup...) lot de fusillades, et de scènes mémorables (la vente aux enchères, une scène de mariage tendue à craquer, une tentative de lynchage...) propres à satisfaire la curiosité de ceux et celles qui pourraient se laisser tenter. Sans oublier de brèves séquences en flashback issues de la saison 3, pour un peu mieux resituer certaines choses. Mais, clairement, David Milch s'adresse avant tout aux nostalgiques de la série.
Comme jadis, Milch pose à nouveau un regard d'entomologiste sur la faune de sa ville fétiche, mais toujours avec une vraie tendresse pour des personnages qu'il connait mieux que quiconque. On retrouve notamment avec bonheur monsieur Wu, le blanchisseur chinois de la ville, qui avait débarqué au temps de la construction du chemin de fer, et qui, comme auparavant, nourrit ses cochons avec les cadavres des malfrats tués dans les rues de la ville. Et bien qu'il servait régulièrement dans la série de souffre-douleur au colérique -tyrannique même- Al Swearengen, il n'hésite pas à s'enquérir de sa santé vacillante en lui apportant des infusions dont il a le secret au cours d'une savoureuse scène, pour soigner le foie de son hôte - protecteur qu'il a désormais comme une éponge.
Tant qu'à parler du casting, impossible de ne pas glisser quelques mots concernant Ian McShane. Si l'ensemble du casting n'a -loin s'en faut- pas à rougir de sa prestation, on tire notre chapeau à l'irritable, parfois cruel, ordurier, mais néanmoins terriblement attachant Al Swearengen; l'âme damnée de la série, taulier du Gem Saloon, lieu de convergence pour étancher les soifs mais aussi lupanar mis en coupe réglé par l'intéressé.
A la fois présent mais effacé, il comprend, sans doute mieux que quiconque, qu'il assiste à la fin d'un monde. Son monde en fait, après avoir régné quasi sans partage. Non sans amertume et cynisme, celui qui s'apprête à le remplacer, incarné par George Hearst, est un vautour plus redoutable encore. Car derrière ses habits endimanchés de sénateur en col blanc se cache des manières de rapace et une cruauté au moins égale à la sienne; sinon plus. "Au fil du temps, l'expérience m'a démontré que généralement, JE suis celui qui ouvre une négociation et qui y met fin aussi" lâche-t-il, menaçant, à Charlie Utter, dont il souhaite s'approprier les terres.
Ce n'est pas un hasard si David Milch clos son épilogue avec Swearengen, sans doute son personnage préféré. Las, il approche du crépuscule des dieux, semblant vouloir prendre congé d'un monde qu'il ne comprend plus. Ou qu'il ne veut plus comprendre. Avant de balancer une ultime punchline aussi drôle que poignante, dont lui seul a le secret. Et qu'on vous laissera découvrir. Rideau.
Ci-dessous, la bande-annonce du film...