Décidément, ce cru cannois 2019 ne cesse de marquer l'histoire. Après Mati Diop, première femme noire en compétition pour la Palme avec Atlantique, le festival déroule le tapis rouge à Leyna Bloom, première actrice transgenre de couleur à porter un long métrage sur la Croisette. En l'occurence Port Authority, première réalisation de Danielle Lessovitz, produite par Martin Scorsese, qui nous plonge, dans les pas d'un jeune délinquant paumé, dans le quartier de la gare routière de New York. A travers ses yeux, on découvre la communauté de la culture Ballroom et ses adapte du voguing, et une femme, Wye, qui s'avèrera être trans. Au-delà des différences, des préjugés, des mensonges, Port Authority raconte leur histoire d'amour. Et c'est beau. Rencontre avec la mannequin, danseuse, activiste et désormais comédienne.
AlloCiné : Port Authority est avant tout une histoire d’amour, la rencontre de deux êtres que rien ne destinait à se croiser. Et peu importe finalement que l’une deux, Wye, votre personnage, soit trans.
Leyna Bloom : Tout à fait. C’est une histoire d’amour moderne, au cœur de New York. On y découvre différents aspects de la vie : une vie cisgenre, une vie transgenre, la scène ballroom, l’amour, la douleur, la profondeur, la tristesse… C’est une histoire très juste, très vraie, que j’ai en partie vécue moi-même. Et j’ai prolongé cela à travers le personnage de Wye.
Vous vous reconnaissez dans ce personnage ?
Absolument. Wye, c’est moi par bien des aspects. Elle représente aussi de nombreuses autres femmes trans qui ont dû faire face aux mêmes combats et aux mêmes histoires que moi. Que ce soit en amour, vis-à-vis de notre identité, des relations que l’on peut avoir avec les gens formidables qui composent notre "famille" telle qu’on la voit dans le film… Et il y a le personnage de Paul, qui est confronté comme beaucoup d’hommes à des questionnements sur sa sexualité et sa masculinité. Fionn Whitehead incarne ça de très belle manière dans notre film.
La caméra ne lâche jamais Fionn / Paul. C’est par ses yeux qu’on découvre votre univers, qu’on vous découvre. C’était un point de vue narratif qui vous intéressait ?
Cette idée de tout montrer de son point de vue apporte un regard neuf sur cet univers. Le même regard que vous avez pu avoir en découvrant le film. Cette sensation de découvrir un monde nouveau et complètement différent. Pour moi, cet univers est banal, c’est mon identité, ma communauté, la famille que j’ai choisie. Le découvrir d’un point de vue extérieur donne quelque chose de brut et de vrai. Au départ il est dépassé par ce qu’il découvre, et cela amène une vraie beauté car tout ce qu’il voit et tout ce qu’il ressent est nourri d’amour. C’est ce qui est le plus important.
Pour parvenir à cela, c'était important que la réalisatrice, Danielle Lessovitz, ne soit elle-même pas issue pas de cet univers et de cette communauté ?
Oui, ce regard extérieur est essentiel. Dans cette industrie du spectacle, dans la mode, dans tous les aspects de la pop-culture, il y a des gens qui ont des tripes et du courage. Il fallait une personne très forte, et avec une vraie vision, pour faire ce pas vers ma communauté, poser sur nous un regard plein d’amour et le partager avec le monde entier. Il n’y a pas les ressources au sein de notre communauté pour raconter nos histoires. J’ai vraiment aimé le fait que Danielle ne nous transforme pas en objets, mais au contraire qu’elle nous voit vraiment et nous protège. Son travail a été incroyable.
Dans le film, on découvre la scène "ballroom", qui avait déjà été présenté dans la série Pose. Que pouvez-vous nous dire de cet univers ?
La scène "ballroom" est un lieu à New York où les corps noirs et bruns peuvent s’affronter dans une compétition saine, depuis plusieurs décennies. A l’école, il y a le football, le basket, le football américain, les pompom girls… Des espaces publics où nous ne sommes pas accueillis, pas vus, pas adorés. Nous avons donc créé notre propre espace. On nous donne des restes, et on transforme ça en bijoux et en plats fabuleux. Le ballroom est un lieu de vivacité, de vie, de rêves, d’exploration. Un lieu plein de talents et d’arts bruts. Je suis ravie que cette communauté arrive jusqu’à Cannes.
Il y a quelques jours, Cannes projetait "Atlantique" de Mati Diop, premier film réalisé par une femme de couleur en lice pour la Palme d’Or dans l’histoire du Festival. Vous êtes quant à vous la première femme trans de couleur à être en tête d’affiche sur la Croisette. Comment vivez-vous ce symbole ?
C’est enfin le moment. Notre moment est arrivé. Tous les événements de notre vie ont mené à ce moment. Et ça arrive pour une raison. Le monde est en train de changer en profondeur. Et nous nous rapprochons tous, grâce à ces changements. Nous n’avons plus besoin de nous conformer aux codes dictés par la société. Cette société a longtemps été destructrice, et aujourd’hui des gens ont le courage de saisir l’opportunité de dire au monde que cette histoire a besoin d’être racontée, et que nous devons tout faire pour la raconter. C’est ce qui arrive avec ce film. Nous avons été dans l’ombre pendant si longtemps… Il est temps pour nous d’être au centre, dans la lumière, là où nous devons être.
Il y a régulièrement des polémiques autour d’actrices cisgenres engagées pour jouer des personnages transgenres. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Si on vous propose, imaginons, de raconter l’histoire d’une femme noire et que vous êtes blanche, vous avez la responsabilité en tant qu’artiste de dire que vous avez d’autres histoires à jouer, et qu’il faut laisser la place à une actrice noire. Par respect vis-à-vis de vous-même, et par respect vis-à-vis de l’histoire à raconter. Je suis une femme trans, j’ai été précédée par énormément de femmes trans qui m’ont ouvert la voie, et je peux jouer leur histoire car je sais par quoi elles sont passées, je comprends ce qu’elles ressentent, je sais de quoi elles rêvent, je comprends leur mode de vie… C’est important que JE raconte cette histoire car c’est mon sang, c’est mon histoire, c’est mon ADN.
Une femme blanche, une femme cisgenre, ne pourra jamais incarner cela, car elle n’a pas vu, vécu, ressenti ni compris cela. Elles peuvent avoir une impression de ce que cela signifie, de la même manière que je peux avoir une impression générale du vécu d’une femme moderne ou d’une femme des années 40 ou 50 ou d’une esclave à qui on a fait traverser les océans. Mais je ne sais pas ce que c’est que d’avoir vraiment vécu cela. Et dans ce cas on ne peut qu’essayer de faire de son mieux. Alors que pour raconter vraiment une histoire comme Port Authority, il faut la confier à des gens qui l’ont vécue jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Il faut que cela parle de moi. Regardez la série Pose. J’ai été approchée pour jouer dedans. Mais j’ai trouvé que ce n’était pas moi, et que les femmes retenues étaient parfaites pour la série. Elles avaient en elles ce qu’il fallait pour ces personnages. Et elles méritaient ce moment. Comme moi je mérite le mien. On peut laisser chacun avoir son moment, permettre à chacun d’avoir cette opportunité de raconter son histoire.