AlloCiné : Est-ce que ce Prix Claude-Chabrol reçu au festival de Beaune revêt une valeur particulière ?
Xavier Legrand : Oui, pour plusieurs raisons. D'abord, parce que je revendique mon film comme un film de genre, même s'il a un aspect très social. Aussi parce que Jusqu'à la garde se passe à Beaune et qu'une grande partie du tournage s'est passée ici, dans les studios, les Ateliers du Cinéma de Claude Lelouch. Enfin, parce que c'est le Prix Claude Chabrol, et que c'est un cinéaste qui a beaucoup compté pour moi, qui a beaucoup compté dans le fait que je devienne moi-même cinéaste.
Justement, quelle est l'importance de Claude Chabrol dans votre cinéphilie ?
Il y est un peu central, car c'est un réalisateur qui m'a fait comprendre comment aborder le cinéma, comment construire un film, comment filmer, comment raconter au-delà d'un dialogue, une histoire. J'étais aussi très intéressé par les thématiques de ses films que j'ai découverts ado. Dans les bonus des DVD, il fait des commentaires sur sa manière de travailler et c'est absolument passionnant. Je crois qu'il a directement contribué au fait que j'invente et que je construise mon propre vocabulaire en tant que cinéaste.
C'est vrai qu'on ne peut pas tellement dire que votre film soit "chabrolien". Vous créez votre propre langage, mais j'imagine que vous avez tout de même de nombreuses influences. Quelles sont-elles ?
Il y a l'univers de Michael Haneke, et puis le suspense hitchcockien que j'assume complètement, même si je suis quand même loin de son esthétique et de la construction du suspense, mais ce sont des cinéastes dont j'ai vu les films plusieurs fois.
Quel est votre tout premier souvenir de spectateur ?
La première fois que je me suis rendu dans une salle de cinéma, c'était pour un Walt Disney : c'était Taram et le chaudron magique. Je me souviens avoir beaucoup pleuré parce que j'étais complètement happé par l'histoire, même si je me la rappelle pas car je ne l'ai jamais revu. Je crois qu'un personnage meurt à un moment, mais finalement il ne meurt pas, et j'ai beaucoup pleuré quand il meurt, et encore plus quand il ne l'était plus.
A quel moment avez-vous décidé de faire un film de genre ?
Dès le début, même avant l'écriture. Avant d'écrire cette histoire et de construire les personnages, j'ai rencontré beaucoup d'anciennes victimes de violences familiales et conjugales. J'ai rencontré plusieurs femmes et plusieurs fois, ça a mis du temps avant qu'elles me confient les choses dans les détails et à chaque fois, leurs histoires sont très différentes, mais j'avais toujours l'impression qu'elles me racontaient des thrilles. Parfois, elles me racontaient certaines scènes dont on dirait que c'est trop si elles étaient dans un film. Pour moi, il était donc important que cet aspect existe. Je ne voulais pas rester que dans le film social ou le film à dossier. Le genre suscite aussi une implication différente du spectateur, dans l'émotion. J'avais envie de parler de ce sujet dans le corps, dans l'empathie, plutôt que dans l'intellect, comme peuvent le faire certains films sociaux.
Le genre donne aussi souvent corps à un propos politique ou à un message social.
Oui, tout à fait. Ce n'est pas une stratégie, ce serait mal venu de le définir comme cela, mais ça permet d'impliquer des spectateurs qui n'iraient pas forcément voir un film sur ce sujet, mais qui vont être séduits par le genre.
Ce n'est pas si fréquent d'avoir une femme au centre du récit dans ce genre de films et c'est le cas du personnage de Léa Drucker.
C'est intéressant de ce point de vue de voir la différence entre le thriller, le polar et le film noir. Dans les trois cas il y a une victime, un coupable et souvent quelqu'un qui essaie de le démasquer. On peut considérer que le film noir, c'est quand on est du point du vue du coupable, le thriller du point de vue de la victime et le polar du point de vue de l'enquêteur. Là, effectivement, on a le point de vue de cette femme qui ressent la peur, le danger, et qui essaie de l'éviter, de le fuir, mais je ne suis pas complètement d'accord avec vous car pour moi, ce n'est pas elle qui est au centre. Vous vous êtes identifiée à elle, mais il y a aussi sa jalousie maladive à lui qui est vraiment au centre du récit.
Tout la tension qu'on ressent, c'est quand même celle de la victime...
Bien sûr, mais l'enfant aussi est victime.
C'est vrai, mais au fur et à mesure du film, on bascule d'un point de vue à l'autre.
Je dirais même qu'au début, on est du point de vue de la juge, ensuite on bascule sur le point de vue de l'enfant et une fois qu'il n'arrive plus à protéger sa mère, on est de son point de vue à elle.
Vous teniez à ces changements de point de vue dès le départ ?
Oui, je voulais détourner les codes. D'habitude on suit un héros et pour moi, le héros c'est Antoine (Denis Ménochet), sauf qu'on n'adopte jamais son point de vue. On suit son parcours, mais du point de vue de ses victimes, parce que c'est un manipulateur. Il doit manipuler la juge, son enfant et son entourage. Je voulais montrer comment ces hommes violents manipulent tout le monde pour parvenir à leurs fins et que l'on soit à la place de la personne manipulée.
Est-ce que vous mesurez déjà l'impact des prix que vous avez reçus pour la suite ?
Pour l'instant, il n'est pas concret, car je suis encore en écriture, pas encore en financement. Il faut déjà que je réussisse à faire un autre bon scénario. En revanche, ça a changé le regard des gens sur moi, j'ai quand même eu beaucoup de propositions.
Vous avez accepté certaines propositions, ou vous suivez votre idée ?
Pour le moment, je suis ma propre voix, car je suis aussi acteur. Je vais retourner sur les planches, c'est important pour moi et je vais en profiter pour développer et écrire mon autre scénario.
Ce sera aussi un film de genre ?
Oui, il y aura un genre, qui sera différent de celui-là, mais je ne peux rien vous dire de plus pour l'instant.
La bande-annonce de Jusqu'à la garde, César du Meilleur film 2019 et Prix Claude Chabrol à Beaune :