AlloCiné : Comment présenteriez-vous votre film, qui mêle à la fois une quête identitaire, un portrait de la Grèce en crise, un regard dur la situation des migrants, une histoire d'amitié... ? Comment avez-vous trouvé l'équilibre entre les différentes histoires que vous souhaitiez raconter ?
Basile Doganis (réalisateur) : Meltem est un film qui mélange les genres et met en scène des situations et des personnages complexes, mais l’histoire que le film raconte est simple. Il s’agit d’un trio d’amis, Français "issus de l’immigration", qui se retrouvent en vacances sur l’île de Lesbos au moment de la crise économique et migratoire de 2015. Elena veut vendre sa maison de famille -et tout son héritage grec, après s’être brouillée avec sa mère, décédée depuis-, Nassim veut déclarer sa flamme à Elena, et Sekou veut
passer du bon temps loin de sa cité dans les idylliques paysages grecs. Mais les vacances prennent une toute autre tournure quand Elena et ses amis rencontrent Elyas, jeune migrant syrien à la recherche de sa mère, dont il a été séparé en arrivant à Lesbos. En aidant Elyas à retrouver sa mère, Elena va faire le deuil de sa propre mère et renouer avec ses racines et son passé refoulés, tandis que Sekou et surtout Nassim vont prendre viscéralement conscience de leur identité française -et de la violence de leur époque.
Le film passe du rire aux larmes, et le passage à l’âge adulte des jeunes protagonistes s’accomplit par l’expérience de l’amour, de la mort et par l’éveil d’une certaine conscience politique. Mais le mélange des genres, dans une intrigue pareille, ne repose pas uniquement sur un choix esthétique : c’est le cadre surréaliste de la Grèce de 2015 qui constituait en lui-même un mélange des genres inouï à même le réel. La coexistence, sur une même île, de touristes aisés occidentaux, de Grecs ruinés par la crise, et de réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique affluant chaque jour par milliers, offrait un tableau unique de la violence géopolitique et économique de notre temps. J’ai introduit dans cet espace-temps des personnages qui me ressemblaient, avec une histoire migratoire plus ou moins chargée, pour raconter quelque chose de notre époque désorientée.
Comment avez-vous constitué le trio Daphné Patakia / Rabah Naït Oufella / Lamine Cissokho. Comment avez-vous travaillé sur leur alchimie et sur la création d'un passé commun à leurs personnages ? Quelles libertés ont-il eues pour faire vivre leurs personnages au-delà du scénario ?
J’avais pris beaucoup de plaisir à travailler avec Rabah Naït Oufella et Lamine Cissokho dans mon précédent court-métrage, Journée d’appel, et voulais les retrouver pour Meltem. J’ai conçu les personnages de Nassim et Sekou "sur mesure" pour Rabah et Lamine -même s’ils sont très différents de leurs interprètes. Pour ce qui est de Daphné Patakia, je l’avais repérée et appréciée dans des films grecs, mais ne connaissais pas son niveau de français, et voulais tout de même m’assurer de mon choix en lui faisant passer quelques essais avec ma directrice de casting, Youna de Peretti, que Daphné a très brillamment réussis.
Le trio a tout de suite fonctionné, mais pour lui donner une véritable épaisseur et un passé commun, j’ai veillé à ce que les comédiens passent du temps ensemble, en répétitions ou juste de manière informelle, pour qu’ils développent un vécu et une dynamique de groupe. Par bonheur, tous les trois sont des improvisateurs hors norme, et c’est une qualité sur laquelle je me suis beaucoup appuyé, à la fois pour réécrire le scénario en intégrant au mieux les trouvailles des uns et des autres en amont du tournage, et pour consacrer systématiquement au moins une prise d’improvisation par scène, voire par plan, pendant le tournage. Venant du documentaire, la surprise suscitée par l’improvisation est un élément auquel je tiens beaucoup, et je m’efforce, dans la limite du possible, de créer des dispositifs de tournage permettant d’accueillir l’imprévu.
Parlez-nous de Karam Al Kafri, l'interprète d'Elyas, qui apporte une profondeur et une mélancolie très forte en raison de son passé de réfugié...
Le témoignage de Karam Al Kafri dans une émission radio où je l’ai entendu pour la première fois (sans savoir à quoi il ressemblait !) m’a beaucoup touché. C’était un coup de foudre aveugle et auditif ! Je savais intuitivement que son propre vécu de réfugié palestinien de Syrie arrivé depuis peu en France apporterait une charge émotionnelle et une grande vérité au personnage d’Elyas. Quand je l’ai rencontré, j’ai beaucoup aimé sa délicatesse, et une forme de grâce qui ne le quitte jamais, même lorsqu’il est décontenancé. Il a également de très beaux yeux clairs, qui rendaient crédible, dans le film, qu’il ne soit pas immédiatement ramené au stéréotype du migrant, presque toujours conçu, dans l’imaginaire occidental, comme basané et diamétralement opposé aux physiques occidentaux. J’ai aussi adapté le personnage d’Elyas à Karam, notamment en faisant jouer un rôle important à sa clarinette -un des seuls objets dont Karam avait refusé de se séparer dans son exil. Le plus dur aura été de persuader Karam de son talent et de son charisme, et de sa légitimité à incarner un personnage à l’écran. Je suis très fier de lui et de sa performance d’acteur alors qu’il jouait pour la première fois.
Sa rencontre avec Elena, Nassim et Sekou, qui ont le même âge que lui, rappelle sans l'appuyer cette idée qu'on a la chance ou pas d'être "né quelque part" pour paraphraser Maxime Le Forestier...
Un effet miroir s’instaure entre Elyas et le trio d’amis Français, Elena, Nassim et Sekou, à la fois du fait de leur jeune âge, mais aussi en raison des origines diverses des trois amis, tous trois "issus de l’immigration" : Elena est franco-grecque, Nassim est franco-algérien et Sekou est franco-sénégalais. C’est surtout entre Nassim et Elyas que l’effet miroir est maximal, en raison d’une culture arabe et musulmane commune -même si elle est très différemment vécue et investie par chacun d’eux-, et d’un certain air de famille, sur lequel joue le film, pour faire sentir à la fois la proximité entre les êtres, et le gouffre qui les sépare selon qu’ils ont ou non les papiers d’identité adéquats. Pour avoir moi-même très souvent fait les frais en France de la suspicion de la police ou des administrations en raison de mon apparence "orientale", j’ai voulu montrer la vulnérabilité de ceux qui paraissent étrangers et n’ont pas forcément de quoi prouver leur identité, quand bien même ils seraient "nés quelque part", dans un pays stable et prospère comme la France. Dans Meltem, la confusion peut être bienveillante et comique, comme lorsqu’un villageois grec prend Nassim et Sekou pour des réfugiés dans une fête et leur souhaite la bienvenue, mais elle peut s’avérer dramatique lorsque la police remet en cause l’identité de Nassim faute de papiers et menace de lui infliger le même sort qu’aux migrants.
Que gardez-vous de vos rencontres avec les différents réfugiés et migrants qui ont "nourri" le film ?
Je garde de mes rencontres avec les réfugiés de Lesbos une grande charge émotionnelle, et un certain sentiment de responsabilité. Je pensais très souvent à eux pendant le tournage et le montage, je voulais rendre raison de leurs situations particulières qui m’ont bouleversé, et qui ont nourri certains épisodes du film, comme l’enterrement de l’enfant dans le cimetière des migrants parmi des tombes de fortune anonymes. Sans être un film "sur" les migrants, Meltem s’est clairement fait avec eux, et met en scène la communauté de destin qui nous lie à tout être humain, quand bien même les circonstances feraient de lui un "paria" provisoire. J’ai gardé contact avec plusieurs réfugiés, et tente de les aider, à mon échelle, par des conseils, des mises en relation, parfois un coup de pouce financier. Mais je suis surtout heureux que le film ait permis à certains d’entre eux de ressentir une forme de dignité en participant à un processus de création et en redevenant, au propre comme au figuré, le temps d’un tournage, des "acteurs" de leur destin, et ce, même pendant le temps suspendu de leur attente de régularisation où ils sont trop souvent réduits à n’être que des victimes de l’Histoire.
L'île est centrale dans votre film. Quelle a été votre approche pour en faire un vrai personnage de l'intrigue et non pas une carte postale ?
J’étais parti en repérages sur l’île de Lesbos aux débuts de mon processus d’écriture, en pleine crise migratoire, fin 2015, début 2016. En dehors de la grande beauté et de la grande diversité des paysages de l’île, j’ai été frappé par la profondeur de l’Histoire qui y était partout perceptible, des ruines de l’Antiquité jusqu’aux photos de famille en noir et blanc dans les foyers des habitants de l’île, témoignant d’un passé extrêmement mouvementé. Comme Elena, une grande partie des habitants de Lesbos sont des descendants de réfugiés grecs d’Asie mineure, chassés de Turquie en 1922 ; d’autres ont fait le trajet inverse pendant la deuxième guerre mondiale et ont fui l’Occupation nazie en se réfugiant dans des camps en Syrie, notamment à Alep. L’histoire se répète et parfois le vent tourne, les hôtes d’aujourd’hui sont les réfugiés d’hier – et peut-être de demain. En ce sens, l’île de Lesbos constitue un personnage à part entière, qui joue à son niveau la partition et les problématiques des autres personnages du film. J’ai voulu mettre en scène à la fois les multiples strates historiques de Lesbos, son épaisseur temporelle, en montrant certains vestiges du passé (photos anciennes, tombes, barque en bois ayant servi aux réfugiés grecs d’Asie mineure), et la beauté menaçante de l’île : la mer, omniprésente, est source de beauté et de vie, et vient
bercer les vacanciers insouciants sur les plages paisibles, mais peut à tout moment devenir meurtrière, et emporter brusquement adultes et enfants, notamment lorsqu’elle est soulevée par le meltem. De manière plus subliminale, j’ai tenté, en parallèle de l’intrigue narrative, de faire une place aux sensations d’Elena renouant avec son île et sa terre -le vent sur les feuilles d’olivier, le soleil aveuglant, les fonds
marins- pour accompagner ses retrouvailles avec les fantômes du passé.
On dit souvent qu'un jeune réalisateur met "tout" dans son premier long métrage. Qu'avez-vous envie de raconter ensuite ? Quels sont vos projets ?
J’ai eu la chance de pouvoir mettre beaucoup de moi-même dans Meltem, notamment du fait de la "nationalité" du film et du personnage d’Elena, franco-grecs comme moi. Il y a dans le film quelque chose de mon vécu "banlieusard" en France, du bonheur de mes étés en Grèce, mais aussi des déchirements familiaux et identitaires que j’ai pu traverser. Et je tenais, malgré la difficulté de cet exercice d’équilibriste, à explorer une grande diversité de genres cinématographiques et de registres pour mettre en scène mes personnages hauts en couleurs. Pour autant, je n’ai pas du tout le sentiment d’avoir tout dit, tout expérimenté dans ce film, loin de là ! J’ai déjà en tête quelques projets extrêmement différents de Meltem, à la fois sur le plan formel, dans le format ou les thématiques, mais il est encore un peu tôt pour en parler. Je préfère prendre le temps d’accompagner Meltem auprès des différents publics, qui m’ont jusqu’à présent réservé un accueil très chaleureux, et me plonger dans mes nouveaux projets quand cette page très importante pour moi sera complètement tournée.
Meltem, au cinéma cette semaine