Sur le papier, Murder n’a rien d’extraordinaire : du soap made in Shondaland, la société de production de Shonda Rhimes, la puissante et géniale productrice derrière Grey’s Anatomy, Scandal ou Private Practice. Si ses clés sont entre les mains du fidèle lieutenant Peter Nowalk, la série possède l’ADN de ses grandes soeurs, à laquelle s’ajoutent twists et manipulations chronologiques. L’enfant malade de Lost, Scandal et une série judiciaire en quelque sorte.
Du soap à grande vitesse
Le soap se caractérise par sa dimension bigger than life où tout paraît excessif, trop, voire improbable. Quand il est bon, il n’est pas « réaliste » ou pondéré, il produit de la sidération. Le soap se regarde les yeux écarquillés, le coeur battant la chamade, la bouche bée, tout en ponctuant sa découverte de réguliers « non ?!? » ou « ils ne vont pas oser ?! ». Il y a une idée de performance dans le soap. Et au petit jeu des émotions fortes et surprises explosives, Murder est le bon élève. Tout y est exagéré selon un principe hyperbolique. Les personnages semblent posséder plusieurs vies. Leur existence a tout du parcours du combattant, option cercles des enfers de Dante. Passé comme présent regorgent de traumatismes et expériences particulièrement douloureuses et éprouvantes : viols (Annalise, Bonnie), meurtres (Wes, Laurel, Michaela, Connor, Asher, Oliver, Frank, Bonnie, Annalise, Nate… oui, à peu près tout le casting est lié plus ou moins directement à un meurtre) internements (Wes, Laurel), prison (Frank, Nate), maternités complexes ou contrariées (Annalise, Bonnie, Laurel), parents toxiques (Annalise, Asher, Bonnie, Laurel)...
Alors que la liste s’allonge à chaque nouvelle saison, la même interrogation revient : que va pouvoir raconter la série, ensuite ? Car Murder va très vite, tout s’enchaîne sans temps morts. En quatre saisons, elle a déjà épuisé une quantité impressionnante d’arcs narratifs (meurtres, trahisons, grands retours, révélations sur le passé, etc….) . Comme les grands soaps, il est presque devenu impossible de résumer la série. Seulement à l’échelle des soaps, Murder est encore un bébé. Cinq saison, 75 épisodes (a priori, au moment d’écrire ces lignes), c’est ridicule comparé à Grey’s Anatomy ou Dallas. Cette concentration des intrigues, le resserrement sur un noyau réduit de personnages permettent à Peter Nowalk et ses auteurs de présenter une narration dégraissée du superflu, tout en maintenant son principe fondateur intact : le meurtre de Sam Keating par un groupe d’étudiants. Un peu comme The Shield quand l’assassinat du flic infiltré dans le pilote possède des répercussions jusqu’en septième saison. Dans Murder, l’événement traumatique du premier épisode est toujours la raison pour laquelle ces gens sont ensembles quatre saisons plus tard. Seulement depuis, d’autres (beaucoup) personnes sont mortes.
Une formule magique
Murder, c’est la promesse d’un tour de montagne russe, un puzzle à reconstituer, d’un deuil à accepter. A chaque saison. Sa plus grande force est de faire croire que tout peut s’arrêter là ; de donner l’impression que la série ne pourra jamais aller plus loin ; d’offrir aux spectateurs le sentiment qu’il n’y a pas d’arnaque, au contraire, qu’on lui offre une expérience totale, sans retenue. Du train fantôme avec de vrais morceaux d’horreur dedans.
Chaque saison est construite selon le même modèle. C’est de cette formule que va naître la capacité de la série à maintenir une même tension au fil des ans, à ne jamais dévier de sa ligne. Une première partie de saison est consacrée au nouveau statu quo opéré l’année précédente auquel s’ajoute un flash-forward. Présenté de façon morcelée, il ajoute un esprit un peu ludique (jeu de piste) dans un ensemble anxiogène (il est systématiquement question d’une mort tragique). Au milieu de la saison, les temporalités se rejoignent et la seconde partie va mesurer les retombées. Les auteurs ont compris que le mystère était un comburant indispensable à son existence (principe élémentaire des soaps) mais ils ont l’intelligence de privilégier le renouvellement à l’étirement.
Ainsi, la série parvient à se maintenir en vie parce que sa formule joue sur les notions de récurrence et de répétition. D’un côté, ses intrigues sont exagérément complexes, de l’autre, la forme est familière. Au milieu, c’est l’hécatombe. Nowalk a bien saisi l’air du temps, qui consiste à penser que la mort d’un personnage est le meilleur moyen de continuer à faire vivre une série. Game of Thrones n’a pas le monopole des morts nombreuses et spectaculaires. Depuis 4 ans, 12 personnages réguliers, dont un majeur ont péri sous la plume des auteurs. Personne ne semble à l’abri.
Une série de personnages
Peter Nowalk a trouvé l’équilibre entre une mécanique sophistiquée et le développement des personnages. A ses début, la série souffrait de son côté high concept, reposant essentiellement sur les artifices de sa narration (les multiples et trop nombreux flash-forwards, corrigés depuis). Dommage collatéral : les personnages étaient réduits à l’état d’instruments au service du récit. Au fil des saisons, ils ont gagné de l’épaisseur. Ils sont surtout devenus plus moteurs dans l’histoire. Réunis par la culpabilité, une alchimie a fini par naître mais une alchimie viciée et toxique.
Ce sont eux qui nourrissent la suite depuis. La progression s’est fait par un traitement empirique : créer un choc (un meurtre), mesurer l’impact (comment les culpabilités s’expriment) et observer les conséquences (comment ils s’en sortent). Murder est l’histoire d’une contamination progressive et concentrique. Comment la mort de Sam Keating a fini par déclencher toute une série d’événements. S’il est le point de départ de la série, les ramifications remontent beaucoup plus loin : le passé d’Annalise, celui de Wes, les relations qui unissaient Franck, Sam, Annalise et Bonnie…
Peter Nowalk mesure la résilience de ses personnages en les plaçant devant des épreuves (un meurtre, un procureur, une menace, une mort,...), applique des torsions à leurs relations (dissensions, romances), tout en faisant planer un danger permanent (la promesse d’une mort par saison). Une menace qui ne peut que fonctionner si un attachement est né. Placer une épée de Damoclès au-dessus d’un personnage quand il n’est qu’un pantin dirigé par l’intrigue ne possède aucun enjeu émotionnel. Répéter la situation une fois qu’ils ont pris suffisamment d’épaisseur et la corde sensible vibre à chaque nouvelle saison.
La réussite d’un soap peut se mesurer à sa capacité à surprendre et à déclencher des passions. Murder remplit le contrat avec assurance et une énergie folle. Après quatre saisons, elle ne présente aucun signe de fatigue.
Murder est disponible sur Netflix