AlloCiné : Vous tourniez "Paranoïa" en juin 2017, et le film traitait notamment de harcèlement, un sujet devenu beaucoup plus d'actualité avec les mouvements #MeToo et Time's Up. Comment avez vécu cette période ?
Steven Soderbergh : C'était intéressant car le mouvement MeToo est apparu en octobre et il est devenu évident que le film prenait un autre sens pour le spectateur mais je dois dire que la situation [de "Paranoïa"] dans laquelle une femme a plus de mal qu'un homme dans la même situation existe depuis toujours. Nous sommes juste devenus un peu plus "actuels". De façon plus générale, je crois que ce qui s'est passé depuis neuf mois est on ne peut plus positif. Et pour en parler avec les femmes avec qui j'ai travaillé, il fallait que ça arrive.
Cela fait très longtemps que vous imaginez des films centrés sur des femmes comme "Erin Brockovich" ou "The Girlfriend Experience".
Les personnages féminins étaient un peu moins minces chez moi que chez d'autres réalisateurs masculins car j'ai grandi dans une maison avec trois sœurs aînées et ma mère. Beaucoup d'hommes sont parfois déroutés et confus face aux femmes mais je m'entendais très bien avec mes sœurs. Je n'avais donc pas le sentiment de "séparation" avec lequel certains hommes grandissent. Elles n'étaient pas "l'autre" mais juste des gens. J'avais aussi un frère et un père. Je crois que c'est parce que le monde dans lequel j'ai grandi était équilibré que mon premier film a deux personnages masculins et deux féminins. (...)
Vous savez, au début du cinéma, les femmes étaient centrales. Beaucoup des films de studios avec lesquels j'ai grandi et que j'ai aimé... (Il s'interrompt). Ce qui est intéressant c'est qu'on pourrait penser qu'à présent nous sommes plus progressistes mais à l'époque des studios dans les années 30 et 40, beaucoup plus de films mettaient des femmes en tête d'affiche. Certaines stars féminines étaient plus célèbres que les stars masculines, les studios veillaient à capter le public féminin. (...) Mais je crois que les choses sont en train de rentrer dans le bon ordre. La télé va beaucoup dans ce sens.
En réalité, je hais la production, je ne sais pas bien pourquoi je continue à en faire !
Vous mentionnez votre premier film, "Sexe, mensonges et vidéo", je voulais vous demander ce qu'à l'époque sa bonne réception a changé pour vous ?
Tout. Cela a commencé à Sundance, puis à Cannes [le film a remporté la Palme d'or en 1989] c'est devenu une supernova. Ce fut une surprise. On s'est beaucoup amusé à faire le film et [ces récompenses] ne furent que du bonus. Un dessert après un excellent dîner. Et elles m'ont ouvert beaucoup d'opportunités. Après Cannes, je savais que je pouvais aller demander de l'argent pour faire un film en Europe, ce qui n'aurait pas été possible deux semaines avant. C'est comme ça que je le vois. Je n'ai jamais pensé que cela signifiait quelque chose pour le film [au-delà de ça]. Ça va faire 30 ans l'an prochain... C'était surréaliste, nous n'étions même pas censés être en compétition, mais un film s'est retiré au dernier moment, nous avons été pris de la Quinzaine des réalisateurs et placé en compétition, Francis Ford Coppola devait être Président du Jury et il annula. Wim Wenders a pris sa place et a aimé le film. Cela aurait très bien pu ne pas arriver du tout. Ça n'aurait pas dû se passer.
Vous produisez vos films mais aussi ceux des autres, quels sont vos critères pour choisir les projets que vous allez financer ?
En réalité, je hais la production, je ne sais pas bien pourquoi je continue à en faire. C'est tout ce qu'il y a de pire dans le métier. Dès que vous avez un appel ou un mail c'est parce qu'il y a un problème. Et en même temps, je dois prendre mes distances et ne pas interférer avec la vision du réalisateur. Mais parfois vous voyez quelqu'un partir dans une direction que par expérience vous identifiez comme un problème. Je dois alors décider comment gérer cela : leur signaler le problème ou les laisser apprendre par eux-mêmes. Généralement, il vaut mieux la deuxième version, car cela viendra d'eux. Mais ce n'est pas une partie du travail que j'aime faire, sauf lorsque je peux permettre qu'un projet qui n'allait pas se concrétiser se fasse grâce à mon aide. (...)
Je ne sais pas pourquoi je continue. Et en même temps, juste avant mes interviews j'ai reçu des scènes d'une série que je produis réalisée par Gregg Araki [Now Apocalypse, NdlR] et elles sont fantastiques. Ça me rend vraiment heureux d'avoir pu aider Gregg à faire une série qui lui tenait vraiment à coeur.
Pour une raison que je ne m'explique pas, "The Good German" a juste mis le public en colère !
Quel film de votre filmographie voudriez-vous que le public redécouvre après presque 30 ans de carrière ?
(Il réfléchit). Probablement The Good German. Parce qu'il a vraiment été détesté à sa sortie. C'est pourtant l'une des seules fois où j'ai réussi à mettre sur l'écran ce que j'avais en tête. La seule fois, même ! Et les gens l'ont vraiment détesté. (...) Je ne sais pas s'ils avaient des attentes, s'ils ont été agacés par le sujet... Ce serait génial que les gens le voient de la façon dont je l'avais conçu.
Je me disais qu'il y avait eu des précédents pour comprendre le film. C'était un revival des films de studios, comme New York, New York faisait référence aux comédies musicales des années 40 ou Loin du paradis aux films de Douglas Sirk, donc je me disais que ces précédents aideraient les gens à comprendre ce que j'essayais de faire mais pour une raison que je ne m'explique pas, mon film a juste mis le public en colère. Peut-être à cause de la fin... l'idée qu'une victime puisse aussi être un monstre a mis les gens en rogne. (...) Donc si vous pouviez voir ce film un samedi après-midi pluvieux, et voir cette chose sortie tout droit d'une machine à remonter le temps... Vous pourriez peut-être [l'aimer comme je l'aime].
"Paranoïa" sort ce mercredi dans les salles :