Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?
Pauline Pelsy-Johann : Déjà adolescente le questionnement autour de la représentation de l’enfermement au cinéma m’avait interpellé à la suite d’une projection au Cinéma des Cinéastes des films réalisés par Anne Toussaint avec des détenus, "Sans elles" et "In Situ". J’ai aussi dans mes précédents documentaires souvent travailler autour d’un lieu, d’un espace précis, et des personnes qui l’habitent ou le traversent. Puis, c’est en rencontrant l’association "Lire c’est Vivre" qui s’est employée à créer des bibliothèques et de nombreuses activités autour du livre et de la lecture depuis 30 ans au cœur de l’établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis, que le projet de Entre les barreaux les mots est né. J’ai toujours été passionnée de littérature et ce projet de film revêtait un angle inédit, celui du pouvoir de la littérature dans un espace contraint, celui de la prison, lieu par définition de la privation de liberté. En venant en observation dans les cercles de lecture animés par des bénévoles de l’association, j’ai été frappée par le surgissement de l’imaginaire dans un lieu aussi violent et radical. C’est cette dimension humaniste, poétique et politique que j’ai voulu montrer dans ce film.
Quelle place occupent les livres dans les prisons ?
Robert Badinter, alors Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, a stipulé un décret en 1983 obligeant tous les établissements pénitentiaires à créer des espaces de lecture accessibles aux prisonniers. Souvent, ce sont deux cellules de 9m2 réunies en une pièce de 18m2 avec des étagères et des livres. Ici, à Fleury-Mérogis qui est la prison la plus grande d’Europe – pour vous faire une idée, 30 000 repas sont servis tous les jours dans cette « micro-ville » - l’ambition des bibliothécaires de l’Essonne à créer des espaces bibliothèques à l’image des bibliothèques municipales dans lesquelles elles officiaient à l’extérieur, les a mené à la construction de 10 bibliothèques au cœur de la détention dans les Maisons d’arrêt des hommes et celle des femmes. Les détenus font fonctionner la bibliothèque au quotidien, maîtrisent la logistique et le système de prêt des ouvrages. Certain.e.s suivent une formation d’assistant.e.s bibliothécaires en partenariat avec l’Association des Bibliothécaires de France. Les actions pionnières de Lire c’est Vivre représentent un modèle suivi par de nombreux établissements sur le territoire. Mais ce qui a été construit à Fleury-Mérogis reste une exception en France, et donc un exemple. C’est aussi cela que je voulais montrer, des hommes et des femmes, pour la plupart bénévoles, engagés dans la transmission de leur amour de lire et du partage des mots.
Devant le film, à mesure que s'enchaînent les témoignages, on se prend à imaginer ce qu'aurait pu être le destin de ces détenus s'ils avaient connu la lecture avant...
Oui, il est vrai que depuis 30 ans les trois quarts des personnes incarcérées en France sont issus des classes populaires, et la plupart ont eu des parcours scolaires chaotiques. Comme on peut le voir dans le film, les hommes participants aux cercles de lecture ont souvent arrêté l’école au collège. Chez les femmes, il y a plus de mixité sociale. Elles sont aussi moins nombreuses, seulement 3,5% de la population carcérale. Et ce sont, comme dans le monde du dehors, les femmes qui sont meilleures lectrices. La littérature et la lecture à voix haute en collectif mettent en mouvement l’apprentissage du langage ; jusqu’ici le langage était réduit aux termes juridiques et ceux de l’univers de la prison – les détenus ne sont pas appelés par leur nom mais par un numéro d’écrou… c’est pour dire à quel point les conditions de vie dans l’espace carcéral génèrent une perte d’identité personnelle. Par l’activité de la lecture à voix haute, le langage existe pour une autre donnée que pour sa valeur utilitaire. Il s’adresse à l’intime, au particulier, au personnel. Il est vecteur de la construction du soi. L’éducation, l’ouverture au monde et aux autres que génèrent les mots agit comme une clef : on ne peut penser qu’à "Claude Gueux" (1834), roman manifeste de Victor Hugo pour l’abolition de la peine de mort. "Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utiliser-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper."
Combien de semaines ou de mois ont été nécessaires à la réalisation du film ?
Pendant une année, une fois par mois, je me suis rendue à Fleury-Mérogis pour assister aux cercles de lectures des détenus hommes et femmes, comprendre la démarche de l’association Lire c’est Vivre, et ainsi écrire mon film et en saisir les enjeux esthétiques. Après cette année d’observation et de mise en place, en mai 2017, j’ai pu entamer avec mon équipe le tournage du film sur 7 journées organisées avec un plan de travail comme sur un tournage de fiction. En effet, chaque lieu de tournage avait dû être validé en amont par l’administration pénitentiaire, ainsi que la plupart des plans, même si nous en avons rajouté au tournage. Pendant le tournage, une surveillante nous a accompagnée à chaque instant pour s’assurer que nos cadrages n’intègrent pas des espaces sous haute sécurité. Cependant, pendant le tournage des interviews en tête à tête avec les détenu.e.s, la surveillante est restée à l’extérieur de la pièce pour nous laisser l’intimité propice à la confidence sincère qui transpire dans ces entretiens authentiques et à visage humain. Même si le film était déjà écrit en terme de scène, la spontanéité des participants aux cercles de lecture a tissé la trame du documentaire. Avec Simon Paulès, nous avons passé 9 semaines en montage à choisir et assembler les moments les plus intéressants d’un point de vue dramatique.
Les autorisations nécessaires à un tournage en milieu carcéral ont-elles été difficiles à obtenir ? L'administration pénitentiaire vous a-t-elle aidée ?
Grâce au soutien de l’association et de sa relation avec l’administration pénitentiaire, j’ai pu pénétrer avec une équipe de tournage dans des espaces inédits de l’établissement, filmer des lieux qui ne l’avaient jamais été. Aussi, même si j’ai fait signer des droits à l’image aux détenus figurant dans le cadre, leur droit à l’image ne leur appartienne pas individuellement, mais bien à l’administration pénitentiaire. Par exemple, je ne pouvais pas filmer des personnes prévenues, c’est-à-dire en attente de jugement, seulement des personnes condamnées. Même si le temps que le film sorte en salles, les personnes prévenues reçoivent leur jugement… c’est aussi dans ce cadre imposé par l’administration, que l’anonymat des personnes filmées a été obligatoire. Je n’ai pas voulu flouter les visages - ce qui rappelle les codes télévisuels à scandale qui ont tendance à stigmatiser les personnes « masquées ». Le spectateur ne peut que garder de la personne floutée sa dimension criminelle, et c’est uniquement cela que l’on regarde, le crime sans visage. Et c’est normal que cela fasse peur… Mon parti pris cinématographique et moral se situe à l’opposé de cet effacement du visage, de l’identité. J’ai voulu montrer des humains coincés dans le paradoxe du monde carcéral : en tronquant les regards des détenus j’ai voulu dénoncer la brutalité morale de l’administration qui oblige la personne détenue à ne pas disposer de son droit de regard sur elle-même, son droit d’image ; et en parallèle, avec un traitement de l’image très esthétique avec des couleurs chaudes, j’ai voulu mettre en valeur les corps enfermés, les montrer beaux pour les rendre dignes. C’est cet aller-retour entre la déshumanisation de la prison qui cadenasse les individus traités comme des objets et la survivance de l’humain au travers de la littérature, de la poésie, de la voix et de son « je » retrouvé, qui est au cœur de la mise en scène. Avec le chef opérateur, Boubkar Benzabat, nous avons cadré en 4K les corps et les visages de près pour créer une proximité sensorielle avec le spectateur, qu’il soit lui aussi autour de la table à écouter la lecture, qu’il participe et par cela s’identifie à eux, et ainsi effacer les barreaux qui nous séparent. La surveillante qui nous a accompagné pendant le tournage est une femme d’une grande humanité, appréciée de tous, tant des détenus que par ses collègues du personnel pénitentiaire. Elle m’a fait confiance et nous a ouvert les portes… sans elle le film ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. De nombreux plans qui étaient techniquement et logistiquement difficiles ont pu être réalisés ; je pense notamment aux plans d’ensemble sur la façade extérieure de la prison pris du toit du metz, le restaurant du personnel, ou encore le plan dans la cellule. Elle s’est vraiment investie dans le tournage comme un membre de l’équipe, avec de vraies qualités de régisseuse générale !
Entre les barreaux les mots a reçu le prix du Best Doc au Mediterranean Film Festival à Syracuse. Il est en salle au Cinéma le Saint André des arts à Paris jusqu’au 26 juin, puis continue sa carrière en régions et dans le monde dans les cinémas d’art et essai et les festivals.
La bande-annonce de "Entre les barreaux les mots" :