AlloCiné : Vous avez commencé votre carrière avec un cinéma documentaire expérimental. Depuis que vous faites de la fiction, chaque film semble plus accessible au spectateur que le précédent. Le percevez-vous ?
Sergei Loznitsa : Si c’est le cas, je suis ravi ! Je veux aussi féliciter le spectateur qui a l’impression que le message est plus simple et plus lisible ! (Rires) Ça montre aussi que le spectateur a fait l’effort, lui aussi, de gravir quelques marches vers une plus grande ouverture d’esprit. Je serais d’ailleurs moi-même ravi si j’étais capable de comprendre ce que j’ai tourné parce que, pour moi, c’est une sorte de gageure de le comprendre a posteriori. Je ne peux pas dire que je me fixe comme objectif, lorsque j’écris un scénario, de réaliser un film simple ou complexe. J’écris ce qui me vient au fil de la plume. Ensuite, quand je mets en scène, j’essaie simplement de faire les choses telles qu’elles viennent avec les acteurs, les décors…. Je n’ai pas pour objectif de simplifier ou de complexifier. Peut-être que je vais tout naturellement vers une simplification générale, mais je n’y ai jamais réfléchi. (Rires)
Aucun autre festival au monde n’a tant de qualités.
C’est votre premier Festival de Cannes sans être en compétition, mais en ouverture d’Un Certain Regard. Un honneur aussi, mais différent. Qu’est-ce que ça provoque, chez vous ?
Pourquoi je suis à Un Certain Regard et pas en compétition, il faudrait le demander à Thierry Frémaux. (Rires) Moi, en tout cas, j’aime beaucoup le Festival de Cannes. Hier, à la cérémonie d’ouverture, j’ai eu la chance de pouvoir faire venir toute mon équipe : mes acteurs, mes collaborateurs… Ils étaient enchantés de vivre cette fête cannoise et j’étais ravi de leur offrir ce cadeau. Ces minutes inoubliables donnent l’énergie nécessaire pour poursuivre son travail. Aucun autre festival au monde n’a tant de qualités. Pour ce qui est de la Compétition Officielle, ce n’est pas comme si j’avais une couronne sur la tête qui serait tombée. Peu importe. (Rires)
Dans vos films, le peuple est déshumanisé par l’autorité sous toutes ses formes. Pourquoi le mathématicien que vous êtes (de formation) s’intéresse-t-il tant à ce sujet ?
Les questions : "Qui suis-je ?", "Qu’est-ce que je fais ?" et "Où je me trouve ?" peuvent intéresser n’importe qui. Si je vois qu’autour de moi, le monde s’effondre, forcément cela me touche et me concerne. Je dois réagir d’une façon ou d’une autre pour préserver le monde qui me convenait jusqu’à présent et dont je constate qu’il est en train de se délabrer. Je ne vois pas de mission plus importante pour moi.
Cannes 2018 : Lars von Trier, Vanessa Paradis et Terry Gilliam rejoignent la sélectionLa propagande et la désinformation dans cette guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine sont au centre de Donbass. Quel est leur impact sur le conflit actuel, selon vous ?
Ce n’est pas simplement un impact politique, parce qu’on est aussi dans la théâtralisation. C’est presque une performance qui est présentée au peuple, comme Guy Debord l’a déjà souligné. Ça fait bien longtemps que la société du spectacle est installée. Elle a toujours existé, mais encore davantage à notre époque, maintenant que les moyens techniques nous permettent de mettre en scène notre quotidien. Toute personne équipée d’une caméra met en scène ce qu’il filme. Celui qui prend des images pense déjà immédiatement aux spectateurs. Peu importe qui filme quoi et comment : déjà un spectacle est créé.
Justement, ce dispositif a tendance à perdre le spectateur dans le conflit qui est au centre de votre film. On ne sait plus qui est qui.
Justement : toutes les informations qui sont présentées sont sujettes à une théâtralisation. La non-correspondance entre les faits et leur présentation est à l’origine même de cette façon biaisée de présenter les informations. Moi, peut-être que je veux servir la vérité ou la propagande. Quand je choisis un angle particulier, j’élimine nécessairement les autres et je mène le spectateur à ne s’intéresser qu’à cela. La politique de la guerre de l’information qui est menée par la Russie de Vladimir Poutine actuellement utilise tous les moyens les plus modernes pour agir sur les consciences dans le monde entier, en faisant passer l’information qui l’arrange pour la seule vérité.
Je ne sais pas comment Poutine voit l’avenir, mais il m’évoque le personnage de Macbeth. Shakespeare a décrit avec beaucoup de précision la structure du pouvoir.
Poutine est en train d´acquérir beaucoup d’influence sur le monde entier. Selon-vous, vers quoi nous dirigeons-nous ? Un retour à l’Union Soviétique ?
C’est une grande question. Je ne sais pas comment Poutine voit l’avenir, mais il m’évoque le personnage de Macbeth. Shakespeare a décrit avec beaucoup de précision la structure du pouvoir. Il peut y avoir deux solutions pour l’avenir. Soit, puisque les gens vivent vieux de nos jours, cela va durer encore longtemps jusqu’à un éventuel décès. Soit il peut y avoir un bouleversement, une révolution. Je ne pense pas au bouleversement de 1917, mais selon moi, l’arrivée d’une nouvelle figure charismatique au pouvoir reste envisageable. D’ailleurs peut-être que nous ne nous en rendrons même pas compte : Poutine sera encore là mais, dans l’ombre, quelqu’un d’autre tirera les ficelles…
Le cinéaste russe Kirill Serebrennikov ne sera pas à Cannes pour défendre son film L’Eté, sélectionné en compétition officielle, puisqu’il est assigné à résidence. Vos collègues peuvent-ils encore travailler normalement en Russie ?
Je ne peux pas parler pour eux car je ne vis pas en Russie. Mais si j’avais voulu tourner Donbass en Russie, je n’aurais jamais pu rassembler l’argent pour le faire. Les films de fiction sont beaucoup plus difficiles à monter et les refus sont fréquents. Pour les documentaires, qui demandent moins de budget, on continue d’en tourner de remarquables en Russie. Quant à Serebrennikov, on ne peut qu’avoir de la sympathie pour lui, d’autant que sa situation ne dépend que de la volonté d’un seul homme. On a l’impression d’être retournés au Moyen-Âge, à l’époque où un monarque absolu décidait pour tous.
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