L'action se déroule en grande partie dans le Parc de La Villette. Mais c'est aux portes des Buttes Chaumont que Stéphane Demoustier et son actrice Vimala Pons nous donnent rendez-vous pour évoquer Allons enfants, très joli film à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, avec un soupçon de conte de fées, dans lequel le metteur en scène filme sa fille Cléo et son fils Paul. Quatre ans après la sortie de son premier long métrage, Terre battue, et alors qu'il monte le suivant, La Fille au bracelet, il nous présente cet étonnant projet au sein duquel deux enfants se perdent au coeur de Paris.
AlloCiné : Dans la mesure où tu filmes tes propres enfants, y a-t-il du vécu dans le point de départ du film ? L'idée est-elle venue après les avoir perdus pendant un instant ?
Stéphane Demoustier : Ça n'est pas parti de vécu, mais probablement d'une catharsis. J'ai tellement eu peur que cela m'arrive qu'en faire un film est une bonne manière d'exorciser le truc, mais je n'ai jamais vécu ça.
Et c'est un film que tu as tourné en peu de temps.
Stéphane Demoustier : Oui, on a tourné pendant vingt jours, étalés sur quatre semaines, au mois d'août. On ne pouvait faire que deux petites sessions, longues d'une à deux heure(s) maximum, par jour, donc on tournait un peu le matin, un peu l'après-midi. De préférence en alternant. Et dans le même temps, nous avions un folie, l'une de ces maisons rouges de La Villette, dans laquelle nous avions une station de montage, donc j'ai pu voir un premier montage pendant le tournage, pour déterminer si les scènes fonctionnaient, puisque nous tournions chronologiquement.
J'avais une trame en tête, mais elle s'adaptait aux événements, car on ne maîtrisait pas grand chose avec les enfants. Et je voulais profiter de ce qu'ils allaient éventuellement proposer et que je n'aurais pas anticipé. Il y a donc eu ce montage en parallèle, tout au long du tournage, mais ça n'a pas empêché qu'il y ait un montage classique ensuite. Un premier travail avait néanmoins été fait pour compléter et ajuster.
Il n'y avait aucun dialogue écrit avec les enfants
On se pose effectivement la question de savoir s'il y avait beaucoup de dialogues écrits ou non.
Stéphane Demoustier : Il n'y avait aucun dialogue écrit avec les enfants. La seule scène qui a vraiment été écrite est celle avec le personnage de David, joué par Anders Danielsen Lie, où Vimala et lui avaient un texte. Mais les autres n'en avaient pas car les enfants sont incapables d'apprendre un texte. Il n'y avait pas de dialogue pour eux. Mais ça reste une fiction car il y avait une idée de dramaturgie et le gros des péripéties avait été prévu en amont. Filmer mes enfants faisait partie du désir de départ, je voulais aussi filmer Paris. Mais je tenais à ce que ce soit une fiction et pas un documentaire sur eux. Ils ont quand même une vérité presque documentaire car ils ne jouent pas à cet âge-là, ils sont. Mais ça s'inscrit dans une fiction.
On retrouve quand même un aspect documentaire dans le fait que le film ait été tourné avec une petite équipe, presqu'en mode "guérilla".
Stéphane Demoustier : C'est tourné en mode "guérilla", oui. Il y a une petite équipe mais les trucs se nourrissent les uns les autres. Nous avions peu d'argent donc il fallait une petite équipe, et il ne pouvait aussi en être autrement pour faire ce film. Pour filmer les enfants sans les perturber, il fallait être le plus invisible possible, donc on était trois ou quatre maximum : un mec à l'image, un mec au son, une assistante et moi en gros. Et comme je voulais filmer le Paris post-attentats, je ne voulais pas non plus que la caméra n'altère les choses. Il fallait donc que l'on soit presqu'invisibles, et à la fin on l'était à La Villette, car l'équipe était minuscule et on se fondait dans le paysage. Des raisons économiques et artistiques ont fait que le film s'est tourné ainsi.
En tant qu'actrice, a-t-il été difficile de calquer ton jeu sur les réactions des enfants ?
Vimala Pons : Non, pas du tout. Au contraire. Moi je ne suis pas d'accord avec cette idée selon laquelle les enfants et les chiens jouent hyper bien. C'est un plaisir de travailler avec Stéphane - et je fais comme s'il n'était pas là quand je te parle - car c'est un très grand directeur d'acteurs. Hyper bon et passionné par ça. Il est très rare de ne pas être castré, over dirigé, marionnettisé ou laissé dans le vide, et il y avait déjà un enfant dans ton premier long. Il y en a un aussi dans le prochain, dans tes courts aussi. C'est quelque chose de récurrent et je pense que ça se dirige comme un adulte. Il est arrivé que les enfants proposent des choses qui n'étaient pas bien, mais il les a vraiment dirigés.
Il y a parfois eu des heures de pleurs, de caprices, de chantage au bonbon et de moi qui n'en peux plus : c'est violent quand un enfant ne veut plus jouer avec toi. Violent dans l'affect, car [Cléo Demoustier] m'adorait, puis me détestait, puis m'adorait de nouveau…, même si ça n'était pas lié à moi mais à la situation. Il a été aussi présent pour moi que pour Anders, Cléo, Paul et tous les acteurs du film. Je me souviens d'avoir tourné un film avec un garçon de 8 ans, et il y avait d'autres difficultés car il avait conscience de jouer un petit garçon dans un film. Et il jouait au petit garçon, ce que le réalisateur lui demandait d'arrêter de faire.
Stéphane Demoustier : Avec des enfants qui sont jetés dans des scènes qu'on ne peut souvent pas refaire, car ils font les choses une seule fois et ne peuvent réitérer ce qu'ils viennent de faire, il faut que les autres acteurs jouent complètement le jeu. Et nous avons fait un travail tous ensemble pour emmener le film là où nous voulions qu'il aille. Autant moi, par la situation que je j'ai tenté de mettre en place au départ pour tourner la scène, ou la façon que Vimala va avoir de réagir et d'être présente pendant la scène, pour sentir là où l'enfant est susceptible d'aller et l'influencer. Mais finement.
Vimala Pons : Il est vrai que Cléo était parfois vraiment en train de chercher sa maison, pleurer ou dormir, et moi j'étais vraiment en train d'être excédée. En train de pleurer aussi, car triste qu'elle n'ait pas envie de jouer avec moi ce jour-là.
Stéphane Demoustier : Le personnage que joue Vimala est submergé par cette rencontre. Et la situation du tournage nous submergeait parfois. Mais je me rendais compte que c'était très précieux, que ça nous servait beaucoup. C'était évidemment brutal pour les uns et les autres, et notamment pour Vimala avec les volte-face que pouvait faire l'enfant, mais ça nourrissait complètement le film.
Le moteur, c'est les natures que je veux, les personnes avec qui j'ai envie de passer du temps et travailler, les artistes que j'aime bien
A-t-il été compliqué de les faire changer de direction pour s'adapter à divers imprévus, comme lorsque les personnages se retrouvent au milieu de chasseurs de Pokemon ?
Stéphane Demoustier : Les Pokemon interviennent plus comme un élément de fond qui participe au paysage général du film, qui a parfois des côtés apocalyptiques avec ces hommes en armes ou ces adultes transformés en zombies. Les chasseurs de Pokemon étaient tellement nombreux et présents à La Villette qu'ils habitent certains plans, et j'en ai gardé quelques-uns. Mais il n'y avait pas d'interaction entre les enfants et eux, sauf au début, lorsque Cléo et l'homme au bâton sont immergés parmi eux : elle n'avait pas conscience de tourner une scène, elle vivait une situation. À un moment, cette situation c'était d'être avec cet homme et d'aller là où le coeur leur en disait. Et il se trouve que c'était au milieu des Pokemon GO.
Est-il plus simple de diriger ses propres enfants ? Ou plus compliqué car ils avaient une autre image de toi ?
Stéphane Demoustier : C'est les deux. C'est un avantage car je les connais et je sais ce que je peux aller chercher avec eux, puis car le cinéma est une affaire de désir et que j'avais envie de les filmer. Mais c'est beaucoup plus compliqué car eux aussi me connaissent et ne me craignent pas autant qu'ils craindraient quelqu'un de l'extérieur. Ils connaissent aussi mes failles donc le rapport d'autorité n'est pas si simple. Mais je n'ai pas raisonné en termes d'avantage et d'inconvénient : j'avais envie de les filmer et de faire un film avec eux, donc tant pis si c'est plus compliqué.
Comme tu filmes beaucoup à hauteur d'enfant, Vimala tu te retrouves à jouer...
Vimala Pons : Avec mes fesses. Et pas le jean le plus avantageux du monde (rires)
J'allais dire le bas du corps. Mais tu parviens à faire comprendre tes expressions sans voir ta tête. As-tu immédiatement eu conscience de ce défi sur le plateau ?
Vimala Pons : Oui bien sûr. À partir du moment où Stéphane et Sylvain Verdet [le chef opérateur, ndlr] ont mis en place ce dispositif que je trouve extrêmement intelligent, car il me rappelle les cartoons dans lesquels tu as uniquement les jambes des adultes et te permet de te retrouver à hauteur d'enfant, ce qui ne nous est pas arrivé depuis très longtemps. Et aussi d'éviter tous les regards caméra. C'est moi qui les prenais, mais pas tant que ça non plus car les caméras sont plus petites. Quelques gens se demandaient ce que l'on faisait, mais au final...
Stéphane Demoustier : Le dispositif était tellement léger qu'ils pouvaient croire que c'était un truc amateur, donc ça limitait les regards caméra.
Vimala Pons : Et ça m'aidait aussi comme lorsque je demande à des personnes si elles ont vu la maman de la petite fille. En réalité je parlais dans le vide.
Stéphane Demoustier : Mais j'ai fait attention à ce que Vimala ne soit pas qu'un bas de corps, et j'ai filmé sa rencontre avec Cléo avec une idée de contamination, de porosité entre les deux. À un moment, le présent de Cléo ça devient d'être avec Louise, donc c'est normal qu'elle existe aussi. J'ai même fait en sorte que son point de vue existe car le rapport entre Cléo et Louise s'inverse un peu, et on en vient à se demander qui est plus utile à l'autre, alors que ça paraissait clair au début. La rencontre fait que les deux personnages vont exister.
Être à la hauteur des enfants, rentrer dans leur imaginaire et leur poésie
Vimala Pons : Et si les costumes sont un peu bizarres, c'est qu'on a essayé de faire une silhouette bizarre avec un truc que j'avais acheté en Angleterre, des chaussures qui viennent de Grèce, un jean qui appartenait à la femme de Stéphane. On ne voulait pas faire un truc sexy. Je sortais du tournage des Garçons sauvages donc mes cheveux repoussaient et j'avais l'air d'une teufeuse.
Stéphane Demoustier : Les costumes participent évidemment à la recherche du personnage. Et comme nous avions peu d'éléments sur elle, sa façon de s'habiller allait être extrêmement importante. Mais j'ai l'impression qu'on cherchait un truc indéfinissable, un tout petit peu étrange mais pas trop sinon ça devient quelqu'un de bizarre. L'idée était que l'on ait du mal à déterminer d'où elle était, avant de découvrir qu'elle est un peu flottante.
Vimala Pons : J'avais aussi ce bracelet du Festival des Nuits Secrètes, que j'ai gardé et qui faisait bracelet d'hôpital. Ce sont de tout petits détails.
On se demande en effet si ce bracelet a une importance dans la narration, pour le personnage.
Stéphane Demoustier : C'est une étrangeté qu'on a assumée oui. Mais c'est le hasard car je t'ai vue avec ce bracelet que tu as demandé à garder.
Vimala Pons : Ça donne du hors-champ au personnage.
Et cette étrangeté participe à l'ambiance de conte de fées que l'on retrouve aussi avec ces enfants perdus en forêt.
Stéphane Demoustier : La proposition du film est de d'être à la hauteur des enfants, et donc de rentrer dans leur imaginaire et leur poésie. Et donc d'être dans le conte de fées, qu'on le veuille ou non. Ce qui m'intéressait, c'était le contraste entre ça et le réel qui est présent. Ancrer le conte dans le réel, c'était ça le pari du film, donc j'ai passé du temps en montage à doser l'un et l'autre. La dimension de conte me plaisait mais je ne voulais pas faire exclusivement ça. Grâce à leur imaginaire, les enfants nous emmènent ailleurs, ils ont une poésie et une manière de raisonner que j'avais envie d'embrasser le temps du film.
Pourquoi avoir choisi que Vimala compose la musique du film, ce qui est une grande première ?
Vimala Pons : J'avais fait un spectacle [GRANDE, ndlr] avec mon partenaire Tsirihaka Harrivel. C'est un spectacle de performances et de cirque, où on joue de la musique en live. Et quand Stéphane est venu le voir, il m'a dit qu'il souhaitait ancrer son film dans un univers sonore semblable au nôtre. Pas le même, mais nous sommes partis des mêmes instruments, et notamment des synthétiseurs.
Stéphane Demoustier : Ce ne sont pas les mêmes musiques que dans le spectacle, mais c'est la même couleur. J'étais en plein montage quand j'ai vu le spectacle, et j'y allais juste pour le voir, pas dans cette optique musicale. La musique m'a interpellé, et ils ont vraiment composé scène par scène. J'avais identifié les endroits où j'avais besoin de musique et nous sommes tombés d'accord. Ce qui a rendu les choses faciles c'est que nous étions sur un territoire commun : nous arrivions à parler du film, car nous avions un rapport organique à celui-ci. Et j'ai donc eu quelqu'un qui savait ce qu'il fallait composer, alors que j'avais expérimenté d'autres choses sans y arriver avant.
Pourquoi avoir choisi ce titre, "Allons enfants", qui est très connoté ?
Stéphane Demoustier : Je voulais que ce soit un film sur mes enfants, mais aussi qu'il parle du monde d'aujourd'hui. Le fait que l'on pense à La Marseillaise me convient car ça convoque quelque chose qui est plus grand que la stricte sphère privée. Et puis je trouve que c'est beau "Allons enfants", surtout si l'on fait abstraction de La Marseillaise, car c'est une belle phrase. Il y a un mouvement, un truc. C'est un titre qui est arrivé assez tard, pendant le montage, mais quand je l'ai trouvé, il y a eu une évidence. Donc je me suis dit allons-y.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 6 avril 2018