C’est un fait divers qui va inspirer à Abel Ferrara la trame narrative d’un de ses plus célèbres films : Bad Lieutenant. En 1982, dans le quartier d’East Harlem à New-York, une nonne est violée par deux jeunes hommes. A la lecture des mémoires de Bo Dietl, le détective qui réussit à retrouver les coupables, le cinéaste voit l’amorce d’un film sur un flic corrompu, moralement inexcusable, qui trouve le chemin de la rédemption en enquêtant sur un viol similaire.
En effet, le lieutenant d’Abel Ferrara, qui ne porte pas de nom – comme la plupart des personnages du film, est appâté par la récompense promise par la paroisse de la victime à celui qui retrouvera les coupables. Cette prime permettrait à ce héros trash d’effacer quelques lourdes dettes de jeu. Dans le fait divers d’origine, la rumeur d’une mise à prix avait aussi circulé.
Abel Ferrara confie à son amie comédienne et mannequin Zoë Lund (la star de son deuxième long métrage L'Ange de la vengeance) le soin d’écrire un premier jet de cette histoire. Il pense alors en confier le premier rôle à Christopher Walken qui avait brillé dans son précédent long métrage, The King Of New York. Pas de chance : après avoir accepté, Walken se désiste quelques jours avant le début du tournage.
Le maigre scénario est alors envoyé à Harvey Keitel qui, lassé de ne tourner que des seconds rôles, cherche un film à sa mesure. Le comédien interrompt sa première lecture tant le film lui déplait. La reprenant malgré tout, il comprend qu’il s’agit d’un film sur la rédemption et s’intéresse peu à peu au personnage principal.
Grâce au producteur Edward R. Pressman, Harvey Keitel et Abel Ferrara obtiennent une maigre somme qui leur permettra de tourner le film en dix-huit jours seulement, dans les rues du Bronx, de Manhattan et du New-Jersey. Mais le réalisateur n’a pas l’intention de gaspiller de l’argent ni de demander des autorisations de tournage officielles. Les trois semaines de prises de vue se feront à la manière du cinéma-guérilla, à la sauvette.
Ken Kelsch, le chef opérateur du premier film d’Abel Ferrara (le très dérangé The Driller Killer) est de retour derrière la caméra. Il doit parfois tourner des scènes dans une véritable boîte de nuit, avec la lumière ambiante. C’est également dans cet esprit que les comédiens doivent improviser quasiment toutes leurs scènes et tous leurs dialogues, le scénario ayant été présenté aux producteurs ne contenant qu’une trame narrative globale. Pour Abel Ferrara, l’idée de coucher sur papier un tel film en quatre-vingt-dix pages n’avait aucun sens.
Comme Chris Pine et Ryan Reynolds, ils ont osé le nu frontal au cinéma !Harvey Keitel, adepte de la fameuse méthode Stanislavski, reste dans son personnage de lieutenant corrompu, voleur, drogué et violent pendant les dix-huit jours du tournage. Dans une scène, la scénariste Zoë Lund (consommatrice de drogues notoire) administre une dose d’héroïne au comédien. Si les sources divergent sur la nature du produit contenu dans la seringue d’Harvey Keitel, Abel Ferrara a confessé depuis s’être shooté à l’héroïne avec Zoë Lund pendant la conception de Bad Lieutenant.
Egalement pour produire un long métrage avec le moins de moyens possible, les figurants sont sélectionnés parmi les proches de l’équipe. La fille du lieutenant est la véritable fille d’Harvey Keitel (Stella Keitel). Quant à la nounou qui la gardait, on la retrouve dans une scène culte ou Keitel se masturbe devant deux jeunes femmes dans une voiture qu’il menace de verbaliser. Même Bo Dietl, le véritable détective à l'orgine de cette histoire, joue un petit rôle de flic.
Trash au cours de son tournage comme dans son contenu, Bad Lieutenant a affronté une multitude de problèmes avec la censure de nombreux pays. C’est particulièrement son édition vidéo qui en a été la victime. Dans la scène du viol, le titre "Signifying Rapper" de Schooly D initialement prévue a dû être remplacé par une musique d’orgue, les droits n’ayant pas été acquis.
Le film sort interdit aux moins de dix-sept ans aux Etats-Unis (NC17), interdit aux mineurs en Grande-Bretagne et interdit aux moins de seize ans en France. L’édition vidéo britannique subit d’ailleurs de rigoureuses coupes pendant la scène du viol ainsi que pendant la prise d’héroïne.
Drogues, improvisation, censure, problèmes de droits, tournage illégal, Harvey Keitel au sommet de son art… Pas étonnant que, vingt-cinq ans après sa sortie, Bad Lieutenant soit considéré comme le chef d’œuvre d’Abel Ferrara. Zoë Lund n’aura pas profité longtemps de sa légende : elle succombe à une overdose de cocaïne le 16 avril 1999 à Paris. Elle était l’ex-femme de Robert Lund, qui s’apprêtait alors à vivre une autre histoire pas moins sordide…
Découvrez la bande annonce de Bad Lieutenant d'Abel Ferrara avec Harvey Keitel