AlloCiné : Votre dernier film, Le Crime de l’Orient Express, débarque en France le même jour que le nouvel épisode de Star Wars. La compétition vous fait peur ?
Kenneth Branagh : Je pense que je peux dire sans crainte que, même si j’adore mon film, les Français seront plus nombreux à aller voir le nouveau Star Wars. Mais je voudrais qu’ils ne renoncent pas pour autant au Crime de l’Orient Express. J’espère que nous pourrons offrir une contre-programmation plaisante à Star Wars, que j’irai moi aussi voir avec plaisir ce jour-là. Notre film sera là tout au long les vacances de fin d’année ! Les gens me disent – tout comme je l’ai pensé moi-même – qu’il y a quelque chose dans ce Crime de l’Orient Express qui épouse bien la forme d’un film d’hiver. L’histoire se déroule au cœur de l’hiver 1934 ! Et tout le monde peut y aller en famille, se sentir convié. Un ami très cher m’a dit, l’autre jour : "Disney l’a emporté sur l’industrie du cinéma". Si on creuse dans ce sens-là, c’est en réalité Star Wars qui l’a emporté sur l’industrie du cinéma. Alors nous courbons l’échine, nous ne sommes pas à la hauteur, mais nous sommes très fiers de prendre notre juste place qui sera, je l’espère, en deuxième position.
Les deux projets sont différents : Star Wars est un blockbuster qui mise sur le spectaculaire. Votre film repose sur une facture classique et une distribution quatre étoiles. Ce sont peut-être deux manières de faire des films qui peuvent cohabiter ?
Absolument ! Je pense d’ailleurs que l’univers de Star Wars a été un véhicule pour de nouvelles approches scénaristiques à la manière des écrits de Joseph Campbell. Cette saga fut la première à comprendre ce que pouvait donner un univers cinématographique interconnecté d’une telle envergure. Star Wars est un accomplissement majeur qui mérite d’exister parallèlement à toute autre aventure cinématographique. On y trouve aussi des trajectoires mythologiques classiques qui ont inspiré la plupart des romans d’Agatha Christie.
Christopher Nolan m’a aidé à jouer en me faisant comprendre comment en faire le moins possible, en éliminant tout le superflu et en se concentrant l’absolu nécessaire.
On vous a vu, cette année, dans Dunkerque de Christopher Nolan. Vous y incarnez vraiment l’âme britannique, c’est sans doute un de vos plus beaux rôles.
C’est amusant que vous le présentiez comme ça. Christopher Nolan m’a offert le rôle du Commandant Bolton. Il incarne une facette du comportement britannique – ou plutôt du comportement humain – qui exprime un stoïcisme silencieux et un calme face au stress, alors qu’il subit les difficultés de cette situation complexe. C’était vraiment un grand privilège d’être choisi pour jouer dans un film de ce réalisateur. C’est un chef d’œuvre réalisé par un grand maître. Une épopée, qui repose sur un travail d’horloger. Le dialogue est réduit au strict minimum. Peu de gens parlent et disent peu de choses. Tout est très cinématographique. Christopher Nolan m’a aidé à jouer en me faisant comprendre comment en faire le moins possible, en éliminant tout le superflu et en se concentrant l’absolu nécessaire. C’était flagrant que mon personnage, comme ceux de Tom Hardy ou de Fionn Whitehead, étaient chacun une facette de ce qui constitue tout homme, britanniques ou pas. Mais le film ne mentionne presque pas ni les nazis, ni les Français. Il se concentre sur autre chose : c’est un drame historique, une épopée universelle. J’étais très fier d’en faire partie.
Thor: Ragnarok vient de faire un carton dans le monde. Vous avez réalisé le premier et produit le deuxième. Votre aventure avec Marvel est finie, pour le moment. Comment l’avez-vous vécue ?
Ce fut un moment très important, dans ma vie. Thor a été une transition : je suis devenu un réalisateur capable de chapeauter des projets d’une plus grande ampleur. J’étais justement en contact il y a quelques jours avec Kevin Feige, le patron des Studios Marvel. Il m’a dit son plaisir à réutiliser, à la fin de ce troisième volet, le thème de Thor que Patrick Doyle avait composé pour mon film. Je ne l’ai pas encore vu, mais j’ai hâte! On m’a vraiment laissé carte blanche, à l’époque. Le premier est sorti à un moment, dans la vie du MCU, où on ne savait même pas ce qui allait advenir de ces quatre premiers films et où le ton s’ajusterait pour Thor, qui est vraiment un gros morceau ! Des mecs en armures qui font du cheval sur un pont en arc-en-ciel à travers la galaxie… C’était un concept difficile à vendre. Il ne fallait être ni grotesque, ni paresseux, ni naïf. En plus, c’est un film qui met son héros dans une situation où il est comme un poisson hors de l’eau, dans une ville sortie d’un western, ce qui pouvait amener de l’humour et de l’action à la fois. Je suis heureux de voir que ce film a offert à la saga des premières intentions dans lesquelles s’engouffrer. Ils ont réussi à emprunter des chemins inattendus dans les deux suivants. Si j’étais resté à la barre, ça aurait été très différent et je préfère être surpris par ces nouvelles versions. J’adore Taïka Waititi et je suis aussi très content de voir que les talents d’acteur de Chris Hemsworth dans un registre léger soit autant exploités que ses capacités plus dramatiques.
Le Crime de l'Orient-Express : le casting répond à notre quiz sur Johnny DeppChez Disney, on aime aussi faire des adaptations en live-action. Vous vous êtes occupé de Cendrillon, qui a bien fonctionné au box-office. Cette année, La Belle et La Bête a totalisé plus d’un milliard de dollars de recettes, soit le double de votre film. Comment l’expliquer ?
C’est compliqué à analyser. J’ai signé des films que personne n’a vus ou presque, vous savez. Alors déjà, un public qui représente un demi-milliard de dollars, c’est de la folie. Cendrillon n’était pas un film musical, ce qui peut faire une sacrée différence, chez Disney. Mais le studio m’a été très reconnaissant car grâce à mon film ils ont senti qu’avec la créativité nécessaire, ils pouvaient se tourner à nouveau vers les classiques qui ont fait leur réputation, tout en innovant. J’ai eu Sean Bailey, le patron des productions Disney, au téléphone hier. On s’étonnait de la réaction des gens qui se reposent sur la mémoire collective. Ils ont tous dit qu’on avait raconté Cendrillon de la façon la plus classique et fidèle au film d’origine. Pas du tout ! Il y a un prince, des parents, un nouveau regard sur le contexte… Je suis d'ailleurs très content qu’on ait trouvé mon travail fidèle à la source. Mais ce que j’aime surtout dans ce film c'est qu’il réussit quelque chose que je cherche souvent : les performances des acteurs étaient très justes, subtiles, fortes et convaincantes. Aucun n’a joué comme dans un conte de fées. Tous y ont mis l’humanité que j’aime retrouver à l'écran. C’était une belle expérience pour moi, vous savez : quand on travaille depuis aussi longtemps, on est très heureux de voir tous ces gens s’intéresser à ce qu’on fait. C’est aussi simple que ça.
On a tous douté du MCU. Donc je pense que le Dark Universe n’a pas dit son dernier mot. Avec un seul film, il est encore trop tôt pour se prononcer.
Cette année, le studio Universal a encore essayé de relancer son Dark Universe avec La Momie, sans succès. En 1994, Frankenstein fut aussi votre premier échec. C’est une malédiction ?
C’est bizarre. Quand j’étais petit, ça avait plutôt le vent en poupe. Le Loup-Garrou, Dracula, les grandes têtes d’affiche du genre : Bela Lugosi, Boris Karloff, Lon Chaney Jr… Comme on dit souvent à Hollywood : "Il y a de l’or dans ces montagnes", cette célèbre citation de Mark Twain dans "Le Prétendant américain". Il faut reconnaitre que je n’y ai pas trouvé d’or, moi. Je crois qu’on était un peu en avance sur l’époque. Deux ans plus tard, on aurait eu pu faire une meilleure créature. C’est drôle, parce que le Dark Universe de Universal devrait fonctionner. On sent tout de suite à quel point il s’agit d’un monde cinématographique fantastique et sombre. En même temps, quand j’ai fait Thor, Marvel venait de se casser les dents sur Hulk. Ils avaient des craintes sur Captain America et n’étaient pas à l’aise du tout avec Thor. Et pourtant, les quatre premiers films ont été les piliers de tout le reste. Ce que je veux dire, c’est que pendant un moment, on a tous douté du MCU. Donc je pense que le Dark Universe n’a pas dit son dernier mot. Avec un seul film, il est encore trop tôt pour se prononcer.
Nous célébrons les vingt ans de Hamlet, souvent considéré comme votre chef d’œuvre. Vous y mettiez en scène Robin Williams et Richard Attenborough, qui nous ont quittés à quelques jours d’écart, en 2014. Pouvez-vous nous parler d’eux ?
Je peux vous parler d’eux sur ce tournage, absolument. Ils là tous les deux pour la dernière scène du film. Mais, comme tout le monde avait des obligations, j’ai dû tourner leurs interventions séparément. Et, pour qu’ils soient bons, il faut passer un peu de temps avec eux. J’avais déjà travaillé sur un autre film avec Robin Williams [Dead Again, ndlr], je l’aimais énormément. Il était si libre et drôle quand il jouait Shakespeare. Il était de l’école Juilliard où il s’était initié à Shakespeare. Nous avons tourné un jeudi et un vendredi. Le samedi, à cinq ou six heures de l’après-midi, il m’a téléphoné. Sur le ton d’un homme très vulnérable, il m’a demandé ce que j’avais pensé de son interprétation. Je lui ai dit que c’était formidable ! J’ai senti dans sa voix qu’il était soulagé, mais fragile et seul. Il était venu à Londres sans ses proches. Je l’ai invité à dîner le soir-même, du coup, mais il ne voulait pas me déranger. Je l’ai pourtant assuré que s’il le souhaitait, une place à ma table lui était réservée. Il a préféré se rendre à une scène ouverte pour faire un peu de stand-up. Il sentait qu’il devait entretenir ça, même si ça le terrifiait. Je repense à lui, seul à Londres, qui se soumettait constamment au défi. Richard Attenborough, je me souviens surtout de sa patience à mon égard. Et, ce qui m’a le plus surpris : le jour où il est arrivé sur le plateau, il connaissait tout le monde. La régie, les éclairagistes… Tout le monde. Il incarnait toute la noblesse de l’industrie cinématographique britannique. Et puis il connaissait son texte, évidemment, mais il voulait le jouer à la perfection. Il prenait des notes. Il a abordé son rôle avec une simplicité exemplaire.
L’année 2017 est aussi celle des trente ans de la création de votre propre troupe théâtrale, la Renaissance Theatre Company. Quel souvenir en gardez-vous ?
L’année 1987 fut une année transitoire, où tout était possible, et presque une année miroir avec 2017. Une année d’activité théâtrale intense pour la première, une année d’activité cinématographique intense pour la seconde. En 1987, nous avons entamé une longue année de travail qui s’est conclue avec une série de représentations dans le West End de Londres, avec un répertoire de Shakespeare. On a tout bouclé le dernier samedi d’octobre. Et le premier lundi de novembre, tous les acteurs de la troupe se sont pointés aux studios de Shepperton pour commencer le tournage de Henry V. Il y a un an, nous avons bouclé une année de représentations théâtrales dans le West End, à nouveau, où nous avons joué Roméo et Juliette, Le Conte d'hiver avec Judi Dench et nous avons terminé par Le Cabotin de John Osborne le samedi 10 décembre. Le jeudi suivant, nous avons débuté le tournage du Crime de l’Orient Express avec la plupart des gens de la troupe. Soit c’est le temps qui a bouclé sa boucle, soit c’est nous qui n’avons pas changé de méthode. Mais c’est vrai que les deux bouts des trente années qui viennent de passer ont de drôles de similarités.
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