AlloCiné : Qu'est ce qui vous a donné envie de faire Isola, ce film envoûtant mais se situant dans le contexte très dur de la réalité des migrants ?
Fabianny Deschamps : L'impulsion qui m'a donné envie de faire le film est venue de la crise migratoire qui sévissait durant l'été 2014 et de la façon dont les médias de masse traitaient des naufrages en méditerranée. J'ai été très choquée de constater combien la portée des images était anesthésiée, désincarnée par la vélocité de l'information-spectacle. Je me suis demandée pourquoi je n'étais pas touchée par ces images terribles qui me paraissaient si lointaines et pourtant si proches. Pour moi le politique et l'esthétique sont liés. L'idée du film est née à Cannes quand je présentais New Territories, un film que j'ai tourné en Chine avec Yilin Yang. Toutes les deux, nous regardions les actualités, ce qui se passait à Lampedusa et nous nous sentions dans une espèce de fureur, agressées, impuissantes mais mues par le désir d’agir plus que de témoigner. J'ai tout de suite eu envie d'aller à Lampedusa filmer ces débarquements plus comme citoyenne qu’une artiste. Mais comment rendre leur puissance à ces images, perdues d'une certaine manière, pour qu'elles retrouvent enfin leur impact, leur contenant ?
Là j'ai eu l'idée du film, d'intégrer des images documentaires à la trame d'un conte parfaitement non naturaliste. J'avais déjà expérimenté dans New Territories l'élaboration d'une fiction à partir d'une matière documentaire mais avec Isola c'est un choix plus radical où je tente de faire coexister un conte dans l’actualité. La distanciation amenée par le conte construit un écrin qui nous permet de recevoir dans un état émotionnel différent les images documentaires. Tout le dispositif artificiel fictionnel du film est très nourri par un langage poétique et une singularité qui nous permet de voir vraiment ces images d'actualité, de débarquement. Le conte permet également de décontextualiser historiquement cette actualité, pour inscrire ces images de débarquement d'exode, de sauvetage dans une dimension plus globale, plus mythologique.
Le pari difficile inconfortable dérangeant pour les spectateurs et pour moi (mais je pense que c'est cet endroit qui m'intéressait) c'est de mettre en collusion l'âpreté des images documentaires avec un univers poétique très décalé du réel, une fiction théâtralisée qui a son propre langage. Finalement tout aussi farfelue que soit la fiction dans le film, ce qui est le plus surprenant, sidérant, "surréaliste", c'est l'actualité, le réel. La fiction construit un état particulier pour recevoir ces images et notamment la scène finale. J'ai l'impression d'avoir écrit tout le film pour cette scène de débarquement où on voit les gens identifiés, photographiés avec des numéros sur les poignets. Le film doit nous amener à une émotion juste devant ce défilé de visages, qu'on ne les regarde pas comme des migrants, ce mot valise très vilain qui ne veut rien dire, mais qu'on les voit comme des êtres humains, des visages familiers, ça pourrait être mon voisin de palier, ma tante, ce gamin qui habite en face de chez moi…
"Isola" a-t-il été difficile à produire ?
Isola, de par le pari formel du film et le fait également qu’il soit tourné en trois langues à l’étranger, était par essence un projet difficile à produire, car creusant son sillon formel hors norme, proposant un mélange dérangeant. Comme New Territories, le film est intégralement en langue étrangère, ce qui rend son financement très compliqué. Il a quasi intégralement été financé en fonds propres – à part l’aide à l’écriture de la Basse Normandie. J’ai travaillé avec l’équipe de production avec qui je collabore depuis mon premier court métrage il y a 18 ans, Nathalie Trafford de Paraiso Productions ainsi qu’avec Pomme Hurlante Film en coproduction avec Audimage (producteurs de New Territories), Magnolia Films et Mactari. Faire un film dans ces conditions, rapidement, relevait d’un choix politique. Par son sujet, le film aurait pu trouver des financements, mais il y avait une urgence à donner de la visibilité à ces débarquements de migrants en Italie. Il fallait faire vite pour pouvoir filmer cette actualité. Il y a trois ans nous étions à Cannes pour New Territories, tout de suite après j’ai écrit Isola, en deux semaines, et quatre mois plus tard nous commencions à le tourner. Si nous avions voulu avoir des aides, je serai sûrement en train d’écrire une énième version du scénario en espérant le financer.
Travailler dans un cadre de production affranchi des institutions est peut-être un poids mais c’est surtout un luxe. J’ai pu conserver la liberté formelle que j’avais acquise avec New Territories puisque j’étais délestée du devoir d’écrire un scénario calibré pour les commissions de financement. En travaillant sur l’instant, avec l’actualité, nos émotions et nos intuitions, j’ai essayé de retrouver l’aspect spontané du geste artistique, avec ses imperfections, ses fragilités. Penser un projet pendant cinq ans en impacte nécessairement la forme. Car il n’y a pas uniquement les pressions externes pour trouver les financements, il y a aussi le cheminement intérieur et le désir. Isola s’est fait en deux ans, c’est extrêmement rapide.
Travailler dans un cadre de production affranchi des institutions est peut-être un poids, mais c’est surtout un luxe.
Pour moi ça n’aurait pas eu de sens de le porter pendant des années. Il y a eu deux tournages, avec un écart d'un an, d'une part pour trouver de l'argent et pour laisser à Yilin Yang le temps d'avoir son bébé. On a tourné le film en 14 jours, deux fois 7 jours donc il y a quelque chose de l'ordre de la performance artistique dans cette urgence à tourner. Le premier tournage était surtout consacré aux parties documentaires et le second aux parties fictionnelles. Ce temps a permis de digérer les rushs, les images déja tournées, et de travailler sur ce que j'avais ressenti confrontée à la violence de ce qui se jouait alors en Sicile .
Qu'est-ce qui vous a motivé par rapport au choix de la comédienne principale Yilin Yang qui était déjà dans votre précédent film "New Territories" ?
Isola est une île imaginaire, déposer sur cette ile méditerranéenne comme par magie un personnage venant des antipodes, de fait illégitimes, absurdes permet immédiatement de poser la dimension du conte et assumer la facticité onirique du récit. Yilin yang, taïwanaise, y interprète une chinoise perdue. Ainsi, l’île de par l’entrecroisement culturel entre orient occident qu’elle recueille sur ces terres devient un petit théâtre du monde où la petite et grande histoire vont pouvoir se déployer. Je voulais écrire un film pour Yilin Yang. L’avoir intégralement retirée de l’image dans New Territories, alors qu’elle en est l’une des protagonistes, a créé chez moi une frustration tellement grande que j’ai voulu écrire un rôle pour elle. C’est une comédienne formidable. Quand je l’ai rencontrée pour New Territories j’ai tout de suite su que c’était elle. Je n’ai pas eu besoin de l’auditionner, prendre un café avec elle a suffi. Comme dans une rencontre amoureuse, ça a été un coup de cœur, une évidence. Nous parlons très peu dans le travail, nous n’en avons pas besoin car nous sommes dans une sorte de fusion qui fait qu’on se comprend instinctivement. Yilin est une femme très courageuse et déterminée, une vraie guerrière ! Elle est très différente de son personnage, candide, naïf. Elle est taïwanaise et vit en France depuis dix ans, où elle travaille beaucoup en tant que comédienne, pour le théâtre, la télévision, le cinéma (avec toutes les limites que rencontre un comédien asiatique vivant en Europe). Vivre en Europe était le projet de sa vie, elle s’est donné les moyens de le réaliser.
Quels ont été vos principaux choix esthétiques et techniques et pour quelles raisons ?
Comment rendre leur puissance à ces images d’actualité, perdues d'une certaine manière, pour qu'elles retrouvent enfin leur impact, leur contenant ? Là j'ai eu l'idée du film, d'intégrer des images documentaires à la trame d'un conte parfaitement non naturaliste. J'avais déjà expérimenté dans New Territories l'élaboration d'une fiction à partir d'une matière documentaire mais avec Isola c'est un choix plus radical où je tente de faire coexister un conte dans l’actualité. La distanciation amenée par le conte construit un écrin qui nous permet de recevoir dans un état émotionnel différent les images documentaires. Tout le dispositif artificiel fictionnel du film est très nourri par un langage poétique et une singularité qui nous permet de voir vraiment ces images d'actualité, de débarquement. Le conte permet également de décontextualiser historiquement cette actualité, pour inscrire ces images de débarquement d'exode, de sauvetage dans une dimension plus globale, plus mythologique.
Le pari difficile inconfortable dérangeant pour les spectateurs et pour moi (mais je pense que c'est cet endroit qui m'intéressait) c'est de mettre en collusion l'âpreté des images documentaires avec un univers poétique très décalé du réel, une fiction théâtralisée qui a son propre langage. Finalement tout aussi suréaliste que soit la fiction dans le film, ce qui est le plus surprenant, sidérant, c'est l'actualité, le réel. La fiction construit un état particulier pour recevoir ces images. Le personnage de Dai porte le film et contient l’allégorie de tous les migrants. Tout se raconte par son expérience individuelle de personne décalée, perdue sur cette île, cette tour de Babel où les gens ne peuvent pas communiquer. « Isola » veut dire « île » en italien mais ça veut aussi dire « seul ». La solitude de Dai est celle de tous les migrants. Je ne voulais pas parler uniquement d’eux mais rendre compte d’un climat effrayant plus général, celui du monde en marche. Je me suis demandé pourquoi ces images qu’on voit tous les jours à la télévision, de débarquements, de naufrages dramatiques, pourquoi elles ne nous atteignaient pas.
Il est impossible de tourner une fiction dans des zones militaires et des centres de rétention, nous avons dû ruser.
Je voulais que la fiction permette de réapprendre à voir le réel. Dai semble avoir été déposée comme par magie dans un monde qui ne lui appartient pas. Elle est d’une naïveté qui confine à la folie, mais pas la sienne, celle du monde en son entier. Mon pari était qu’en regardant le drame des migrants à travers son regard si singulier, à la manière du Candide de Voltaire, on parvienne à voir vraiment la violence de ces événements, et que les migrants ne soient plus un mot-valise désignant une masse désincarnée, mais des gens. Tout simplement des gens. Dans la dernière scène de débarquement, Dai est littéralement leur miroir, les flashs des photos qu’on prend d’eux se réfléchissant sur elle. Le point de vue de cette scène n’est pas celle du metteur en scène ni celui de la protagoniste, ce sont ces gens, ce sont eux qui nous regardent. La séquence est frontale, avec des contrechamps de Dai qui regarde la caméra, qui nous regarde. À ce moment, la fiction et la violence du réel fusionnent, et on retrouve la fantasmagorie de la catastrophe, cette fin d’un monde, qui anime Dai tout au long du film. Dans cette scène c’est l’humain, l’humain seulement, qui m’intéresse. Dans la première scène de débarquement, je voulais montrer le protocole autoritaire, dans lequel on reconnaît un champ lexical proche de ce qu’on a connu pendant la Seconde Guerre mondiale : rétention, classification, identifications…
Il y a dans ces scènes quelque chose d’un fascisme qui se déploie. Le film est traversé par la menace autoritaire, à laquelle on est actuellement confrontés en Europe, avec les portes qui se referment, la montée des protectionnismes idéologiques, de l’extrême-droite. Le premier débarquement est presque traité comme de la science fiction, comme si le plus invraisemblable n’était pas la fiction (toute surréaliste qu’elle soit ici) mais la réalité. La première fois que j’ai assisté à une telle scène, je savais comment ça se passait, comme tout le monde j’avais vu les images, je m’étais documentée, mais devant cette réalité je me suis dit « ça n’est pas possible ». Huit cent personnes qui se déversent, enfants, nouveaux nés, femmes enceintes, qui sont récupérées par la police, classées, ordonnées, enfermées, ça n’est pas possible qu’on en soit là. Ce qui sidère littéralement est ce constat d’échec des sociétés, qui d’un côté érigent la circulation des savoirs et des économies comme une grande valeur utopiste, et de l’autre refusent la libre circulation des êtres. Ces drames humains pointent l’échec de tout un système de pensée de société. Devant ce spectacle j’étais traversée par l’idée de la fin d’une certaine idée de notre monde, et cette pensée a hanté toute l’écriture puis le film.
Le film comporte un aspect documentaire important. Comment avez-vous fait pour tourner dans les zones militaires et les centres de rétention ?
Il est impossible de tourner une fiction dans des zones militaires et des centres de rétention, nous avons dû ruser. Grâce à des contacts nous avons pu obtenir des accès presse factices, nous nous sommes fait passer pour une équipe de télévision française et c’est comme ça qu’on a pu accéder aux autorisations préfectorales. Mais les caméras sont très mal acceptées, extrêmement contrôlées. Il y a même des centres de rétention « témoins », où les migrants sont payés pour dire ce qu’on préfère entendre de leur réalité quotidienne en rétention. Parfois aussi on nous donnait de fausses informations quant à l’arrivée des bateaux, du coup on arrivait trop tard. Beaucoup de choses ont été tournées sans autorisations, au culot. Parfois on a sauté des grilles.
Le débarquement qu’on voit à la fin était un débarquement d’urgence, celui d’un navire commercial qui avait sauvé une embarcation. Il y avait eu 500 morts cette nuit là. Nous n’avions aucune autorisation pour filmer mais nous avons profité du chaos ambiant. J’ai travaillé avec une chercheuse italienne très politisée, grâce à qui j’ai su, en amont, qu’il serait difficile d’accéder à ce type d’images et que le film se ferait en clandestinité. On tournait avec un appareil photo, moins agressif qu’une caméra, et Yilin Yang improvisait avec un micro cravate dissimulé. Nous étions déterminés à montrer des images inédites, par exemple les scènes d’identification à la fin, qui ont généralement lieu à l’intérieur de bateaux militaires, à la dérobée, parce qu’elles sont choquantes et convoquent d’autres images plus anciennes insoutenables.
Quels sont vos prochains projets ?
J’ai un projet en Inde du Nord dont je ne peux dire plus afin d’en préserver la primeur. Mais la question pressante surtout avant d’enchaîner les projets, est de réfléchir à comment continuer à creuser son sillon artistique en toute indépendance à l’intérieur d’une industrie de plus en plus concentrée et normative . Comment continuer à faire exister les films indépendants en salle à les diffuser pour pouvoir continuer à les produire. Cela fait partie d’un combat que je mène avec mes pairs au sein de l’ACID (Association du Cinema Independant pour sa Diffusion) dont je suis la coprésidente.