AlloCiné : Vos "Drôles de Petites Bêtes" ont accompagné et continuent d’accompagner de nombreuses générations, et il n’est pas rare de voir des enfants devenus grands vous demander des dédicaces : comment vivez-vous ce succès et cette transmission autour de vos personnages ?
Antoon Krings : Le succès, la reconnaissance m’ont offert cette liberté inouïe de continuer, de nourrir mon
univers et d’en explorer toutes les possibilités. Mais c’est l’idée de transmission qui me touche, m’importe le plus. Le fait de rencontrer tous ces jeunes qui ont grandi avec mes personnages, et des enfants qui grandiront à leur tour avec eux, de réaliser ma place dans leur histoire, cette mystérieuse intercession... C’est vraiment le meilleur retour qui soit pour un auteur-illustrateur. Et c’est d'ailleurs aussi la raison pour laquelle, de tous ceux que j’ai pu recevoir, c’est le prix Michel Tournier Jeunesse 2016 qui m’a le plus impressionné : parce que son jury est composé d’enfants lecteurs.
Arnaud, comment avez-vous découvert les livres d'Antoon Krings ?
Arnaud Bouron : Je connaissais les livres car je les ai moi-même lu à la ma fille, comme beaucoup de parents. Je les connaissais également car je m'intéresse naturellement à l'édition jeunesse et à l’illustration : j'ai moi-même illustré des livres pour enfants il y a quelques années.
Avec un tel potentiel de personnages, une série "Drôles de petites bêtes" semblerait plus évidente : pourquoi avoir privilégié le cinéma ?
Antoon Krings : La 3D et sa technologie me fascinaient depuis très longtemps. Et surtout j'ai eu la chance de rencontrer le producteur Aton Soumache, qui connaissait déjà très bien ma collection. Mais il y aura bien aussi une série Drôles de petites bêtes puisque France Télévision en a acheté les droits : 52 épisodes de 13 mn seront diffusés en 2019.
Arnaud Bouron : Une série, c’est environ 10h de programme à fabriquer en environ deux ans, Un long métrage c'est 1h30 avec la même durée de production : on a plus de temps et de moyens pour travailler sur la mise en scène, la narration et l’image. Mais le rythme et l’investissement sont énormes... Le producteur Aton Soumache et Antoon avaient à cœur de proposer un vrai film de cinéma autour de l'univers des petites bêtes. En tant que cinéphile, il me semble très important de prendre les spectateurs enfants très au sérieux en leurs proposant un vrai film de cinéma. C'est peut être le premier film qu'ils verront en salles, c'est peut-être le film qui leur donnera, comme moi, le goût du cinéma et des histoires.
Comment vous-êtes vous partagé le travail à la réalisation ?
Antoon Krings : Plutôt que d’un "partage" du travail, je parlerais volontiers d’une parfaite complémentarité et d’une vraie complicité. Je ne connaissais rien de l’univers de la 3D, j’apportais mon univers, mes personnages. Arnaud Bouron nous a apporté son merveilleux savoir-faire, son expérience, sa sensibilité. Et son côté pondéré, son calme m’ont vraiment beaucoup aidé.
Arnaud Bouron : C'était assez naturel car nous avons une culture proche : nous avons fait la même école d'arts graphiques à Paris. Antoon a travaillé notamment sur les recherches et le design des décors et des personnages, car il est le mieux placé pour connaitre son univers. En parallèle, j'étais occupé sur la partie mise en scène, le storyboard, la transposition du dessin à la 3D, puis l'animation et la post-production du film.
Antoon, l’écriture est un travail relativement solitaire, là où le cinéma -et particulièrement l’animation- sont des arts collectifs. Comment avez-vous appréhendé cela ?
Antoon Krings : Ces deux années de symbiose et d’immersion totale n’ont rien à voir, en effet, avec cette vie très solitaire qui est celle plus ou moins de tout auteur-illustrateur. Travailler avec toutes ces équipes, en différents studios, rencontrer, découvrir tous ces métiers déterminants dans la fabrication du film, ont constitué une expérience à la fois éprouvante (celle des premières fois) et enthousiasmante, un challenge de tous les instants !
En terme de narration, quel a été le processus pour passer de courtes histoires imprimées à un long métrage d’1h20 ?
Antoon Krings : Il s’agit bien d’une tout autre démarche, d’un engagement d'une tout autre nature, que ceux qui président à la création de mes albums. Mais l'expérience et le regard extérieur de l’écrivain Arnaud Delalande, avec lequel j'ai écrit le scénario, m’ont été très utiles tout au long de la phase d’écriture, qui a duré un peu plus d’un an. Ensemble nous avons créé de nouveaux espaces, de nouveaux personnages, et nous en avons adapté d’autres qui provenaient de ma collection : un vrai challenge là encore !
Arnaud Bouron : De nombreuses versions du scénario ont été écrites, puis Antoon et Arnaud Delalande ont réussi à imaginer une histoire qui reprennent à la fois plusieurs personnages historiques des livres et l’univers. Ensuite, en travaillant sur le storyboard, nous avons pu affiner et modifier assez tard dans la production certains éléments clés : par exemple, les dix premières minutes du film ont été refaites entièrement trois fois avant de trouver le bon réglage et le bon rythme.
Il fallait également parvenir à intégrer un grand nombre de héros très connus des lecteurs à une seule et même histoire, sans que cela semble artificiel...
Arnaud Bouron : Oui c'est une difficulté d'intégrer un grand nombre de personnages au sein d'une même histoire : il faut que chacun trouve sa place sans que ça devienne artificiel mais nous avons dû en limiter le nombre.
Antoon Krings : Il nous a fallu dégager une ligne dramatique claire, avec des enjeux forts, trouver le bon point de vue pour raconter cette histoire, construite en effet autour de certains de mes personnages, qui sont aussi les plus connus, comme Mireille l'abeille et Loulou le pou. Très vite, le monde des abeilles et de leur reine Marguerite s'est mis en place, avec le jardin des Drôles de Petites Bêtes comme un royaume, la Ruche comme un château, et pour trame cette histoire d'amour à la façon des contes du Moyen Âge...
L’histoire est-elle originale et écrite spécialement pour le cinéma ou adaptée des livres ?
Arnaud Bouron : C'est une histoire totalement originale avec certains nouveaux personnages qui n'existent pas -ou pas encore- dans les livres.
Antoon Krings : Il s’agit bien d’une histoire totalement originale, spécialement créée pour le grand écran, même si elle s’inspire directement de mon univers et que nous avons structuré le scénario autour du monde des insectes, celui de tous mes premiers livres.
Au-delà de l’histoire pour enfants, il y a un vrai fond "politique" dans votre film. C’était important de développer ce sous-texte, même pour un jeune public ?
Antoon Krings : Les questions de territoire, les rapports de force, l'écologie, la menace qui vient de l'intérieur et non de l'extérieur... Bien sûr il est question de tout cela en arrière-plan, mais un peu comme dans les contes : avec légèreté, sans insistance. Et la poésie reste pour moi le langage premier.
Arnaud Bouron : Je n'aime pas trop le mot politique, je dirais plutôt social. Mais effectivement c’est très important de parler aux enfants du monde qui les entoure pour essayer de leur délivrer un message humaniste et moral. C'est le cas de la majorité des contes pour enfants et c'est également le cas des livres. Pendant l'écriture et la fabrication du film, nous étions dans une période difficile en France, je pense que tous les événements de ces dernières années nous ont sûrement touché et influencé...
Le film est en animation 3D : quel défi cela représente-t- il de passer des personnages des livres à ceux du film, en terme de design et d’animation ?
Antoon Krings : Un vrai défi ! Car il ne s'agissait surtout pas de faire un copier-coller de l'univers de mes livres, mais d'une véritable adaptation, avec les contraintes de la technique de la 3D. Revisiter tout mon univers, redesigner les personnages avec les équipes, trouver du lien sans faire pour autant de l'illustration animée... Et c'est vraiment magique de voir son univers de papier prendre vie sous vos yeux !
Arnaud Bouron : Nous étions très tôt d'accord sur l'idée qu'il ne fallait surtout pas chercher à copier la peinture à la gouache : le film devait trouver sa propre image. Il y a eu beaucoup de dessins, beaucoup de recherches, nous avons énormément testé, refait, jeté... Nous avons exploré plusieurs techniques et nous avons dû développé certains outils maison.
Justement, il y a un gros travail sur les textures, notamment les poils qui recouvrent certains insectes. Comment avez-vous appréhendé cela ?
Arnaud Bouron : L'idée était d'avoir des petits personnages qui puissent ressembler à de véritables peluches que nous aurions fait jouer dans un monde de miniature.
Il y a également un travail très subtil sur la lumière : la Lune, les rayons de lumière dans la ruche, la luciole…
Arnaud Bouron : La lumière est au centre du travail d'illustration d'Antoon et ses inspirations viennent de la peinture impressionniste entre autres. C'est également un outil que nous utilisons dans la mise en scène et les cadrages.
Parlez-nous du travail sur le son, comme le "cuir" des guêpes par exemple...
Arnaud Bouron : Les bruitages sont en grande partie fabriqués "à la main" avec un bruiteur, Patrick Egreteau, qui travaille avec un bric-à-brac de petits objets, de tissus et par exemple de pièces de véritable cuir. Les ailes des abeilles sont du papier cigarette agité devant un micro. C’est un métier étonnant.
Qu'en est-il du travail avec les comédiens : comment les avez-vous choisis et dirigés, sachant que les "voix" de vos personnages résonnent dans votre imagination depuis tant d’années ?
Antoon Krings : Je ne les ai pas choisis, mais je suis intervenu comme à toute étape de la fabrication du film. Nous avons d’abord travaillé sur des voix témoins en anglais : une langue idéale pour l’animation. Après, j’ai suivi de près la recherche des voix françaises de mes personnages (Virginie Efira pour Huguette la guêpe, Kev Adams pour Loulou le pou...).
Arnaud Bouron : Kev Adams et Virginie Efira sont les deux stars du film, c’était un vrai plaisir de les voir travailler, ils sont très professionnels tous les deux. Mais nous avons d'autres stars moins connues du grand public et tout aussi talentueuses qui ont doublé les autres personnages. Il y a également eu la découverte de Jeanfi Jansen, qui a fait son premier doublage avec nous : une future voix d’animation est née !
De plus en plus de spécialistes chez Pixar ou PDI rejettent la course à "l'animation parfaite" et revendiquent des approches plus stylisées mais plus en phase avec le propos d'un film donné. Vous rejoignez cette philosophie ?
Arnaud Bouron : Je suis d'accord : une animation qui copie trop parfaitement la réalité manque de magie, de naturel et devient finalement artificielle. Animer des personnages en 3D donne la possibilité de pouvoir appuyer les émotions. On peut donner du relief à certaines parties du corps ou des yeux. C’est un travail d’orfèvre très long, artistique et technique à la fois.
Quel est votre personnage préféré dans le film ? Et dans vos livres ?
Antoon Krings : Je ne saurais vraiment pas répondre : j’éprouve une tendresse, une affection particulière pour tous les personnages que j’ai créés. Un lien singulier me relie à eux : ce plaisir d’avoir trouvé le caractère de chacun, son espace, son histoire et sa place dans leur jardin. En fait, au fil du temps, j’ai besoin de les savoir tous, là, d’une façon ou d’une autre, de savoir qu’ils existent parce que je les ai créés, et qu’ils trouveront toujours une place dans un nouvel album ou sous un autre support. Il me serait donc difficile de dire mes préférences, mais j’entends parfaitement celle des enfants pour... Mireille l’abeille et Loulou le pou !
Arnaud Bouron : J'ai un faible pour le sphinx et la bande des nuisibles. Une bande de pirates au grand cœur. Vu l’aspect physique de certains, les plus complexes aussi.
Quels personnages êtes-vous frustré d’avoir dû écarter de cette histoire en particulier ? Pensez-vous les intégrer dans une éventuelle suite ?
Antoon Krings : Aucun, vraiment ! La question ne s'est pas posée en ces termes. Et j’ai toujours ressenti mon univers de manière évolutive. Le film a donc été une façon de travailler dans ce sens, d'accepter l'idée que mes personnages évoluent eux aussi, dans d'autres lieux et dans une autre histoire. Que rêver de mieux pour eux !
Arnaud Bouron : Il y avait Chloé l'araignée dans l'une des premières version du script mais elle a été écartée du casting, injustement. Peut-être dans le numéro 2…