AlloCiné : L'aspect visuel d'Au revoir là-haut est très frappant, marquant. On sent que chaque plan, chaque détail est très pensé...
Albert Dupontel, réalisateur, scénariste et acteur : Au départ, il y a un livre qui est magnifiquement écrit, avec beaucoup de descriptions visuelles. Je ne dis pas qu'on a copié, mais quasiment ! On a volé l'histoire de Pierre Lemaître pour faire ce film ! Après, la caméra amplifie des choses qui étaient déjà existantes. Les masques sont présents dans le livre. On lit des mots, on ne voit pas des images ; forcément, quand il a fallu les filmer, ils ont pris une importance énorme, en plus du talent de Cécile Kretschmar qui a créé les masques, en plus de la colorisation des images... Tout le livre recelait de possibilités visuelles ; on n'a fait que les exploiter. Ce n'est pas beaucoup d'invention, c'est beaucoup du vol ! (rires)
Est-ce justement cet aspect visuel que vous aviez cerné dans le roman qui vous a donné envie de l'adapter ?
J'ai lu dans le livre de Pierre [Lemaitre] un vrai pamphlet élégamment déguisé contre le monde actuel. Je trouve que les personnages du livre sont très modernes socio-pathologiquement. De Marcel Péricourt [Niels Arestrup], grand homme d'affaires, prédateur social à peine déguisé, à Pradelle [Laurent Lafitte], vraie brute prête à faire n'importe quoi pour faire des sous, à [Albert] Maillard [Albert Dupontel], pauvre gars paumé, et Edouard Péricourt [Nahuel Perez Biscayart], vrai génie conscient sensible qui souffre atrocement de la folie que lui donne son passage sur terre. Bref, tout ça me parlait énormément.
Quand j'ai rencontré Pierre, je lui ai dit que j'avais lu de cette façon le livre et il était tout à fait d'accord. C'est un mélange de Céline et de Dumas. Dumas pour la narration spectaculaire et Céline pour les torsions de l'âme. Je me sentais validé par Pierre, encouragé par Pierre pour passer à la caméra. Mais au départ, il y a un très beau mode d'emploi qui s'appelle le livre.
Au revoir là-haut - MAKING OF "Histoire d'un plan"
Est-ce que la collaboration avec Pierre Lemaitre a été immédiate ? Vous n'étiez sans doute pas le seul réalisateur à vouloir adapter ce livre...
C'était très prudent. J'ai rencontré Pierre. On a parlé de tout et de rien parce que l'on savait très bien qu'on était là pour parler d'une chose. C'est Pierre qui m'a tendu une perche et qui m'a demandé pourquoi je ne l'adapterai pas. Fort de cet encouragement, j'ai rebondi et je lui ai expliqué ce que j'avais vu, etc. Après, pour la collaboration, Pierre et moi, on s'est vu deux fois. Il n'a pas été du tout intrusif, il m'a laissé vraiment faire à ma façon.
Par contre, régulièrement - il y a eu près de 13 versions -, je lui passais les versions les plus concluantes, car son avis pour moi était très important. C'est quand même le père fondateur de tout ça et je ne voulais pas à un moment donné pervertir, par souci narcissique ou par envie exubérante, son histoire. Il a été précieux dans ses encouragements et sa validité. C'est comme si chaque scénario revenait avec un tampon "validé par Pierre Lemaitre" ! (sourire) Mais il resté à distance du projet, c'est comme ça qu'il voulait se positionner et ce n'était pas plus mal.
Il y a beaucoup de références dans votre long métrage. On pense notamment à Chaplin...
On est tous des ersatz de ces grands cinéastes. A peine le cinéma a-t-il été inventé que les génies se sont manifestés, et Chaplin était l'un des leurs. Quoi qu'on fasse derrière, l'humanité, la tragi-comédie de l'être humain, Chaplin l'a exploité avec des films vraiment majeurs. Je ne peux pas vous dire qu'on a regardé Chaplin pour faire pareil, mais il y a des allusions rigolotes. C'est difficile après 120 ans de cinéma de dire qu'on va faire nouveau. On réinvente des choses de cinéastes qui eux-mêmes ont réinventé le théâtre de l'époque, le mélodrame.
On passe son temps à se ré-raconter. Il y a des références de sensibilité, d'humanité, via Chaplin, etc. Après, quand j'étais tout jeune, j'ai découvert le cinéma à une époque au milieu des années 80, où il y avait un cinéma indépendant qui s'exprimait avec beaucoup de force et beaucoup de caméras. Il y avait les frères Coen, les premiers films de Verhoeven aux Etats-Unis qui via des films pseudo-commerciaux racontait beaucoup de son regard sur l'Amérique. Il y avait Terry Gilliam et son Brazil qui était un truc totalement fondateur. Il y avait des films russes... A un moment donné, je pouvais recevoir ce cinéma et j'y étais très sensible. Tout le temps, modestement, par la suite, j'ai été à la recherche de ce cinéma, où les caméras bougent, les focales sont plutôt larges. Le livre de Pierre, à mon sens, autorisait cette mise en scène.
C'est un film très ambitieux comme on n'en voit plus forcément beaucoup dans le cinéma français, que ce soit en terme de moyens, de décors, de costume...
Mais vous savez, le budget du film, c'est le cachet d'une star américaine donc on reste modeste dans notre économie. Ca a été très bien produit par Catherine Bozorgan; c'est le quatrième film que je fais avec elle. Elle me laisse une liberté totale dans mon travail, c'est très important. Elle ne m'a jamais bridé de quoi que ce soit, ni moralement, ni économiquement. Ensuite, il y a des investisseurs derrière qui ont très vite été convaincus par le projet, Gaumont, France 2, Canal... Ils ont donné les sous qui étaient cohérents par rapport à ce projet. On ne pouvait pas le faire avec le budget des films précédents. Il y a trois fois plus que dans 9 mois ferme par exemple, ce qui était une petite pression. Mais très vite, on a été rassurés et les investisseurs nous ont encouragés et suivis sans aucun problème.
Ce que je n'aime pas dans un film à gros budget, c'est la sortie [l'entretien a été réalisé deux mois avant la sortie, à l'occasion de l'avant-première du film au Festival du film francophone d'Angoulême, Ndlr.]. Parce qu'une sortie est très irrationnelle : les gens n'ont pas envie, il ne fait pas beau, etc. Et on a cette nécessité triviale de rendre l'argent. Quand vous avez un budget modeste, c'est moins évident. Il faut toujours rendre l'argent, mais c'est moins évident.
On prend le risque de se mettre dans les rayons d'une grande surface. Je n'aime pas cet endroit. Je préfère le mec qui vend les produits du terroir sur le parking ! Ça a toujours été ma place. Le grand supermarché, je n'aime pas ça, mais on va y être et je ne regrette rien. Pendant trois ans, on a mangé un plat délicieux, et on sait très bien qu'à un moment donné, un gars va passer pour la facture ! (rires)
Nahuel Perez Biscayart, de 120 battements par minute à Au revoir là-haut