AlloCiné : Comment est née l'idée de faire ce film sur Wirathu, moine bouddhiste très influent en Birmanie dont les discours islamophobes conduisent aujourd'hui à la persécution et à l'épuration ethnique des populations Rohingyas ?
Barbet Schroeder : J’ai été soumis dans ma vie à un épisode où j’ai éprouvé de la haine. [Dans le court métrage documentaire Où en êtes-vous Barbet Schroeder ?, projeté à l’occasion de la rétrospective au Centre Pompidou, Barbet Schroeder explique qu’un voisin a détruit tous les arbres qui étaient sur la propriété où il a grandi et il décrit la haine qu’il en a ressenti et le besoin qu'il a eu de s'en défaire.] J'avais fréquenté le bouddhisme dans ma jeunesse et Le Vénérable W. est arrivé à un moment où j’essayais de détruire la haine qu’il y avait en moi en me servant du bouddhisme. De fil en aiguille, je me suis retrouvé confronté sur le papier à des documents qui m'indiquaient qu’il pouvait y avoir une haine raciste avec des composantes bouddhistes, qui s'incarnait dans la figure de Wirathu. Ca a été le point de départ du film.
Vous avez tourné clandestinement. Comment cela s’est-il passé avec les autorités birmanes ?
Ca s’est très bien passé, dans la mesure où je suis rentré comme touriste et où j’avais une jeune femme asiatique avec moi qui tenait la caméra, on pouvait croire que j'étais un simple touriste accompagné par une personne locale. Au bout d’un mois, je ne pouvais pas rester, mon visa était expiré. Je suis resté quand même et c’est là que j’ai découvert que la police était au courant de tout ce qu’on faisait, et qu’ils prenaient même des photos de nous. Je suis reparti et j’ai fait une demande de visa de journaliste, qu’on m’a refusé en me disant de ne pas insister. J’ai donc dû finir le film depuis la Thaïlande et je pense que je ne peux plus retourner en Birmanie pour le restant de ma vie !
Je me souviens, au moment de la sortie d’Amin Dada, il avait fait prendre tous les ressortissants français en otage dans un hôtel pour obtenir deux minutes de coupures. Ca veut dire que mon film fonctionnait bien, puisqu’en le voyant il n’avait trouvé que deux minutes qui lui posaient problème, il ne voyait pas ce qui était accablant pour lui. J’ai bien sûr préféré couper deux minutes plutôt que des têtes soient coupées… Pour Wirathu, je ne peux pas vous dire, je suis en attente !
Aujourd’hui, on en est au stade de l’épuration ethnique, qui est la dernière phase avant le génocide.
Le film entre en résonance avec plein de choses qui se passent actuellement en Occident, du côté de Donald Trump ou de l’Europe…
Oui, le film a à voir avec des problèmes mondiaux très actuels. J’essaie d’y étudier en détails une situation spécifique à l’échelle locale. Ce qui m’intéressait, c’était de parler du problème des Rohingyas et de voir comment la situation se répandait comme un cancer dans tout le pays, avec un impact sur tous les musulmans. Aujourd’hui, on en est au stade de l’épuration ethnique, qui est la dernière phase avant le génocide, c’est absolument affreux. Rien ne se fait sans qu’il y ait une espèce de base sourde. Des gens s’amusent ensuite à créer la peur, à augmenter la haine, et il suffit d’un élément déclencheur. Cela peut être n’importe quoi, juste une braise. D’ailleurs, je vais vous raconter comment j’ai convaincu Wirathu de faire le film : je lui ai dit que les Français, qui allaient bientôt élire Marine Le Pen, étaient très intéressés par ce qu’il faisait de son côté en Birmanie. Et ça a marché !
Humainement, j’étais surpris par Wirathu, car il était beaucoup plus intelligent et beaucoup plus diaboliquement malin que je ne l’imaginais. C’est quelqu’un qui se contrôle complètement puisqu’il a fait quatre-vingt-dix-neuf mois de méditation intense quand il était en prison. Il est à la fois très humain, très agréable et en même temps très concentré. Quand on met cela en parallèle avec son itinéraire et les messages qu'il répand, cela a quelque chose de glaçant. Il y a une haine en lui qui n’est pas visible, mais qui est très profonde et très froide et quand on le rencontre, on est face à une espèce de puits glacé de haine.
De nombreux travellings au ralenti viennent entrecouper les images d’archives, les entretiens avec les protagonistes. Pouvez-vous nous expliquer ce choix de mise en scène ?
Quand il y a des ralentis, c’est qu’on est en train d’essayer de faire sentir le bouddhisme et sa douceur, de le communiquer et on y arrive par ces plans au ralenti. On entend presque toujours à ce moment-là des paroles du Bouddha. Ces moments d’apaisement sont nécessaires dans le film, comme la petite voix bouddhiste – incarnée par la voix de Bulle Ogier – qui vient ajouter son grain de sel de temps en temps.
C’est le troisième volet de votre « trilogie du mal », trilogie documentaire qui comprend aussi les films Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974) et L’Avocat de la terreur (2007), centré sur le personnage de Jacques Vergès. A quand remonte ce projet de trilogie documentaire ?
Dès que j’ai fait Amin Dada, en 1974, j’ai eu l’intention de faire autre chose dans cette veine. Je voulais comprendre ce que cela signifiait, sur le plan documentaire et humain, de s’approcher du mal, de voir le mal en gros plan. Le premier que j’ai voulu faire, après Amin Dada, c’était un film sur la dictature de l’utopie, avec les Khmers rouges, en partant de l’idée que le mal peut se cacher derrière des ambitions de faire un monde meilleur, mais ça n’a pas marché et j’ai continué à chercher différents sujets. Avec Jacques Vergès, le cœur du sujet, c’est le terrorisme. Il s’agit de comprendre, à travers le personnage de Vergès, quelles sont les voies par lesquelles on commence à faire accepter le terrorisme avec les événements de la guerre d’Algérie. Pour le moment, ce cycle est clos, mais si une idée me tombe dessus, je n’hésiterai pas à en faire un quatrième. Vous savez, je fais des films parce que je dois les faire, pas parce que je cherche à les faire.
Cette année, à Cannes, on retrouvait en Compétition le film Le Redoutable, de Michel Hazanavicius, un film sur Jean-Luc Godard qui revient sur les événements de mai 1968 et sur le bouleversement du Festival de Cannes cette année-là. Vous-mêmes, vous avez produit plusieurs films de la Nouvelle Vague. Où étiez-vous en mai 1968 ?
J’étais à Cannes ! Et comme les autres je voulais arrêter le festival ! Je me souviens que Roman Polanski, avec qui j’étais très ami à l’époque, avait peur du communisme et il disait qu’on ne se rendait pas compte : « Vous êtes complètement fous ! Je viens de Pologne, je sais où ça peut mener tout ça ! » On n’était pas communistes, c’était simplement un moment où les gens prenaient conscience qu’ils avaient une responsabilité par rapport à ce qui se passait. C’était quand même un moment de tension. Tout le mois de mai, c’était de la joie et c’était du drame, aussi, et on sentait que c’était historique. Peut-être qu’on s’est monté le bourrichon… (rires)
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