AlloCiné : Qui vous a initié au cinéma ?
Barbet Schroeder : Le premier film que j’ai vu, c’était un dessin animé, à Bogota : Bambi. Il a fallu me sortir de la salle avant la fin… j’étais en larmes. (Rires) Quelque temps après,vers l'âge de dix ans, j’ai peut-être vu un ou deux péplums. Mais, très rapidement, j’ai fait le saut : je suis allé à la Cinémathèque Française par moi-même. L’avantage de la Cinémathèque, c’est qu’on y voit des rétrospectives. On a accès à l’œuvre entière d’un cinéaste. C’est irremplaçable, comme lorsqu’on découvre tout le travail d’un peintre.
A 22 ans, vous fondez Les Films du Losange. Pourquoi ce nom ?
Je voulais l’appeler "Les films du Triangle", en référence à la société fondée par D.W. Griffith, la Triangle Film Corporation. Je suis allé au registre du commerce où on m’a dit que non seulement le nom était déjà déposé, mais que ça ne me porterait pas chance puisque cette société était en faillite. Le soir-même, je dinais avec l’écrivain Philippe Sollers. Il m’a suggéré d’appeler ma compagnie "Les Films du Losange", puisque ce sont deux triangles collés, et que ça sonnait beaucoup mieux comme ça.
Je me fiche de ne pas figurer au panthéon de la Nouvelle Vague
Vous sentez-vous mis sur le banc de touche de la Nouvelle Vague, vous qui y avez tant contribué ? Sans vous, notamment, pas de Jacques Rivette, pas d’Eric Rohmer.
La Nouvelle Vague, c’est Le Beau Serge, Les 400 Coups et A bout de souffle. Elle existait avant moi. Quant à Rivette et Rohmer, ils avaient déjà fait un film chacun : Paris nous appartient pour l'un, Le Signe du Lion pour l'autre. Deux échecs. Les autres cinéastes avaient le vent dans les voiles, pas eux. C’est pour ça que j’ai tenu à les aider. Mais je me fiche de ne pas figurer au panthéon de la Nouvelle Vague. Ce qui comptait, dans ce courant, c’était le ton nouveau, la manière de filmer, un regard inédit sur le cinéma et une façon de faire des films doublés. On avait la caméra au poing, de la pellicule basse résolution et on enregistrait la voix en post-production. Ça balayait tout ce qu’on avait connu avant. Moi, ce que j’ai essayé d’apporter à la Nouvelle Vague, c’était le son direct et la couleur, dans Paris Vu Par… Les deux premiers Contes Moraux d’Eric Rohmer que j’ai produits étaient, comme tous les films de la Nouvelle Vague, en noir et blanc et postsynchronisés.
Et vous avez interprété le héros du premier !
Oui, par souci d'économie.
On a vu cette année votre premier film, More, à Cannes Classiques. Vous êtes content d’être un "classique" ?
Très content ! Quand on fait un film, tout ce qu’on veut, c’est qu’il soit encore là vingt ans plus tard. S’il est encore là quarante ans plus tard, c’est encore mieux ! Alors qu’il y a beaucoup de grands succès publics ou critiques qui disparaissent instantanément. Mon prénom, par exemple, Barbet, vient d’un écrivain qui était considéré en son temps comme le plus grand au monde : Charles Morgan. Un écrivain anglais très francophile, qui vivait d’ailleurs en France. Il a écrit un best-seller qui s’appelait… je ne me souviens plus (Il s’agit du roman Le Voyage, ndlr). J’en ai un exemplaire paru en 1940 – probablement celui que ma mère avait lu. Le héros de ce livre s’appelle Barbet et vit en France. J’ai essayé de le lire, ça m’est tombé des mains. Je n’y suis jamais parvenu. Pourtant, Charles Morgan était très célèbre à l’époque ! Il suffit de lire sa fiche Wikipédia pour mesurer à quel point il est vite tombé en désuétude.
Comment avez-vous réussi à convaincre les Pink Floyds de composer la musique de votre premier film ?
Je les ai appelés pour leur dire : "J’ai fait un film, vous voulez le voir ? Ça parle de drogue." Du coup, ils ont pris des précautions et ont voulu connaître ma position sur le sujet. Et puis, comme ça parlait des drogues psychédéliques en les opposant à l’héroïne, ils ont accepté. Ils venaient de passer une année avec Syd Barrett à Formentera, une île où pas un animal n’a jamais essayé le LSD. (Rires)
Ce n’est plus la peine de rester à Hollywood. Je n’ai pas envie de faire des films de superhéros, moi !
Vous êtes parti assez vite après More faire des films à Hollywood. Pourquoi êtes-vous rentré en France ?
Vous avez vu les films qu’ils font en ce moment, là-bas ? Aujourd’hui, à Hollywood, avec les scénarios de tous les films que j’ai faits là-bas – à l’exception, peut-être, de L’Enjeu… et encore ! – on me recevrait dans les studios pour me dire : "Ce n’est pas pour nous, ce sont des films d’art." Alors que je fais des films tout à fait commerciaux ! Certains sont même des films de genre. Je pourrais même argumenter en citant les chiffres du box-office. On me répondrait sûrement que je fais quand même de l’art et que le département "art" a fermé depuis bien longtemps. Chez Fox ou chez Sony, au mieux, ils me diront de faire mes films et qu’ils les distribueront peut-être, si ça leur plaît. Donc ce n’est plus la peine de rester à Hollywood. Je n’ai pas envie de faire des films de superhéros, moi !
Vous avez tourné quatre films documentaires. Vous aimez cela autant que de tourner des fictions ?
Autant. Pour un documentaire, j’essaie de chercher tous les éléments de fiction des personnages auxquels je m’intéresse. Même dans L’Avocat de la terreur, j’ai utilisé de la musique de film. Donc il y a une dramatisation volontaire, preuve que je traite mes documentaires comme des films dramatiques.
Vos quatre documentaires ont pour objet Idi Amin Dada, le gorille Koko, Charles Bukowski et Jacques Vergès. Lequel de ces personnages était le plus fascinant ?
Vergès, je l’avais suivi toute sa vie. C’était mon idole dès mes 14 ou 15 ans. Du coup le travail de documentation pour tout reconstituer a été colossal. Pour Idi Amin Dada, le tournage a été plus rapide, mais suivi de six mois de montage. Bukowski et moi, nous avons passé sept ans à essayer de faire Barfly, je l'ai enregistré pendant des soirées entières. Quant à Koko le gorille, je devais le filmer dans un long métrage de fiction. Du coup, j’ai tourné des heures de bouts d’essai avec lui. Finalement, le film prévu est tombé à l’eau. Alors j’ai racheté mes chutes et j’ai filmé beaucoup plus, en faisant par exemple intervenir le directeur du zoo dans lequel il vivait.
Est-ce plus difficile de continuer à travailler, maintenant que toutes ces grandes figures qui vous ont inspiré ne sont plus là ?
Pas de problème. J’espère que j’en trouverai d’autres. On me propose souvent des documentaires sur des personnalités, mais il faut qu’elles m’intéressent très profondément pour que je me lance. Koko, par exemple, c’était une personne plus qu’un animal, pour moi. Je voulais en faire un film philosophique.
A mes yeux, Carrefour de la Mort était critiquable.
En 1995, vous tournez le seul remake de votre carrière : celui du Carrefour de la Mort de Henry Hathaway. Pourquoi ?
C’est simple : je trouvais le film immonde moralement. Au moment où il a été fait, en tout cas, car il faisait l’apologie de la dénonciation. Je n’avais aucune gêne à en faire un remake. Je n'essaierais pas de refaire un très bon film, contrairement à Gus Van Sant quand il s’attaque à Psychose. Je n’ai toujours pas compris ce qu’il essayait de faire, d’ailleurs. A mes yeux, Carrefour de la Mort était critiquable, à part une chose que je trouvais formidable, c’est qu’il employait des décors naturels. C’est l’un des premiers, dans la série B, où l’on ose tourner en décors naturels. Du coup, pour ma version, j’ai décidé de filmer à Queens, en y transposant l’action du film, sans un seul décor de studio. D’autre part, j’avais Richard Price au scénario. C’est très excitant d’avoir une vraie plume qui sait aussi travailler un scénario. Lui-même se documentait énormément, pour restituer une certaine réalité aussi authentiquement possible. Il a fait une adaptation moderne en incluant des éléments qui s’étaient vraiment déroulés dans ce quartier au cours des vingt dernières années. Ce que je n’ai pas réussi à égaler, c’est le personnage interprété dans la version d'origine par Richard Widmark, l’arrivée du premier grand psycho du cinéma américain. C’est imbattable, on ne peut pas lutter. Mais j’ai quand même réussi à faire découvrir aux studios américains que Nicolas Cage avait un véritable potentiel dans des films d’action et dans des rôles de méchants, et qu’il ne devait pas se cantonner au registre de comédie qu’on lui imposait à l’époque. Et puis j’ai cru que j’avais un acteur naturel, un nouveau James Cagney, en la personne de David Caruso... Il est formidable dans le film, mais on ne s’est pas entendus du tout.
On vous voit parfois apparaître dans des films de Patrice Chéreau, de Tim Burton, de Wes Anderson…
Que des copains ! Juste pour apprendre d’eux et les regarder travailler pendant un ou deux jours. Moi, je ne ferais jamais ça : il me faut des acteurs professionnels. Mais si ça les amuse, je le fais volontiers.
Avez-vous un souvenir particulier de votre rôle de président de la République française dans le film Mars Attacks! de Tim Burton ?
C’était merveilleux ! Une très grosse production... Je m’étais inspiré de Jacques Chirac. Quand on est sur une immense production de ce genre, on peut vous fournir beaucoup de choses. Moi, par exemple, on m’avait donné des boutons de manchettes à l’ancienne à l’effigie d’une pièce d’un Franc, avec la Marianne ! On pouvait se permettre ce genre de luxe sur un film à 75 millions de dollars, ce qui n’était pas rien, à l’époque. C’est un chef d’œuvre, d’ailleurs.
Je me suis mis au service de Matt Weiner avec le plus grand plaisir.
Vous avez aussi réalisé un épisode de "Mad Men" ?
Oui ! (Il affiche un sourire enthousiaste) Je suis un fan de Mad Men, et comme je connais le producteur, je lui ai dit que ça m’intéressait. Pour voir comment ça se passait, je me suis mis au service de Matt Weiner avec le plus grand plaisir. Une expérience absolument fantastique. Comme pour un grand film, il supervisait le moindre détail. J’étais comme son assistant à la mise en scène, mais c’est bien moi qui ai pris l’initiative de lui proposer mes services.
Vous avez été critique, producteur, cinéaste, scénariste, comédien... Quel est votre vrai métier ?
Cinéaste. J’ai été producteur pour préparer mon travail de réalisateur. Ce n’est pas un art de jeune, le cinéma, contrairement à la musique ou à la poésie. Je crois plutôt que c’est un art de la maturité. Je n’ai pas été un très bon critique. Je n’avais pas la vocation. J’étais simplement dans la mouvance des Cahiers du Cinéma.
Quand vous allez au cinéma, aujourd’hui, qu'est-ce qui vous plaît ?
De découvrir qu’il y a encore des choses possibles. Quand je découvre les grands films modernes de Kiarostami, je trouve ça exaltant ! Mais je n’ai rien vu de bien récent : je reviens de quatre ans passés à Ibiza pour l’élaboration d’Amnesia. On a commencé à travailler sur le scénario au début de la guerre en Syrie. D’ailleurs c’était très présent dans ma tête tout au long de l’élaboration du film, dont le propos fait souvent écho au conflit syrien.
Et à des gens qui ont vingt ans et qui aiment le cinéma autant que vous à l’époque, quel conseil avez-vous à donner ?
Arrêtez de parler de cinéma et faites-en.
La bande-annonce d'Amnesia
Propos recueillis par Gauthier Jurgensen à Paris le 26 juin 2015