À l'occasion de la sortie des nouvelles éditions blu-ray des films d'animation Ghost In The Shell grâce à l'éditeur @Anime, AlloCiné s'est entretenu avec Mitsuhisa Ishikawa, le PDG du studio Production I.G, responsable de l'adaptation du manga créé par Shirow Masamune.
À noter que @Anime va également sortir la série Ghost In The Shell Stand Alone Complex en version blu-ray début juillet prochain. Pour les passionnés, sachez aussi que son réalisateur, Kenji Kamiyama, sera présent à la prochaine Japan Expo qui se tiendra du 6 au 9 juillet à Paris.
AlloCiné : Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs français et nous parler de votre carrière de producteur ? Pourquoi avoir choisi cette profession par exemple ? Et pourquoi dans le domaine des films d’animation ?
Mitsuhisa Ishikawa : Je dois avouer que les mangas et l’animation ne m’intéressaient pas beaucoup quand j’étais enfant. Mais à l’université j’ai rejoint une troupe de théâtre de marionnette bunrakuen tant que kuroko – marionnettiste. Pour le dire simplement, le bunraku reprend les pièces de kabuki en remplaçant les acteurs par des marionnettes. Si vous me permettez cette comparaison, le bunraku est au kabuki ce que l’animation est au cinéma traditionnel.
J’ai alors découvert que je préférais travailler avec des simulacres issus de l’imagination humaine plutôt qu’avec des acteurs en chair et en os. Puis, alors que la troupe partait en tournée à l’étranger pendant un mois, je suis resté au Japon et j’ai été embauché à mi-temps par le studio d’animation Tatsunoko Production. Un mois est devenu un an, puis cinq… Et puis j’ai fondé mon propre studio avec l’animateur Takayuki Goto. Nous étions cinq, dans une pièce. Aujourd’hui nous sommes plus nombreux, et nos locaux sont plus grands aussi.
Comment vous est venu l’idée d’adapter le manga Ghost in the Shell ? La complexité de l’œuvre ne vous faisait pas peur ? Qu’y a-t-il de si spécial dans le manga de Shirow Masamune à vos yeux ?
À l’époque, nous venions tout juste de terminer le second volet de Patlabor (sorti en 1993) et nous préparions le projet suivant de Mamoru Oshii. Au même moment, et ça n’avait rien à voir, nous étions en tractation avec la maison d’édition Kodansha pour une collaboration hypothétique, et elle nous avait proposé plusieurs bande-dessinées dont elle possédait les droits, afin de savoir laquelle nous intéresserait.
Ghost in the Shell de Shirow Masamune figurait parmi celles-ci, mais je dois admettre que je la trouvais un peu trop complexe. Cependant, quand j’ai demandé à Oshii sur quel projet il voulait travailler, il m’a parlé de Ghost in the Shell. Il m’a dit : « Lis ce truc ». J’étais surpris, je pensais qu’il préférerait travailler sur un projet original, mais j’ai vite fait le lien et nous nous sommes lancés. Un coup de chance !
Les réalisateurs ont besoin de producteurs qui croient en leur vision et qui sont prêt à prendre des risques pour les aider à la réaliser.
Quelle est votre relation avec Mamoru Oshii ? Pouvez-vous nous décrire l’homme et l’artiste ? Quelle différence existe-t-il entre sa vision de Ghost in the Shell et celle de Shirow ?
Je vais citer Oshii lui-même, dans un discours qu’il a prononcé en recevant le prix Winsor McCay pour l’ensemble de son œuvre à la 44ème cérémonie des Annie Awards en février dernier. Il disait que les réalisateurs ont besoin de producteurs qui croient en leur vision et qui sont prêt à prendre des risques pour les aider à la réaliser. Je crois que ces mots décrivent parfaitement notre relation. Elle va bien au-delà d’un rapport contractuel entre un patron et son employé. Oshii était fasciné par le genre de spéculations existentielles amené par les nouvelles technologies dans des paysages urbains néo-rétros, et je crois qu’il était un peu jaloux de Blade Runner.
Il a sans doute trouvé en Motoko (le personnage principal de Ghost in the Shell) le protagoniste parfait autour duquel construire sa propre histoire, puisqu’il s’agit d’un personnage en quête de lui-même dans un futur proche où nos conceptions classiques de ce qu’est un être humain sont renversées. Je pense qu’il a pioché avec intelligence ce dont il avait besoin dans le matériau de base, comme il le fait à chaque fois, et a réussi à en faire quelque chose de personnel, de nouveau et de différent, sans pour autant trahir le travail de Shirow.
Comment l'adaptation de Rupert Sanders s’intègre-t-elle à l’univers de Ghost in the Shell ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les prochaines sorties liées à cet univers ?
Shirow a un jour déclaré que les romans graphiques qu’il a écrit et leurs diverses adaptations – qu’il s’agisse d’animés, de jeux ou de films – devrait être vus comme des univers parallèles. Il fait partie de ces auteurs qui attendent du réalisateur d’une adaptation qu’il modifie le matériau original en y ajoutant sa propre touche créative.
Une transposition simple et fidèle de son travail le décevrait beaucoup. En ce qui concerne la deuxième partie de votre question, je peux vous dire que Ghost in the Shell est notre titre phare et que nous pensons constamment à étendre l’univers…
[Après cette interview, Production I.G a annoncé la mise en chantier d'un nouveau long-métrage animé lié à l'univers Ghost In The Shell. Il sera co-dirigé par Kenji Kamiyama, réalisateur de la série Stand Alone Complex et Shinji Aramaki, auteur d'Appleseed Alpha.]
D’où vient votre intérêt pour la robotique et le transhumanisme dans vos films d’animation ? Pourquoi la science-fiction est-elle si importante pour vous ?
Dans le monde du cinéma d’animation, seules la créativité et les capacités techniques fixent une limite. Tout est possible ou presque, on ne retrouve pas les restrictions physiques et budgétaires qui s’appliquent dans le cas des films en prises de vues réelles, même à l’ère de l’imagerie numérique. C’est pourquoi l’industrie de l’animation attire certains des créateurs les plus visionnaires du pays, et la science-fiction est une zone d’expression créative assez naturelle pour eux, ils peuvent y déployer tout leur potentiel.
Quel rôle avez-vous joué en tant que producteur exécutif du film Ghost in the Shell de Rupert Sanders ?
Nous étions impliqués de deux façons différentes. Sur le plan business, I.G a servi de médiateur entre Shirow Masamune, l’éditeur Kodansha et les différents candidats hollywoodiens à l’adaptation de l’œuvre. Au final nous avons décidé de travailler avec Avi Arad, qui manifestait une grande compréhension et un profond respect pour le matériau de base et l’animation japonaise en général.
Nous avons également donné quelques conseils sur le plan créatif, puisque l’équipe de production américaine avait énormément de questions sur le monde de Ghost in the Shell. Nous avons créé une équipe interne à cet effet, dirigée par Junichi Fujisaku, qui a écrit le scénario de nombreux épisodes de la série Ghost in the Shell: S.A.C. et connaît très bien l’univers de Shirow. Je suis crédité en tant que producteur exécutif, mais j’aime à me penser comme un kuroko, comme à l’époque où je faisais du bunraku.
L’animation est généralement à destination des enfants. Ce n’est pas le cas de la majorité de vos productions, souhaitiez-vous rendre le genre aux cinéphiles ?
Je n’ai jamais été un grand lecteur de mangas, mais j’apprécie beaucoup des œuvres mûres et visuellement ambitieuses comme Kamui de Sanpei Shirato ou Akira de Katsuhiro Otomo. Alors, quand j’ai créé mon propre studio, je pense avoir instinctivement essayé de reproduire ce genre de narration adulte dans nos productions. Je voulais aussi fournir à tous les gens talentueux que je fréquentais un espace d’expression plus libre que celui imposé par l’industrie télévisuelle. Je voulais que notre studio attire tous ces individus brillants et leur offre l’opportunité de créer du contenu plus audacieux et exigeant.
Tarantino est personnellement venu dans nos locaux pour insister, et nous avons fini par capituler face à sa persévérance passionnée.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Quentin Tarantino ? Avait-il une vision précise de ce qu’il voulait pour la séquence animée de Kill Bill, ou vous a-t-il laissé libre de faire ce que vous vouliez ?
Il y avait beaucoup de grands fans des films de Tarantino au sein de notre studio, des films comme Reservoir Dogs et Pulp Fiction. Mais quand il nous a contacté nous étions complètement débordés à cause de deux projets vraiment contraignants : Ghost in the Shell 2: Innocence et Stand Alone Complex. Alors nous avons commencé par lui dire que nous ne pouvions pas le faire. Cependant, il est personnellement venu dans nos locaux pour insister, et nous avons fini par capituler face à sa persévérance passionnée.
Au départ il a dit que nous aurions beaucoup de liberté créative, mais il a par la suite émis des requêtes très spécifiques. Nous avons eu la chance de pouvoir réunir dans l’équipe des gens comme Kazuto Nakazawa, Katsuhito Ishii et Mitsuo Iso. C’est Nakazawa qui a eu l’idée de reproduire le style des « romans graphiques japonais des années 70 », il pensait que cela surprendrait le public occidental de façon positive. Il ne parle pas un mot d’anglais, alors Tarantino lui mimait ce qu’il voulait. C’était vraiment drôle. Je crois que l’équipe partageait sa vision, et nous en sommes arrivés à un résultat dont tout le monde est très satisfait.
Quelle est la spécificité de l’animation japonaise par rapport à celle d’autres pays ?
Je crois que cela a à voir avec les environnements culturels qui sont très différents. Au Japon la culture de la bande dessinée est très importante et diversifiée. Les enfants, les adolescents et les adultes lisent tous des mangas. Attention, les adultes ne lisent pas les mangas destinés aux enfants, mais une part importante de la production s’adresse à eux, avec des thèmes complexes et mûrs qui leur parlent. L’animation s’est développée en parallèle avec cette culture de la bande dessinée, et elle a sans surprise atteint le même niveau de complexité et de maturité narrative.
C’est un phénomène assez unique au Japon, à un tel degré du moins. Ici, de nombreux créateurs trouvent parfaitement normal de raconter une histoire avec des dessins, alors que dans d’autres pays ils privilégieraient sans doute le cinéma en prise de vue réelle. Mamoru Oshii a un jour déclaré que les films restent des films, quelque soit la technique utilisée pour les faire. Je suis d’accord. L’animation est une technique, pas un genre.
Comment expliquez-vous le succès de l’animation japonaise dans le monde ? Par exemple Your Name de Makoto Shinkai a très bien marché cette année, en dépit du fait qu’il s’agit d’un film traitant de thèmes très japonais.
Si on prend l’exemple de Makoto Shinkai, le succès de Your Name était effectivement incroyable étant donné son ampleur totalement inattendue. Mais ça ne venait pas de nulle part. Shinkai a établi sa réputation grâce à des années de travail intense, en sortant des films de grande qualité à intervalles réguliers, commençant par des court-métrages auto-financés pour évoluer vers des long-métrages. Il est maintenant reconnu en tant que réalisateur, et dans le monde entier les gens vont voir ses films parce que ce sont les siens.
Makoto Shinkai pour Your Name : "J'aime beaucoup la période initiatique que représente l'adolescence."Il se passe la même chose avec des réalisateurs comme Hayao Miyazaki, Mamoru Oshii, Keiichi Hara ou Mamoru Hosoda. En y réfléchissant, c’est un phénomène spécifique au Japon, parce que contrairement à l’animation américaine où c’est le studio qui récolte l’essentiel de la gloire, les films d’animation japonais sont présentés comme le travail de leur réalisateur. Ce n’est pas un petit exploit, mais il faut pour cela qu’un studio croit vraiment dans le potentiel d’un créateur.
Comment expliquez-vous l’attirance actuelle d’Hollywood pour l’adaptation en prises de vues réelles de mangas ou de films d’animation japonais comme Ghost in the Shell ou Death Note ?
L’industrie du manga est énorme au Japon. On peut en vivre, et même devenir millionnaire. Par conséquent c’est une industrie très compétitive qui attire beaucoup de gens talentueux, des artistes comme des conteurs, et des œuvres de grande qualité sont produites chaque année. Mais ça ne s’arrête pas là. Quand des mangas populaires sont adaptés en film d’animation, il y a un apport créatif supplémentaire, puisque les réalisateurs, les animateurs et la musique contribue à renforcer le matériau original et à le rendre plus accessible.
Je pense que c’est à ce moment là que les producteurs hollywoodiens découvrent les œuvres en question. Et, comme je l’ai déjà dit, ici au Japon la fiction à base de dessin est une convention technique plutôt qu’un genre. Alors c’est la combinaison entre les histoires inventées par les créateurs de mangas et la narration cinématographique des animateurs qui génère cet intérêt au final.
J’ai toujours pensé que nos films étaient plus adaptés aux goûts des Européens qu’à ceux des Asiatiques ou des Américains.
Les mangas marchent énormément en France. Pensez-vous que notre pays a une relation spéciale avec le Japon ? Que pensez-vous de la France et de notre proximité avec les Japonais, notamment en matière de culture populaire ?
En fait, j’ai toujours pensé que nos films étaient plus adaptés aux goûts des Européens qu’à ceux des Asiatiques ou des Américains. Oshii est lui-même un grand fan de Godard. Les quelques fois où je me suis rendu en France, j’ai été impressionné par le profond respect et la compréhension de la culture, de l’esthétique et de la sensibilité japonaise.
C’est peut-être pour cela que la France est très réceptive à l’animation japonaise, sur le plan narratif comme sur le plan artistique. J’étais très heureux du succès de Miss Hokusai dans votre pays. C’est une histoire d’amour qui n’a jamais pris fin depuis que les peintres impressionnistes ont découvert l’ukiyo-e [mouvement artistique japonais de l'époque d’Edo].
Quel est votre manga favori ? Pouvez-vous nous donner vos cinq films d’animation favoris et vos 5 films « normaux » favoris ?
Mon manga favori est Kamui-den (La Légende de Kamui - 1964-1971) de Sanpei Shirato. Je le lis en boucle, je ne sais plus combien de fois je l’ai lu. Je pourrais ajouter Akira de Katsuhiro Otomo. En tant que producteur, Ghost in the Shell a été une grande source d’inspiration, ainsi que les travaux de CLAMP.
Mes films d’animation favoris sont Nausicaa de la vallée du vent, Le Tombeau des Lucioles, Patlabor 2 : the Movie, Psycho-Pass, Ghost in the Shell et Ghost in the Shell 2: Innocence. Mes films en prise de vues réelles préférés sont Le salaire de la peur, Léon, Les Sept Samourais, Le Parrain, The Grand Budapest Hotel. J’ajouterai également que j’adore les vieux films avec Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.
Vous avez également travaillé à la conception de jeux vidéo comme Dante’s Inferno ou Blood Last Vampire, quelle est la différence entre cette activité et l’animation traditionnelle ?
En effet, nous avons travaillé sur quelques projets en rapport avec les jeux vidéo. Nous avions même une section de développement de jeux vidéo à la fin des années 1990. On peut dire que les jeux vidéo sont une forme de fiction interactive, mais pour l’instant on y joue sur une télé, un téléphone, ou un écran d’ordinateur. La prochaine grande étape de l’industrie du divertissement sera sans doute la réalité virtuelle.
Il y a quelques années il y a eu une mode de la 3D stéréoscopique qui a donné au public l’impression que ce qu’il y avait à l’écran pouvait sauter dans la salle de projection. Mais ce fut une tendance éphémère. Avec la réalité virtuelle ce sera différent, elle représente un rêve de longue date pour les utilisateurs. Nous comptons bien évidemment surfer sur cette vague, et c’est pourquoi nous avons lancé en mars notre première application en réalité virtuelle, basée comme vous pouvez vous y attendre sur Ghost in the Shell.
Pensez-vous que l’animation japonaise devrait être plus reconnue au niveau mondial, comme peuvent l’être les films de Disney ?
Je ne pense pas que l’animation japonaise doit être mise au même niveau que Disney. Ce sont deux choses très différentes. Mais je souhaite une chose : quand j’ai lancé I.G, les studios d’animation étaient considérés comme des sous-traitants au Japon. Ils étaient tout en bas de l’industrie cinématographique. Je voulais changer cet état de fait.
Quand j’ai visité les studios Pixar, j’ai vu des animateurs très fiers et confiants dans leur travail, des artistes respectés dans un environnement agréable. J’ai vraiment voulu émuler cela pour mon propre studio. Je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’ai toujours cette philosophie à l’esprit.
Les créateurs de demain sont notre futur. Nous plantons sans relâche des graines pour les générations à venir.
Comment voyez-vous le futur de Production I.G ? Pensez-vous que Ghibli perd enfin un peu de son hégémonie ? Quels sont vos prochains projets ?
Le nom de Ghibli rayonnera à jamais. Rien ne pourra changer leur contribution au monde de l’animation. Cependant, beaucoup de gens oublient que Ghibli a été créé par Toshio Suzuki dans le but précis de produire les films d’Hayao Miyazaki et Isao Takahata. Quand ils ont arrêté de faire des films, Ghibli tel que nous le connaissions n’existait plus. C’était écrit dès le début. Notre approche est un peu différente. Nous avons construit une relation très forte avec un cinéaste comme Mamoru Oshii, mais nous sommes toujours en quête de nouveaux talents.
Nous voulons faire de vrais films d’auteur. Par exemple nous avons eu l’opportunité de travailler avec Yoshimi Itazu sur Miss Hokusai, un projet où il était concepteur de personnages et animateur en chef. Nous avons vite compris que son talent avait été sous-employé pendant des années, et nous pensions qu’il avait un grand potentiel comme réalisateur. Alors nous lui avons confié le court-métrage Pigtails pour commencer, et maintenant il travaille sur une série télévisée, Welcome to the Ballroom.
Les créateurs de demain sont notre futur. Nous plantons sans relâche des graines pour les générations à venir.