AlloCiné : Les Témoins de Jéhovah sont rarement représentés au cinéma, pourquoi avez-vous choisi de centrer votre film sur cette communauté ?
Marco Danieli : L’Affranchie est inspiré d’une histoire vraie vécue par une amie à moi et à mon co-scénariste, Antonio Manca. Nous nous sommes donc librement inspiré de cela et d’autres témoignages que nous avons récoltés durant notre travail de recherche. Au départ, ma fascination pour cette communauté était de nature anthropologique, je voulais me confronter à un environnement humain et culturel dont on ne sait finalement pas grand-chose.
Mais ce qui m’a intéressé par-dessus-tout, c’est l’histoire de cette jeune femme qui remet totalement en question son appartenance aux Témoins de Jéhovah en tombant amoureuse d’un petit trafiquant de drogue. Une rencontre improbable qui conduit les deux personnages vers une révolution existentielle. Cette jeune fille fait preuve d’un double courage : d’abord celui de tourner le dos, pour l’amour d’un homme, à tout son environnement social et relationnel. Elle comprend ensuite que l’amour n’est pas le but de son parcours d’émancipation et qu’il est nécessaire qu’elle fasse son chemin seule.
Vous avez signé le scénario du film avec Antonio Manca, quelles sont vos méthodes de travail ?
Antonio et moi avons commencé à écrire au Centro Sperimentale di Cinematografia [une école de cinéma à Rome]. Je suivais le cours de réalisation et de scénario. Nous formons un duo créatif bien assorti. Nous nous faisons une grande confiance et cela rend le travail très harmonieux. Nous avons déjà écrit ensemble plusieurs courts métrages et nous avons aussi une expérience dans le documentaire.
Pour L’Affranchie, après une une première phase de brainstorming, nous avons écrit un premier traitement, puis petit à petit, nous y mettions de plus en plus de détails. Nous sommes ensuite passés à l’étape de l’écriture du scénario en nous divisant les différentes scènes à écrire. Puis on s’échangeait à nouveau ces scènes et chacun réécrivait les séquences de l’autre. Au final, cela créait une vraie osmose et nous avons fini par ne plus savoir quelle partie a été écrite par qui.
J’ai toujours nourri un grand intérêt pour les thèmes de l’identité, de la construction de la personnalité.
Diriez-vous qu’au-delà d’être une histoire d’amour, L’Affranchie raconte surtout l’histoire de l’émancipation d’une femme ?
J’ai toujours nourri un grand intérêt pour les thèmes de l’identité, de la construction de la personnalité, du rapport entre l’individu et la collectivité. L’orthodoxie religieuse me semble un terrain idéal pour explorer et approfondir ces thèmes-là car la manifestation de l’individu se heurtera inévitablement à la pensée communautaire. Pour cette raison, bien que mon film mette en avant une histoire d’amour complexe et passionnée, je le considère comme une histoire de parcours initiatique et non comme une œuvre romantique.
Pour devenir adulte, vous devez vous constuire un point de vue personnel sur le monde. Cela se met en place durant l’adolescence avec cette phase de conflit et dans quelques cas, une vraie rébellion contre la génération précédente. Dans un contexte religieux radical comme celui des Témoins de Jéhovah, tout peut se révéler encore plus compliqué. Vous êtes contraints de suivre les normes éthiques rigides du culte ou vous êtes expulsés, il n’y a aucun compromis.
Vous avez rencontré de vrais Témoins de Jéhovah durant la préparation du film ? Ils n’ont pas eu peur de l’image que le film allait renvoyer de leur communauté ?
Pendant la phase de documentation, nous avons en effet rencontré des Témoins de Jéhovah et des personnes qui ont été excommuniées ou qui se sont éloignées de cette communauté de leur propre initiative. Contre toute attente, et cela nous a beaucoup surpris, nous avons pu dialoguer avec les Témoins de Jéhovah de façon très ouverte.
En revanche, j’ai pris conscience que les Témoins étaient très inquiets quand ils ont appris que le film allait être projeté à la Mostra de Venise. C’est à ce moment-là que sont apparus sur le web des commentaires négatifs sur le film de la part des Témoins de Jéhovah, se confrontant à l’enthousiasme des gens qui étaient sortis de la communauté. Pourtant, personne n’avait encore vu le film.
Le titre original du film, La Ragazza del mondo, fait référence à la fois au désir de liberté du personnage principal, Giulia, et à la manière dont les Témoins de Jéhovah nomment ceux qui ne sont des leurs…
Tout à fait, les gens du monde sont ceux qui n’appartiennent pas à la communauté, ceux qui ne sont pas dans « la vérité ». Le « monde » revient souvent dans les sermons des Témoins, il est sans cesse diabolisé. Ils se considèrent comme les soldats de Dieu qui font une guerre pacifique contre le « monde ».
L’actrice principale du film, Sara Serraiocco, est incroyable ; comment l’avez-vous rencontré et comment s’est-elle préparée pour le rôle ?
Sara est pour moi « LA » Giulia ! Elle l’a d’ailleurs été 3 ans avant le début du tournage. J’avais réalisé à l’époque un petit spot promo pour le film avec un casting provisoire (une sorte de court-métrage). C’était une sorte de grande audition pour Sara. Elle m’a totalement convaincu dans la peau de cette jeune Témoin de Jéhovah que je n’ai même pas fait de casting pour ce rôle.
C’est une comédienne très expressive, elle a une manière de jouer très naturaliste, presque comme une actrice non-professionnelle, bien qu’elle ait déjà plusieurs longs-métrages à son actif. Elle a de la technique mais ça ne se voit pas durant les prises et c’est vraiment le top pour moi. De plus, elle possède un mystère dans le regard, quelque chose d’indéchiffrable qui la rend magnétique. Elle a toutes les facettes pour interpréter un personnage tiraillé par une crise existentielle et spirituelle.
Caméra à l’épaule, travellings, L’Affranchie possède un style particulier, quelle a été votre approche de la mise en scène sur le tournage ?
J’ai essayé d’être très rigoureux dans la représentation des Témoins de Jéhovah, en construisant un monde le plus réaliste possible. En revanche, d’un point de vue formel, j’ai été très libre. En général, l’action et la photographie vont dans une direction naturaliste, et souvent, la caméra à l’épaule donne la sensation d’assister à une scène de la réalité. Souvent, je fais des choix de mise en scène forts et explicites : pas avec une intention maniériste mais pour donner un certain lyrisme, doser la tension, l’émotion, augmenter le suspense ou le côté dramatique d’une scène.
Parfois, la caméra à l’épaule est remplacée par un travelling, la musique diégétique se transforme et devient extra-diégétique, le son est plus frappant, ainsi, le montage sera plus expressif. En fait, j’improvise beaucoup. Je ne fais pas de story-board, je veux faire vivre le plus possible le tournage sur le plateau en évitant d’avoir une mise en scène écrite à l’avance. Par exemple, pour la scène où Libero et Giulia s’embrassent pour la première fois, j’ai décidé de filmer avec des travellings latéraux. J’y ai pensé le matin même en regardant les acteurs bouger sur le plateau.
Je ne souhaitais pas raconter l’histoire d’un monde avec des gentils et des méchants.
Pourquoi avoir choisi de faire du personnage de Libero un bad boy ? Michele Riondino l’incarne de façon presque animale, avec une certaine agressivité intériorisée. Cela vient de vous où est-ce l’acteur qui a façonné son personnage seul ?
Je ne souhaitais pas raconter l’histoire d’un monde avec des gentils et des méchants. Si Giulia avait trouvé un brave garçon, l’histoire aurait été très manichéenne. D’un côté les Témoins de Jéhovah renfermés dans leur orthodoxie et de l’autre côté, le monde où on peut être heureux. Là, Giulia se jette dans les bras de Libero, pourtant lui aussi se débat dans sa profonde insatisfaction existentielle.
Mais contrairement à la jeune femme, son envie d’évoluer est plus faible et se heurte au grand désir de changement de Giulia. Michele Riondino a proposé sa vision du personnage dès le premier jour des essais. Nous sommes partis de cette base pour arriver au Libero que nous voyons dans le film.
Comment travaillez-vous les scènes émotionnelles avec vos acteurs ? Je pense à la scène particulièrement touchante de l'interrogatoire de Giulia.
En général, je tente beaucoup de choses avec les acteurs. Par exemple, avec Michele et Sara, nous avons répété toutes les scènes impliquant leurs mères respectives en 10 jours. En revanche, pour la scène de l’interrogatoire, j’ai utilisé une stratégie différente.
Pour amplifier le sentiment de malaise ressenti par Giulia, j’ai préféré ne pas faire de répétitions et tourner directement après en avoir parlé avec les comédiens. J’ai également fait pas mal de gros plans de Sara pendant qu’elle vivait intensément la scène, je ne voulais pas risquer de trop la fatiguer à faire des répétitions, nous aurions perdu une certaine authenticité.
La musique est composée par Umberto Smerilli, celle-ci accompagne le parcours de Giulia d’une très belle manière : comment avez-vous travaillé avec le musicien ?
J’ai commencé à parler avec Umberto Smerilli bien avant de tourner le film. Je lui ai suggéré, pour diverses raisons, de s’inspirer de la musique folk américaine. Le mouvement religieux des Témoins de Jéhovah est né aux Etats-Unis et cette empreinte culturelle se ressent beaucoup en Italie. Par contre, cette organisation très soignée et cette planification des activités de prosélytisme ne sont pas dans l’ADN des italiens qui ont tendance à être moins rigoureux.
L’idée du folk me plaisait car elle évoquait un monde rural fait de petites communautés très solidaires pour qui les étrangers représentent une menace et sont très redoutés. Umberto Smerilli a pris en compte ces suggestions pour les élaborer et les transformer afin de les injecter dans ses compositions.
Le cinéma italien me semble être d’une grande vitalité.
Quelle est votre opinion sur la vitalité du cinéma italien moderne ?
Le cinéma italien me semble être d’une grande vitalité en effet. Il devient plus jeune, plus dynamique. Il y a des auteurs désormais reconnus et acclamés comme Paolo Sorrentino, Matteo Garrone, Paolo Virzi, et à côté, des jeunes cinéastes très intéressants comme Francesco Munzi, Claudio Giovannesi ou Eduardo De Angelis.
Il y a aussi des metteurs en scène qui jonglent avec brio entre cinéma d’auteur et films de genre comme Matteo Rovere (Veloce come il vento) ou Gabriele Mainetti (Jeeg Robot). Enfin, je pense que Luca Guadagnino est un réalisateur trop sous-estimé en Italie, il faudra compter avec lui dans les prochaines années.
Vous avez un nouveau projet en cours ?
Je suis en train d’écrire, avec Antonio Manca, un long-métrage à la frontière entre le mélodrame et le film noir. Le personnage principal sera encore une fois une femme. Ce sera un film dans la veine de ceux de Jacques Audiard.