Comment avez-vous convaincu l'abattoir qu'on voit dans Saigneurs de vous ouvrir ses portes ?
Vincent Gaullier et Raphael Girardot : Déjà en cherchant longtemps. Quatre ans de repérages et de... réponses négatives de différents abattoirs. Finalement, nous avons rencontré le directeur de l'abattoir de Vitré et nous avons insisté sur notre volonté de nous centrer sur les hommes et non sur les bêtes. Contrairement à d'autres qui voudraient que l'abattoir reste cette boîte noire interdite aux regards extérieurs, M. Langlois pensait que des images tournées honnêtement valent mieux que les images volées. Toute la profession souffre de l'image renvoyée de leur métier. Nous cherchions sincèrement à changer l'image de ces ouvriers. Non, ce ne sont pas des bourreaux mais des victimes de notre société qui veut manger toujours plus de viandes et toujours moins cher. Nous l'avons convaincu de notre volonté à documenter le travail, à recueillir les paroles d'ouvriers, à rendre compte du rythme de la chaîne et du savoir faire des abatteurs. En regardant nos précédents films, il a compris que nous ne cherchions pas le scandale, le sensationnel mais le regard honnête et juste. Le contrat moral était celui là : garder le point de vue des hommes. Et il nous a donné carte blanche. Nous avions nos tenues de travail et nous venions quand nous voulions. Près de 50 jours de présence sur place étalés sur un an.
Alors que le débat sur la souffrance animale fait rage et que les vidéos choc ont été révélées, vous proposez une plongée dans un abattoir à mille lieues des clichés. La seule image d'une vache agonisante est empreinte d'une grande compassion.
C'est vrai qu'après les images de L214, filmer en abattoir représentait une vraie gageure pour nous : comment éviter que la violence de la mort ne vienne aveugler le spectateur ? Comment filmer ce lieu, pour que le spectateur regarde l’homme, et non pas la bête ? Comment filmer la dureté de la tâche, la fatigue sans avoir le regard happé par cette patte tranchée ou par cette carcasse découpée en deux ? Les ouvriers nous l’ont dit eux-mêmes dès le premier jour : « C’est impossible de filmer ici, trop de sang, trop de bruit. » Trop d'image, trop de son. L'idée principale a été de garder le point de vue de l'ouvrier, rester de son côté. Nous sommes montés sur les nacelles pour nous coller à ces visages et à ces corps, nous rapprocher de leur position, ne plus les voir comme des objets de notre dégoût mais comme des sujets de notre colère. Nous leur avons donné la parole sur leur poste de travail pour que l’humain passe au dessus du bruit de la chaîne. En entendant leurs ressentis, leurs souffrances et leur recherche du travail bien fait, nous reconnaissons nos attentes de la vie. Les images ne sont pas édulcorées mais elles sont patiemment cadrées pour que la bête ne prenne pas toute la place. Et quand nous montrons cette vache agonisante, c'est d'abord presque la fin du film - nous avons préparé le spectateur à pouvoir cette image - et surtout nous sommes emmenés là par un ouvrier. C'est lui qui nous demande de regarder. C'est lui qui nous dit à tous que pour faire ce travail à ce poste (l'abattage) il faut beaucoup de courage. Nous avons alors de la compassion pour la bête ET pour l'ouvrier. Tout le parcours du film est de nous emmener jusque là. Nous voulons changer le regard sur les abatteurs. Ce ne sont pas des bourreaux, des tueurs mais des hommes et des femmes comme nous - sauf qu'ils subissent un traitement qu'on ne supporteraient pas longtemps. Et dire que maintenant ils vont être "vidéos surveillés" comme s'ils étaient potentiellement dangereux.
Vous vous intéressez au travail de la découpe plutôt qu'à celui de l'abattage. Cela vous permet de traiter le vrai sujet de votre film, la souffrance physique des ouvriers de cet abattoir.
Dès nos premiers repérages, nous nous sommes rendus compte que filmer un animal passant de vie à trépas rendait impossible d'entendre les ouvriers. Cette image aveugle le spectateur. Elle est tellement difficile à accepter qu'elle nous éloigne inexorablement des propos des abatteurs. Impossible alors de rentrer en empathie avec eux. Par contre, quand vous arrivez à 5h30 du matin et que la chaine se met en route dans un bruit qui va aller croissant, au rythme répétitif avec toutes les 20 secondes, une carcasse de mouton ; toutes les minutes une vache ou un taureau. Quand vous restez sur la chaîne, à leur niveau, que vous voyez les visages crispés, en sueur, la concentration extrême pour bien faire le boulot et ne pas se blesser, la pression, le bruit.... Et ainsi de suite, toute la journée, avec des pauses de 9 minutes toutes les trois heures, alors que - sans travailler - vous n'arrivez pas à tenir plus de d'une heure sans aller faire de pause. Alors, la souffrance des hommes crie plus fort que les bêtes. Mais pour ça, il faut se donner la peine d'être vraiment sur place, avec eux, au plus près, sans cette distance qui arrange bien des gens. Voilà pourquoi il faut se battre pour que la loi sur la pénibilité ne doit pas être abrogée ; au contraire, elle doit être renforcée pour baisser encore l'âge de départ à la retraite anticipée.
Tout au long du film, c'est le travail des hommes et leur usure qui vous intéressent.
Souvent un film se construit en réaction. Nous en avions assez d'entendre que les ouvriers avaient disparu, que le prolétariat n'existait plus. Ce qui est vrai c'est qu' on les cache de plus en plus, allant même jusqu'à leur trouver d'autres noms, comme technicien ou opérateurs mais aujourd'hui encore 25% de la population active se dit ouvrier. Et ils souffrent, et ils ont toujours la retraite au même âge que nous, et ils ont toujours une espérance de vie inférieure (6 ans). Ça suffit. Comment supporte t-on encore que des femmes et des hommes soient cassés à 50 ans, invalides à cause de leur travail. Pour cette raison, l'abattoir était le lieu parfait pour rendre visible cette usure. Sur cette chaîne, les ouvriers sont face à eux mêmes. Ils se coupent, se dépècent, se mettent en morceaux... Ce sont eux qui sont sur les crochets. Car la chaîne casse, découpe, tue les hommes. À l'abattoir, il n'y que pas que les animaux qui sont à l'abattage.
On parle beaucoup du temps qui passe (pour les cadences), du temps qui va passer et du temps passé. Il s'en dégage un désenchantement profond, et d'autant plus profond que ses salariés donnent l'impression d'être prisonniers de cette usine.
Si les ouvriers existent bel et bien, ce que notre société libérale a réussi à faire ces dernières années, c'est de faire disparaître l'esprit de classe prolétarienne. Il y a un sentiment d'être coincé là, de ne pas pouvoir y faire grand chose, non seulement de ne pas l'avoir choisi, d'à peine se souvenir comment ils sont restés alors qu'ils voulaient être là pour trois mois mais d'être encore surpris quand à 50 ans le corps lâche, de râler à peine quand les cadences augmentent et pas le salaire. Depuis quelques années, nous ne voyons ressurgir les luttes qu'au moment où on "enlève" le travail mais plus pour se battre pour de nouveaux droits ou même pour refuser de nouvelles charges. En restant confiné dans le hall d'abattage, nous avons voulu rendre compte de ce temps distendu entre ces cadences qui épuisent, cette retraite qui n'arrive pas et ce premier jour difficile à se remémorer. Dès le début du projet, le huis clos était essentiel pour nous. Il nous permet de faire ressentir cet emprisonnement, cet inexorable recommencement sans en parler plus précisément. La pause cigarette dans la cour juste devant l'usine, sous les lampadaires blafards de 6h du matin, est le seul moment où nous sortons du hall, tout un symbole.
On est étonnés par le travail sur le son. L'environnement est extrêmement bruyant mais vous parvenez à nous faire entendre les sons du travail.
C'est vrai qu'autant le travail de cadrage à l'image était important, autant nous avons porté un soin tout particulier à la bande sonore. D'abord sur le tournage car il fallait pouvoir entendre et se faire entendre des ouvriers, ce n'était pas une mince affaire car à plus d'un mètre de distance, on n'entend plus la personne qui est en face de nous à moins de lui crier un mot simple et détaché. Un enfer ce bruit. Tous portent des bouchons d'oreille, ce n'est pas la moindre des pénibilité du lieu. Et le travail en post production fut de rendre compte de cette pression de chaque instant qui rythme le temps dans ce hall. Le son clinquant des crochets qui passent derrière les ouvriers toutes les trois secondes, les scies circulaires toutes les 30 secondes, les puissantes sirènes d'arrêt stridentes sans oublier les meuglements qui viennent de la bouverie, les os qui craquent sous la machine... Toute la barbarie de la production industrielle, c'est dans le son que nous l'avons représentée, ondulant du silence glaçant au bruit assourdissant, tel que nous l'avons subi.