AlloCiné : Pouvez-nous raconter la naissance du projet Nocturama ?
Bertrand Bonello : Tout a commencé il y a 6 ans à peu près. J’étais en train de préparer L’Apollonide, qui est un film en costumes, très opiacé. J’ai eu envie de faire ensuite un film très contemporain et en pensant à cela, la première image qui m’est venue, c’est le sentiment d’étouffement, d’explosion. C’était bien sûr un ressenti personnel et très vite j’ai eu l’idée un peu formelle de ce film. C’est-à-dire une première partie qui serait une espèce de ballet avec des gens isolés puis une deuxième partie après les explosions avec ces gens qui se retrouvent dans l’attente.
C’est donc venu de ce ressenti et de cette idée de « comment le raconter ? » en étant plus dans l’action que dans le discours. J’ai écrit ensuite une première version puis j’ai fait L’Apollonide et on m’a proposé Saint Laurent alors j’ai mis Nocturama entre parenthèses. Au fur et à mesure que le temps passait, je retravaillais les versions mais globalement, le film qui existe est très proche de ma première version.
Après le 13 novembre, Paris est une fête est devenu une espèce de symbole. Il était donc évidemment impensable pour moi de garder ce titre.
Pourquoi avoir changé le titre de Paris est une fête à Nocturama ?
Après le 13 novembre, Paris est une fête est devenu une espèce de symbole. Il était donc évidemment impensable pour moi de garder ce titre. C’est toujours difficile de changer quand on a un titre depuis très longtemps. J’ai donc fouillé comme souvent dans ma discothèque et je suis tombé sur l’album de Nick Cave « Nocturama ». J’aimais bien le côté un peu abstrait du titre, le côté vision de nuit. Quand je lui ai demandé l’autorisation, car je pensais que c’était un mot qu’il avait inventé, il m’a dit que ce n’était pas le cas, qu’il s’agissait de la partie d’un zoo dans laquelle se trouve les animaux nocturnes. J’aimais ce que ça racontait par rapport au film.
Le terrorisme ne date pas que de 2015, on vit avec depuis très longtemps.
Dans le contexte actuel délétère de menace terroriste, n’avez-vous pas eu peur de vous attaquer à ce sujet-là et avez-vous une crainte pour la sortie du film vu son thème sensible ?
Non, je n’ai pas eu peur, le terrorisme ne date pas que de 2015, on vit avec depuis très longtemps. Je crois que le seul danger aurait été de vouloir mélanger l’actualité et la fiction. Mon travail, d’autant plus sur ce film que sur un autre, est de rester concentré sur mon sujet, rester sur le territoire de la fiction et de la mise en scène et de ne pas me laisser influencer. Concernant la sortie, je pense que le film est plus problématique pour ceux qui ne l’ont pas vu que pour ceux qui l’ont vu. Quand on ne l’a pas vu on peut s’en faire une fausse idée. Les journalistes qui l’ont vu le remettent à son endroit et en ce sens je n’ai pas peur pour sa sortie.
Le film possède tout de même une résonance avec l’actualité…
Oui mais elle est ailleurs, et là il faut faire confiance aux journalistes en tant que « passeurs ». Jusqu’ici ça va, ils prennent le film pour ce qu’il est.
Comment avez-vous réuni cette bande de jeunes acteurs talentueux et comment ça s’est passé avec eux sur le tournage ?
C’est un peu comme pour L’Apollonide en fait. C’est-à-dire qu’il faut savoir prendre le temps. Les castings de ces deux films ont duré 9 mois par exemple. Il faut prendre le temps parce que c’est difficile de fabriquer un groupe qu’on veut un peu hétérogène et qu’on veut en même temps qu’il fonctionne. Trouver le premier acteur est toujours assez simple, puis le deuxième doit aller avec le premier tout en étant bon etc. On arrive ensuite à la fin où il faut la pièce manquante. Donc si on s’accorde le temps, ça va. J’ai cherché à la fois du côté des gens qui avaient un peu joué et du côté des gens qui n’avaient absolument jamais joué. Je tenais à ce mélange pour qu’une partie du casting structure l’autre et la seconde partie qui désarçonne un peu la première.
Mais c’était vraiment le même principe que L’Apollonide, c’est du 50-50. On a cherché en tout cas les non-professionnels plutôt du côté de gens assez militants qui traînaient du côté des manifestations un peu actives car il faut bien avoir un point de départ. Sur le tournage, il y a un truc qui vous échappe à un moment. Ils se mettent ensemble, on n’a pas pas le même âge et il y a quelque chose en effet qui prend entre eux et il faut leur laisser ça. Mon travail consiste ensuite à trouver ma position, je ne suis pas leur père ni leur copain. Je voulais respecter aussi qui ils étaient ; j’ai donc opté pour une mise en scène très fictionnelle tout en me disant qu’à l’intérieur du cadre, ils allaient amener quelque chose d’un peu documentaire. J’aimais travailler cet équilibre-là.
Il faut arriver, quand on tourne en numérique, à retrouver un peu du sacré sinon ça peut se détendre un peu trop.
C’est la première fois que vous tournez en numérique, cela change-t-il quelque chose en termes de mise en scène justement ?
C’est très bien pour ce film d’assumer un côté un peu âpre, un peu dur, surtout après sorti deux films d’époque très travaillés en 35mm. Le numérique change tout de même beaucoup de choses. Déjà, la pellicule coûte cher, donc quand on démarre une prise en 35mm, il y a tout de suite un truc un peu plus « sacré ». Là, on peut tourner des répétitions, on est plus libres, peut-être un peu plus détendus. Après, il faut arriver, quand on tourne en numérique, à retrouver un peu du sacré sinon ça peut se détendre un peu trop.
J’ai travaillé le numérique exactement de la même manière sinon ; je ne fais pas beaucoup de prises de manière générale et ce n’est pas parce qu’on ne payait pas la pellicule que ça a changé ma manière de faire à ce niveau. Les plans sont précis, il y a un début et une fin, je ne laisse pas tourner ad vitam pendant une heure par exemple. C’était quand même une grosse caméra, du matériel un peu lourd, il n’y a donc pas tant de différences que ça sur la manière de faire.
Je fais toujours fait très attention au son, il peut se scénariser aussi. C’est quelque chose qu’il faut prendre en compte dès l’écriture du scénario.
Il y a donc clairement deux parties distinctes dans le film, une première avec ce ballet dans les rues et le métro de Paris et une deuxième en huis-clos dans un centre commercial qui possède une ambiance onirique. C’est une chose à laquelle vous aviez pensé dès l’écriture ?
En effet, le mélange entre « l’ultra-réalisme » de la première partie, c’est-à-dire les bons trajets de métro, les bons endroits à Paris, Manuel Valls qui est cité, cette espèce de grande précision, et l’abstraction du grand magasin, était dans le projet de départ. Sachant que le centre commercial allait représenter une idée du monde à l’intérieur d’un monde chaotique. Et ce monde parfait est forcément parfait, coupé en plus de l’extérieur, pas de portables, pas de fenêtres.
Cela donne une dimension un peu rêvée. C’est aussi une des raisons pour laquelle j’aimais bien le nouveau titre, Nocturama, cela donne un côté noctambule, rêve ou cauchemar. C’est ce qui rend aussi le retour au réel d’autant plus brutal. J’aimais bien l’idée des contrastes, même quand Finnegan Oldfield sort du grand magasin et revient, on retourne au réel et cela se sent notamment dans le son.
Il y a d’ailleurs un travail très minutieux sur le son…
Je fais toujours fait très attention au son, il peut se scénariser aussi. C’est quelque chose qu’il faut prendre en compte dès l’écriture du scénario. Il s’agit de savoir de quel son on a envie comme de quelle image on a envie. Si on le prend très en amont et qu’on écrit beaucoup de choses dessus, il prend forcément une ampleur narrative et finit par raconter quelque chose.
Les jeunes attaquent des cibles qui représentent des symboles très forts, le ministère de l’Intérieur, une banque, se réfugient ensuite dans un centre commercial, symbole du capitalisme et de la consommation… Aviez-vous la volonté de dénoncer ces institutions qui, en quelque sorte, étouffent la jeunesse ?
Dénoncer, le mot est grand. En tout cas je souhaitais montrer ce qui peut sembler étouffant, oppressant, pour la jeunesse de maintenant. Ce sont des symboles assez forts, ils n’ont pas une volonté de tuer mais de pointer quelque chose.
À l’image de la statue de Jeanne d’Arc qui brûle, une image saisissante…
Je réfléchissais à de symboles français républicains. Jeanne par exemple est un symbole qui tout d’un coup est devenu l’égérie d’un parti d’extrême-droite. C’est des choses qui peuvent aussi agresser ; et faire brûler Jeanne montre la volonté de pointer quelque chose beaucoup plus que de tuer par exemple.
La fin du film évoque une génération perdue, une jeunesse sacrifiée…
On peut presque se dire qu’il y a 100 ans, en 1914, on a sacrifié une jeunesse et 100 ans après on en sacrifie aussi une autre d’une façon différente. Je n’aime pas trop les films à message, à discours, ce n’est pas mon rôle ; en revanche, l’idée que quand on sort du film on se dise : « il y a une jeunesse qui pourrait être sacrifiée si elle ne réagit pas » est une idée à laquelle j’ai pensé.
La structure, la transmission, l’éducation, ce sont des choses fondamentales pour renouer avec une idée de la civilisation.
Adèle Haenel dit une phrase lourde de sens dans sa scène : « ça devait arriver ». C’est un sentiment qu’on a tous, pensez-vous qu’il y ait un espoir pour cette jeunesse ?
C’est un sentiment qui monte en fait ; en ce qui me concerne c’est depuis 2010 quand j’ai eu envie de faire un film contemporain. Si j’ai un espoir ? Oui bien sûr, après, par quoi ça peut passer… là on dépasse le film, c’est assez compliqué. La structure, la transmission, l’éducation, ce sont des choses fondamentales pour renouer avec une idée de la civilisation.
Le choix d’utiliser Adèle Haenel dans ce rôle précis pour lui faire dire cette phrase choc est-elle une volonté de votre part de marquer le spectateur via une comédienne connue qui va forcément retenir directement l’attention du spectateur ?
Elle dit une phrase la fois banale et en effet, choc. Sinon je connais bien Adèle et je me suis dit que si Paris explosait comme ça, elle prendrait son vélo pour aller regarder. Ça lui ressemblerait. J’avais vraiment envie que ça vienne d’elle ; après c’est vrai qu’elle est plus connue mais elle représente une voix en fait. Finnegan Oldfield sort une fois, on sent qu’il a envie de voir ce qui se passe, éventuellement de s’échapper, puis elle le ramène à une réalité. Il s’aperçoit alors que le monde n’est peut-être plus possible pour lui à l’extérieur et il rentre dans le magasin. J’avais envie qu’il entende cette phrase et que les spectateurs aussi l’entendent.
Concernant la scène de fin spoiler: avec l’intervention du GIGN, qui est très minutieuse, très fluide, j’imagine que la préparation a dû être longue et difficile…
En effet, elle était très préparée, notamment spoiler: avec un ancien membre du GIGN. Il nous a vraiment beaucoup aidé sur les déplacements, les méthodes. La première chose qu’il a faite c’est de venir voir le décor. Quand il l’a vu, avec tous ces étages, beaucoup de hors-champ, le fait qu’il n’y ait pas de visibilité, il nous a expliqué comment le GIGN travaillerait. Toute la difficulté pour eux étant de savoir ce qu’il se passe à l’intérieur ; et ne sachant pas ce qu’il peut se passer, on est parti sur cette espèce d’infiltration. Je lui disais à peu près ce que je souhaitais et lui mettait tout en place très précisément.
Comment procédez-vous ensuite au montage, avez-vous la structure du film déjà prête dans votre tête ?
Je respecte énormément le script qui est très précis, y compris dans les flash-backs, les allers-retours, les changements de points de vue. Tout ça est déjà écrit en fait. Donc on fait la première version comme ça, évidemment, ça ne marche pas très bien. Donc on malaxe, on travaille, puis on finit par retrouver le scénario mais en étant passé par des chemins de traverse.
La version finale est proche du script mais il a fallu passer par pleins de méandres. Le genre de choses qu’on retrouve dans le film, c’est-à-dire les split-screens, changements de points de vue, retours en arrière, si ce n’est pas écrit, ça fait « bricolé », c’est pourquoi le scénario doit être précis.
Vous avez dit que vous aviez pensé la musique du film comme une sorte de retour à l’enfance…
En effet, car la musique m’évoque ça comme à beaucoup de monde. Par exemple dans la dernière séquence avec le générique d’Amicalement vôtre, au-delà du fait que la musique soit très belle, quand on approche de la fin, il y a cette espèce de sentiment d’enfance, de nostalgie, qui surgit.
Il y a des plans où j’ai l’impression de voir des enfants bien qu’ils soient âgés d’une vingtaine d’années. C’est vraiment très troublant.
Les acteurs ont aussi des visages très enfantins pour certains…
C’est un truc qui m’a beaucoup surpris au tournage mais encore plus au montage. Il y a des plans où j’ai l’impression de voir des enfants bien qu’ils soient âgés d’une vingtaine d’années. C’est vraiment très troublant et c’est sûrement là que le film m’a le plus bouleversé quand je l’ai revu fini.
À l’image de ces plans où certains personnages se retrouvent devant des mannequins habillés comme eux.
En effet, il y a là une part de conscience et d’inconscience. J’ai l’impression que, pour certains, c’est vraiment quand la fin du film approche, qu’ils réalisent des choses. Je trouve ça assez touchant et c’est eux qui amènent ça, ce n’est pas forcément des choses pensées comme quand je vous disais qu’il y avait une partie documentaire qui arrivait. Et c’est assez beau de respecter ça venant de leur part, cette volonté de ne pas vouloir toujours tout maîtriser.
Le film est long, 2h10, la première partie peut déconcerter par la longueur du ballet dans le métro, la préparation des attentats, les trajets etc. Est-ce une volonté de votre part d’allonger ces moments pour créer le malaise chez le spectateur ?
J’étais parti pour un film un peu plus court, et je me suis aperçu dès le début du tournage qu’il fallait accompagner aussi, on ne pouvait pas être juste dans le montage parallèle avec l’action pure etc. Je pense qu’il fallait être avec eux. Ce temps passé à marcher par exemple, est indispensable. J’ai essayé une version sans, en étant beaucoup plus dynamique et ça ne fonctionnait pas.
Je trouve que ça amène en tension et en hypnotisme aussi. Du coup le film a pris une durée un peu plus longue du fait de cet accompagnement des personnages ; c’est beaucoup les mouvements qui ont rallongé le film en fait. Mais je pense que ces mouvements sont importants, ça donne de l’ampleur.
Tourner dans le métro, c’est « sport ». Mais c’est assez marrant parce qu’il y a une ambiance que l’on ne peut pas récréer.
Vous n’avez pas eu trop de difficulté pour tourner dans le métro ?
On tournait en mode quasi-documentaire en fait. On avait quelqu’un de la RATP avec nous et on avait le droit de tourner à peu près partout sans gêner les usagers. Après il faut faire attention à ne pas accrocher trop les visages mais comme ma mise en scène est très axée sur les personnages principaux, ça va. Après c’est difficile de tourner dans le métro, c’est « sport ». Mais c’est assez marrant parce qu’il y a une ambiance que l’on ne peut pas récréer.
Avez-vous déjà un autre projet en tête ?
Pour l’instant je n’ai aucun projet. Ce film-là a été assez lourd à porter dans le sens où il n’est pas anodin. Je pense qu’il faut qu’il sorte et que je vois ce qui se passe. C’est difficile pour moi d’enchaîner immédiatement après quelque chose comme ça.
Propos recueillis par Vincent Formica à Paris le 19 juillet 2016