AlloCiné : Votre film adopte une approche originale dans son traitement du deuil et du veuvage, vu par le prisme de la culpabilité et pas uniquement de la douleur…
Ariel Rotter : Je crois que les deux sentiments, la douleur et la culpabilité, forment un tout indivisible. Je ne peux pas me prononcer sur le fait que mon approche soit originale ou non, mais je pense qu’elle est singulière. Le film essaye de plonger le spectateur dans tous les aspects du ressenti de cette femme, avec ses complexités et ses contradictions. Il ne propose pas uniquement une facette de ce ressenti. Durant tout le processus de création du film, j’avais peur que les spectateurs ne puissent pas s’identifier à elle, compte tenu de la spécificité d’un ressenti qui reste propre à chacun dans ce genre de situation. Nous sommes face à une femme qui ne peut pas exprimer sa douleur et qui doit répondre à deux questions très différentes : une qui la projette dans le futur, pour déterminer si elle peut refaire sa vie et celle de sa famille ; l’autre qui la ramène en arrière, pour tenter de faire face à la douleur qu’elle n’a pas pu gérer jusque-là. Ce double postulat résume parfaitement le personnage. Par ailleurs, intimement, je sentais que c'était une sorte de film de fantômes. Un film dans lequel chacun des hommes, qu’il soit présent ou absent, ne se révèle pas totalement tout en exerçant une force invisible sur elle.
Pourquoi avoir opté pour une photographie en noir et blanc, magnifique au demeurant ?
On a tendance à croire que le réalisateur décide de tous les aspects d’un film. Personnellement, je pense l’inverse : tous ceux qui participent à la création d’un film sont "esclaves" de celui-ci. Je vais essayer d’être plus clair : c’est comme si le film, d’une certaine façon, existait déjà. Dans notre ressenti, dans notre imagination, dans notre coeur. Dès lors, notre travail consiste à matérialiser tous ces éléments induits par le projet, et de les traduire concrètement à l’image à travers des scènes qui, une fois mises bout à bout, donneront un film. Cela s'applique à l’esthétique d’un film. Pour le traitement visuel, j’avais déjà en tête que ce serait ainsi, en racontant leur passé à travers une série d’histoires et de photos en noir et blanc.
Deux de ces photos étaient accrochées chez moi, et mettaient en scène deux personnes que je ne connaissais pas et qui ne pouvaient donc pas répondre à mes questions. Ces deux photos ont créé en moi de nombreuses spéculations et questionnements. Ils étaient en quelque sorte mes propres fantômes. D’autres photos sont restées pendant quarante ans dans un placard sans que personne ne les regarde jamais. Personne à part moi, Depuis tout petit. Ces photos étaient la seule trace tangible d’une famille unie, et la seule preuve que ça avait bien existé. Par conséquent, je n’ai jamais envisagé de faire ce film en couleurs : pour moi, il a toujours été destiné à être en noir et blanc. Au final, le magnifique travail du directeur de la photographie Guillermo Nieto et du directeur artistique Aili Chen ont emmené le film vers une austérité élégante.
Le public français a découvert Erica Rivas dans "Les Nouveaux sauvages", avec un rôle plein de fureur et de violence. Vous lui offrez ici un rôle à l’opposé, dans lequel elle doit faire vivre son personnage avec sensibilité, dans le ressenti et avec peu de dialogues…
J’ai écrit le scénario avec Erica Rivas en tête. C’est une actrice qui m’a toujours touché. Elle semble être constamment dans un état un peu "désaxé", un mélange permanent de calme et d’anxiété. Erica a une tendance naturelle à faire ressortir ses émotions, et ce film lui a permis d’aborder un registre à l’opposé. C’était difficile pour elle comme pour moi de retranscrire à travers son calme apparent la complexité de son état intérieur. J’ai travaillé avec elle en amont de la finalisation du scénario, et je lui partageais notre avancée sur l’écriture. Le processus a été long et complexe à cause de mon manque de distance avec le matériel, dans la mesure où je travaillais à partir de mes liens affectifs et familiaux. Ca a été très marquant durant la création du film, y compris pendant le tournage et le montage. Erica a un vrai talent pour aborder, comprendre et interpréter ses personnages. C’est sa force. Sur ce film, mon travail avec elle a consisté, avant toute chose, à passer en revue toutes les voies possibles du personnage pour qu’elle puisse ensuite déployer toute sa palette de nuances au sein de ce cadre défini.
Que vous inspire le titre français de votre film, "Un homme charmant" ?
Je n’ai jamais beaucoup aimé les changements de titres. Je pense que le titre d’un film fait fondamentalement partie de son identité. Cependant, je dois admettre que le titre original, "La Luz Incidente", est assez poétique, et qu’il est compliqué à mémoriser et encore plus à expliquer. Je ne sais même pas comment on pourrait le traduire en français ! Quand j’ai reçu la proposition de titre pour l’exploitation française, j’ai senti que -pour une fois- je devais laisser une place au distributeur pour qu’il puisse apporter sa contribution. Et en même temps, je trouve étrange et un peu risqué de proposer un titre aussi sarcastique, qui suggère l’inverse de ce qu’il signifie.
Et en même temps, le titre fonctionne. Ernesto, le nouveau prétendant, est clairement un homme charmant… mais il affiche une attitude intrusive et même assez inquiétante. Pourquoi avez-vous fait en sorte qu’il mette le spectateur mal à l’aise ?
Je crois que ce malaise repose sur le fait que son comportement est toujours bien intentionné. De son point de vue, il fait ce qui est le mieux pour tout le monde. Le seul problème, c’est qu’il ne prend pas en compte le souhait de l’autre… Dès lors, son énergie et son engagement deviennent écrasants. Le spectateur ressent que quelque chose ne va pas, mais Luisa n’a pas cette lucidité. Le spectateur est donc le seul à encaisser le malaise, renforcé par le fait que Luisa ne réagisse pas. L’ambiguité est intéressante chez ce personnage : ça le rend parfois très agréable, parfois très envahissant, parfois trop dans l’emphase et l’éxagération… On alterne sans cesse entre les sentiments que cette relation peut fonctionner ou pas. Mais on ne peut jamais trancher. Ernesto embrasse cette occasion irrésistible : celle de pouvoir jouer un rôle de sauveur majestueux. Il rencontre cette jeune femme séduisante et ses deux filles qui, de son point de vue, ont clairement besoin de lui. Cela devient donc SA mission. Tout ceci permet de dessiner au final un personnage très singulier.
L’époque -les années soixante- est très importante dans votre récit : ce que l’héroïne voit comme un nouvel amour peut surtout être pour elle une manière d’assurer l’avenir de ses filles et de les protéger, et aussi de répondre aux conventions sociales de l’époque…
C’était très important pour moi qu’on comprenne l’époque par rapport aux comportements des personnages. De ce point de vue, les paradigmes du bien vivre liés à ces années ont une influence majeure sur les choix des protagonistes. C’est le cas encore aujourd’hui, mais c’était encore plus évident durant ces années, où la conception de ce que devait être une famille complète, saine et réussie devait forcément inclure une figure paternelle, non seulement en tant que fournisseur de ressources, mais aussi en tant que figure qui garantit un cadre solide aux enfants. En revanche, je ne voulais pas prendre position sur la condition des femmes, vis à vis d’une époque ou de la société des classes moyennes argentines. Je voulais simplement essayer de comprendre la nature humaine et contradictoire de ces personnages et de ce noyau familial qu’ils forment des ces circonstances précises.
Pour Luisa, l’énergie de ce prétendant est convaincante et attirante. Et malgré son lien affectif avec son défunt mari, son souhait de retrouver une "normalité" va troubler sa perception entre ce dont elle a besoin et ce qu’elle veut vraiment. De son côté, Ernesto est un célibataire de presque cinquante ans, qui trouve une occasion d’acquérir une famille complète et donc de répondre au paradigme de l’époque qui est de devenir un homme accompli. Paradoxalement, dans ma perception, il y a quelque chose de très actuel dans le comportement de ces personnages : ils sont engagés dans une fuite en avant, prisonniers de l’anxieté et de l’obligation de résoudre le fonctionnement de leur vie. Ils sont lancés dans une course intérieure pour terminer ce qui a été trop retardé.
Le plan final, dans son mouvement, pourrait suggérer que la caméra incarne le fantôme du mari. Etait-ce votre intention ?
J’aime beaucoup votre interprétation, même si je n’ai pas envisagé le film ainsi. Cependant, comme je le disais, c’est bien un film de fantômes, à travers lequel je propose une observation de l’univers dans lequel se déroule cette histoire. Toutefois, si le plan final représentait le fantôme du mari comme vous le suggérez, cela mettrait à mal le reste du long métrage, qui s’attache essentiellement au point de vue de Luisa. Je ne me serais donc pas permis cela… Mais c’est ce que j’aime avec le cinéma : chaque spectateur a sa propre lecture d’un film, même si elle ne correspond pas forcément à l'intention de départ. Le film est le spectateur. Et toutes les lectures sont valables et ont leur propre vérité. J’ai toujours voulu que le film s’achève sur cette mère et ses filles, seules. Pour montrer que c’est le noyau indivisible de cette famille. Et même sans savoir ce qui les attend ensuite, on sent que si elles sont ensemble, les filles iront bien. La caméra s’éloigne simplement parce que c’est la fin de l’histoire…
De Ariel Rotter, avec Erica Rivas, Marcelo Subiotto, Susana Pampin...
Quelques semaines après l’accident qui a coûté la vie à son frère et à son mari, Luisa revient peu à peu à la réalité. Un soir, elle fait la connaissance d’Ernesto, qui tombe aussitôt amoureux d’elle. Soucieuse d’offrir un cadre de vie sécurisant à ses deux petites filles, mais encore en plein deuil, Luisa ne sait comment gérer les avances de cet homme à la fois troublant et séduisant. Mais Ernesto est un homme pressé. Il est prêt à s’engager. Il parle déjà d’avenir. D'abord prévenant, il devient vite insistant, envahissant, étouffant. Dans le Buenos Aires des années 60, il n’est pas facile pour une femme de prendre le temps d’aimer à nouveau.