AlloCiné : Comment est né votre projet ?
Tamara Erde : J’ai grandi en Israël. J’ai suivi le système d’éducation israélien : je ne doutais pas de ce qu’on m’apprenait, je ne me posais pas spécialement de questions. J’étais très… patriote, si l’on peut dire. Quand j’ai fait mon service militaire en 2002, durant la deuxième Intifada, j’étais dans les Renseignements. Et pour la première fois, j’ai vu des choses que je n’avais pas vues dans les médias. J’ai eu un déclic, celui de me dire que je ne connaissais peut-être pas toute la situation, que je n’étais pas au courant de tout. J’ai donc cherché à en savoir plus, d’abord en lisant, en me renseignant sur l’Histoire d’Israël, sur la Palestine aussi en rencontrant des Palestiniens… J’ai fait quelque courts métrages de fiction et des expositions photos sur le sujet. Et j’ai fini par me poser cette question : comment se fait-il que je ne savais pas tout ça ? Alors qu’on a internet ? Et que nous sommes voisins ? La réponse était l’éducation. Il ne s’agit pas seulement d’informations manquantes ou déformées : l’éducation que j’avais reçue ne m’avait simplement pas incitée à être curieuse, à aller chercher, à me poser des questions… J’ai donc voulu voir comment était enseigné le conflit des deux côtés.
Comment votre démarche a t-elle été accueillie, que ce soit côté israélien ou palestinien ?
Ca dépend par qui, en fait. Quand il s’agissait des professeurs et des élèves, ils étaient très ouverts. Des deux côtés, quel que soit l’endroit. Au niveau du Ministère en revanche, c’était moins ouvert. Surtout du côté israélien, où j’ai été confrontée à pas mal de censure : l’interview de chaque professeur doit être validée et beaucoup n’ont pas pu me répondre car le Ministère mène une enquête sur chaque profil, et décline ou pas les demandes d’interviews. J’ai donc dû trouver des solutions en me tournant vers des écoles privées où le directeur pouvait prendre le risque de me laisser filmer sans autorisation.
Plus qu'une solution politique, votre film montre que l'éducation peut changer les choses. Mais c'est à la fois porteur d’espoir... et désespéré.
Si on regarde les choses aujourd’hui, que ce soit dans l’éducation ou dans d’autres domaines, il n’y a pas beaucoup d’espoir, effectivement. Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est d’avoir pu constater durant cette année scolaire à quel point les élèves ont changé. En bien ou en moins bien, mais en tout cas il y a une vraie force dans l’éducation, qui permet d’influencer la façon dont on perçoit le monde, sa propre situation, les autres… Si on leur donne de bons outils, on pourrait changer les choses. Mais ça veut dire que l’éducation doit se démarquer de la politique et suivre son propre chemin : c’est difficile, mais ce serait essentiel pour trouver une autre manière de résoudre ce conflit.
Sachant que le milieu dans lequel baignent les enfants compte aussi. Dans la séquence très forte de la visite du camp de concentration en Pologne, alors que le guide tente d'aller au-delà du traumatisme du peuple juif pour faire comprendre aux élèves qu'on doit faire en sorte que ça ne se reproduise plus pour qui que ce soit, ces derniers ne retiennent finalement que la nécessité de protéger leur pays...
Cette séquence montre bien que même si on essaye de changer l’enseignement, c’est loin d’être évident. Mais je ne pense pas que ce soit lié au milieu ou à l’entourage de ces élèves : c’est avant tout lié au système d’éducation. On étudie la Shoah à partir de la maternelle. Et depuis deux ans, c’est à partir de la crèche. C’est un thème central du système éducatif israélien, et qui n’est pas orienté comme ce guide essaye de le faire : c’est essentiellement centré sur le traumatisme du peuple juif, ça n’élargit pas la question. Quand ces jeunes, qui sont en Terminale, visitent ces camps, ils ont été modelés par dix ou onze ans d’enseignement de l’Holocauste très spécifique. Ils sont incapables de se poser les questions que pose le guide. L’éducation est donc fondamentale, sachant ensuite que la famille, l’entourage et les médias ont aussi un poids. Mais j’ai aussi vu des élèves qui finissent par adopter des idées différentes de celles de leurs parents : on peut changer les choses, c’est possible.
Comment les enseignants que vous avez rencontrés vivent-ils leur enseignement du conflit ? A leurs yeux, c'est la vérité, la vérité officielle, de la propagande ?
La plupart des professeurs apprennent à leurs élèves l’Histoire officielle, effectivement. Mais j’ai essayé de trouver des professeurs qui se posent et posent des questions. Sachant ensuite qu’il y a un spectre assez large entre simplement se rendre compte et parvenir à sortir de ce programme officiel. Le professeur qui accompagne le guide en Pologne, essaye de poser des questions, de dire qu’en 1948 les Juifs ont fait des erreurs… et en même temps il rappelle qu’ils n’avaient pas tellement le choix. Tous ces professeurs sont pris entre la nécessité de défendre les idées de leur pays –qui est en guerre, ce qui rend la nécessité encore plus impérative–, et ce questionnement que l’Histoire est toujours vue de "son" côté.
Justement, au-delà du conflit israélo-palestinien, votre film pose une question philosophique majeure : l'Histoire objective existe t-elle ?
Je ne sais même pas si c’est un but d’avoir une Histoire objective. Mon but en faisant ce film était de faire en sorte que les gens se posent des questions, que leur pays soit en guerre ou pas. En Ukraine ou à Taïwan, mon film a eu une forte résonnance. En France, nous avons montré le film lors de projections scolaires et la question a également été évoquée, par les élèves comme par les professeurs. Qu’on soit en guerre ou pas, chacun réalise que certains sujets ne sont pas abordés, ou le sont d’une manière très spécifique… La meilleure leçon qu’on peut enseigner en Histoire, c’est de dire aux gens de poser des questions et de douter. Qu’on ne retienne pas un événement ou une date n’est pas très grave : l’important c’est de garder sa curiosité. C’est ce qui fera de nous un bon citoyen. Dans une démocratie en tout cas.
Une autre séquence forte de votre film est celle du carnaval et des dessins présentés par les enfants, dans laquelle la violence s'invite dans un moment de joie. Que vous inspire cette jeunesse -dont vous faites partie- qu'on prive d'insouciance et d'innocence ?
La réalité est tellement forte, tellement présente, qu’elle impacte forcément les élèves et qu’elle change leur vision du monde. Un slogan du Ministère dit "Pas de politique dans l’école". C’est n’importe quoi : n’importe quel cours, sauf peut-être les mathématiques, sera politique. Tous les professeurs m’ont dit que s’ils respectaient ce slogan, les élèves auraient tout de même accès à la politique dans leur famille ou dans la rue. Du côté palestinien comme du côté israélien. Ils sont donc obligés de parler de cette réalité, car elle est partout, pour ne pas proposer une vision détachée et inactuelle aux enfants. Contrairement à ceux que je vois ici en France, ces enfants sont beaucoup plus matures. Mais leur enfance n’est clairement pas la même : il y a une innocence qui n’existe pas. Ou qui est perdue plus tôt. On voit la vie différemment, c’est certain.
Finalement, on a l'impression qu'ils n'ont que deux choix : détester ou ignorer l'autre...
Ignorer l'autre, ce n’est pas la seule solution… mais c’est la solution encouragée. Au-delà des murs physiques et autres checkpoints et frontières qui ont été construits, il y a un autre aspect moins évoqué dans les médias mais tout aussi important : le mur mental. Les gens ne s’en rendent pas compte, mais c’est une réalité. En Israël, la solution est désormais d’ignorer quand auparavant on parlait beaucoup de paix, de négociations, de solutions, de coexistence… On n’en parle plus du tout aujourd’hui. On va plutôt faire en sorte que le problème n’existe pas parce que les Palestiniens n’existent pas. Et du côté palestinien, il y a ce besoin de révolte et de résistance... et donc de la haine qui va avec. Quand j’ai fait le film, j’ai dû utiliser mon passeport français car c’est interdit pour une Israélienne d’aller en Palestine : on fait tout pour qu’on ne puisse pas se rencontrer ni parler, afin que l’autre devienne soit une sorte de monstre, soit inexistant. Mais il y a quand même des individus qui tentent de changer les choses et qui gardent espoir…
Justement, vous continuez à garder espoir, à vous dire qu'un jour une paix sera possible ?
Je garde espoir car on a quand même vu des choses qu’on ne pensait jamais voir. On a vu des murs tomber, des accords de paix, … Mais il faudra vraiment secouer les choses et les idées à la base de nos sociétés pour changer les choses. Pour moi, les solutions politiques ne marcheront pas. Il faut vraiment repenser les choses, et il faut oublier les vérités qu’on pense tenir et qui ne sont pas ce dont nous avons besoin pour avancer.
Votre film est-il sorti en Israël ? L'avez-vous présenté dans les écoles ?
Il est sorti dans les cinémathèques, les festivals et ce genre d’événements. Moi, je voulais surtout l’emmener dans les écoles. Mais ce n’est pas comme ici, où chaque professeur peut choisir les films qu’il projette à ses élèves : les films doivent être autorisées par le Ministère… et évidemment mon film n’a pas été autorisé ! (Rires) Dans les écoles publiques, je ne peux donc pas le faire. Mais je l’ai fait où j’ai pu le faire, et ça a été très fort et très émouvant de voir les professeurs et les élèves se rendre compte des problématiques, de leurs démarches, de leurs limites… et aussi de l’autre.
Vous pensez que ça a pu créer un déclic chez les élèves et planter une "petite graine" pour changer leur vision de l'autre ?
Je pense, oui. Mais c’était un moment plein d’émotions pour eux. Ne serait-ce que parce qu’ils se voyaient à l’écran. Il faudra donc laisser un peu de temps et revenir une deuxième fois pour initier une vraie discussion autour du film. Mais je pense que ça peut créer un déclic, effectivement. Notamment dans l’école mixte : même si ça se termine à 12 ans, ça peut planter une graine qui germera plus tard et qui leur permettra d’être différents d’enfants qui ne grandissent pas avec l’autre.
Quels sont vos projets après ce premier long ?
Je prépare mon premier long métrage de fiction. Ça restera un peu sur la thématique du conflit israélo-palestinien, mais ce sera une sorte de thriller, une quête d’identité qui se passe à Paris. Je prépare également un documentaire sur l’identité française -un autre sujet d’actualité majeur- et un autre documentaire sur les clichés de mon grand-père qui a pris des photos d’Israël des années 30 aux années 80 et qui faisait partie du mouvement sioniste-socialiste-communiste. C’est intéressant de voir son utopie et de voir comment il imaginait les choses... qui ne sont pas devenues ce qu’il avait en tête.
"This Is My Land", en salles le 20 avril