Hier, Spike Lee poussait un de ses coups de gueule dont il a le secret. Mais pour le coup, assez justifié. A l'annonce des nominés pour les Oscars, son sang n'a fait qu'un tour : sur 52 personnes nominées, il n'y a qu'une seule personne non blanche...Un triste constat, effectivement assez implacable. Le réalisateur trouve inacceptable l’absence de tout Afro-Américain dans les nominations pour les principales catégories.
Car les prétendants ne faisaient pourtant pas défaut : Will Smith pour Concussion, Idris Elba pour Beast Of No Nation ou Samuel L. Jackson dans le dernier opus signé Quentin Tarantino , Les Huit Salopards, auraient tous pu s’attendre à être nommé parmi les meilleurs acteurs dans un premier rôle de l’année. Côté réalisation, Ryan Coogler et F. Gary Gray brillent par leur absence pour Creed – L’héritage de Rocky Balboa et N.W.A – Straight Outta Compton.
En conséquence de quoi Spike Lee a décidé de boycotter la prochaine cérémonie des Oscars. Une vive polémique de plus entourant l'Histoire de cette cérémonie, qui par contrecoup donne encore plus d'écho et de relief à l'histoire de Hattie McDaniel, la première femme noire à remporter un Oscar dans l'Histoire de l'Académie des Oscars. Retour sur une histoire aussi douloureuse que poignante.
Hattie McDaniel, la première femme noire à remporter un Oscar
29 février 1940, Los Angeles. L'agitation règne à l'hôtel Ambassador. Le soir même doit se tenir au restaurant de l'hôtel, le Coconut Grove, la 12e cérémonie des Oscars. L'un des grands favoris est Autant en emporte le vent, et on sait que la comédienne noire Hattie McDaniel doit reçevoir l'Oscar du Meilleur second rôle pour sa performance sous les traits de Mama, l'ange-gardien de Scarlett O'Hara. Une première historique.
Mais dans la terrible Amérique encore ségrégationniste, la population noire est séparée des blancs. Il faudra attendre 1959 pour que la ségrégation soit déclarée inconstitutionnelle en Californie. La direction de l'hôtel est formelle : pas de personnes noires dans l'établissement. David O. Selznick, producteur du film, est obligé de décrocher son téléphone pour convenir d'une faveur spéciale pour ne pas gâcher la fête. C'est qu'il n'a aussi pas franchement envie de réitérer l'incident survenu lors de l'avant-première du film, organisée à Atlanta, dans l'Etat ouvertement ségrégationniste de Géorgie, le 15 décembre 1939. Ce soir-là, Hattie McDaniel subit l'humiliation d'être interdite de projection. Clark Gable, qui s'entend bien avec elle, menace alors de boycotter la soirée; l'actrice parvient à le raisonner de rester.
La direction de l'établissement cède à la demande de Selznick et accepte la comédienne, à condition qu'elle ne soit pas à la même table que le reste de l'équipe du film. C'est plus loin, isolée, qu'elle sera assise, accompagnée de son compagnon et son agent, William Meiklejohn. Lorsque vient son tour pour aller chercher son prix, l'émotion dans la salle est à son comble. Hattie McDaniel, fille de parents nés esclaves, cadette d'une fratrie de 13 enfants ayant grandi dans une pauvreté extrême dans le Kansas, prononce alors ces mots aussi douloureux que poignants :
"C'est l'un des moments les plus heureux de ma vie, et je veux remercier chacun d'entre vous pour m'avoir sélectionnée pour l'un des prix, mais aussi pour votre générosité. Cette récompense me rend très, très humble; et je la tiendrai toujours comme une étoile qui me guidera dans tout ce que je serai amenée à faire dans le futur. J'espère sincèrement que je serai toujours digne et ferai honneur tant à mes semblables qu'à l'industrie du film. Mon coeur est trop plein pour vous dire ce que je ressens, sinon que je vous remercie. Dieu vous bénisse".
Ci-dessous, les poignantes images d'archives de ce discours...
Nul désir de revanche dans ce discours d'une dignité qui force le respect. Et pourtant. Hattie McDaniel vient de loin. Très loin même. Alors toute jeune adulte, elle gagne sa vie comme chanteuse avec la troupe emmenée par ses frères et soeurs dans un Minstrel Show, ces vaudevilles racistes où les blancs se peignent le visage en noir (les fameux et infâmants "blackfaces") pour amuser la galerie. A partir de 1920, Hattie travaille à la radio comme chanteuse, et enregistre -avec succès- entre 1926-1929 plusieurs chansons, qui seront notamment éditées chez Paramount Record.
Frappée comme des millions d'américains par la Grande Dépression, elle se retrouve à faire des ménages dans les hôtels, travaille comme serveuse dans un Night Club, qui l'autorise à force d'insistance à la laisser chanter de temps en temps d'abord, puis régulièrement ensuite. En 1931, elle part à Los Angeles rejoindre ses frères et soeurs pour tenter sa chance dans l'industrie de l'Entertainment, mais ne trouve pas de place dedans. Elle travaille alors comme cuisinière ou serveuse. Un de ses frères, Sam McDaniel, qui travaille à la radio, parvient à la faire engager dans un show, Hi Hat Hattie, où elle incarne le rôle d'une domestique truculente. Le show est un succès, mais le salaire est si bas qu'elle est obligée de continuer son travail de serveuse à côté.
Si elle débute modestement au cinéma en 1932, elle devra attendre 1934 pour voir son nom enfin crédité au générique. C'est avec Judge Priest réalisé par John Ford, qu'elle obtient son premier vrai rôle. Mais elle est hélas presque toujours cantonnée au rôle de domestique joviale; des rôles qui jouent souvent avec les stéréotypes racistes.
L'Oscar qu'elle remporte en 1940 pour sa performance dans Autant en emporte le vent ne change malheureusement pas la donne pour Hattie McDaniel. Hollywood lui donne invariablement ou presque toujours le même rôle. Et les chiffres sont terribles : sur 95 films portés à son crédit au cours de sa carrière, elle a joué 74 fois la domestique. Au point que la puissante NAACP, l'organisation de défense des Droits civiques pour les afro-américains, l'accuse de largement contribuer à véhiculer les stéréotypes raciaux. "Je préfère jouer la bonne qu'être une bonne" répondra Hattie McDaniel. Reste que sa carrière ne décolle pas : "C'est comme si j'avais fait quelque chose de mal" dira tristement l'actrice, en 1944.
Finalement, c'est non sans une certaine ironie qu'elle (re)trouvera le succès à la radio, là où sa carrière perça. Elle est même la première femme afro-américaine qui travaille à la radio à gagner un salaire de 1000 $ par semaine. Le 26 octobre 1952, elle est emportée à l'âge de 57 ans par un cancer du sein.
Dans ses dernières volontés, McDaniel souhaitait être inhumée au cimetière d'Hollywood, aujourd'hui connu sous le nom de cimetière Hollywood Forever. La violence et l'humiliation de la ségrégation raciale la poursuivra jusque dans la mort : le carré réservé aux personnalités du Showbizz n'est réservé qu'aux blancs. Hattie sera finalement enterrée au cimetière Angelus-Rosedale, le premier cimetière inter-ethnique de Los Angeles à avoir ouvert.
En 1999, 47 ans après sa disparition, une plaque commémorative en marbre fut finalement apposée au cimetière Hollywood Forever. Onze ans plus tard, l'actrice Mo'nique lui rendra un vibrant hommage à la Cérémonie des Oscars, en allant chercher le trophée du Meilleur second rôle féminin pour Precious : "je remercie Hattie McDaniel d'avoir enduré tout ce qu'elle a enduré, pour que je n'ai pas à subir la même chose".