AlloCiné : Vous avez dédié votre vie au cinéma. Qu’est-ce qui vous a mis sur cette voie ?
Peter Mullan : J’aimais beaucoup regarder des films. Enfant, j’ai vu la plupart de mes premiers films grâce à la télé. Il y avait aussi un ciné à trois cent mètres de là où j’ai grandi. Du coup, je me faufilais à la moindre occasion, ou j’entrais par effraction. Mais mon éducation cinématographique s’est faite en grande partie via la télévision qui, à cette époque, était en noir et blanc. Au début, beaucoup de Laurel & Hardy, Charlie Chaplin, Spencer Tracy, Gary Cooper et de nombreux films de l’âge d’or hollywoodien. En grandissant, j’ai découvert le cinéma italien, français, japonais… tout ça grâce à la télé. Ça, c’était pour les films. Il y avait aussi beaucoup de grandes séries. Je crois qu’Alfred Hitchcock fut le premier à me faire prendre conscience que les films ne se faisaient pas tout seuls. Un jour, on comprend qu’il y a un mec qui s’appelle "le réalisateur". Alfred Hitchcock avait une collection de livres que je lisais quand j’étais petit qui s’appelait Les Trois jeunes détectives. Plus tard, j’ai compris qu’il mettait juste son nom sur la collection et qu’il ne les avait pas écrits lui-même. Il avait aussi une émission télé qui s’appelait "Alfred Hitchcock présente", qui durait deux heures et demie. Et puis j’ai vu Psychose très jeune, et ensuite Les Oiseaux. Je n’aurais pas dû les voir à cet âge-là, mais je me faufilais dans le salon où il y avait la télé, dès que mon père s’endormait. Du coup, aussi loin que je me souvienne, l’idée qu’on puisse faire un film me fascine.
Le jeu d’acteur, permet de remettre les compteurs à zéro. J’ai très vite compris qu’avec la comédie, on pouvait tout faire dans l’impunité.
Etes-vous vraiment devenu acteur dans l’espoir de passer à la réalisation ?
J’ai commencé à étudier la comédie à 21 ans, et je me suis lancé dans la profession peu après. Ça m’est venu à une époque où j’avais perdu ma dignité, ma fierté. Le jeu d’acteur, permet de remettre les compteurs à zéro. J’ai très vite compris qu’avec la comédie, on pouvait tout faire dans l’impunité. On ne peut ni faire du mal aux autres ni être blessé. Ou plutôt, on peut se faire du mal, mais on n’en fera à personne, c’est certain. C’était essentiel pour moi. Ça m’éclatait et je canalisais toute mon énergie là-dedans. Avec un groupe de camarades, on a créé nos propres spectacles et on a commencé à tourner là où les chômeurs se réunissaient ou chez les travailleurs sociaux, tout ça dans le cadre de mouvements politiques. S’il y avait une manif, on y allait et on jouait nos petites scènes. C’est pour cette raison que j’ai commencé à y croire, et que j’y crois encore ! Je faisais quelque chose qui m’amusait au service d’une cause bien plus grande. Pas juste pour moi, mais dans l’espoir d’un revirement politique. Ça reste vrai, même maintenant : dans le cinéma, autant que faire se peut, j’essaie de choisir des projets qui, pour certains, font un peu avancer les choses.
On imagine que votre échec à l’examen d’entrée de la National Film School vous a dérouté…
Oui, j’étais trop jeune. J’avais 21 ans et on m’a dit de réessayer à 25. A cet âge-là, tout vous paraît loin. Du coup, je me suis dit : "Pas moyen que j’attende quatre ans". Je me suis immédiatement mis à organiser les spectacles dont je vous ai parlé, mais je n’ai pas pu réaliser avant mes 33 ans.
A quoi ressemblait votre vie avant que votre carrière décolle enfin ?
Ça a tardé à venir, car je n’ai pas eu de vrai rôle avant mes 27 ans. Ma vie, avant ça, était très engagée politiquement, tournée vers le monde, et je passais mon temps à écrire et à mettre en scène des pièces de théâtre. Et puis pas mal de rôles bénévoles. J’aimais ça et je n’ai jamais laissé mon travail prendre le contrôle de ma vie. Je ne cours pas après l’argent, ça ne m’intéresse pas. J’ai quatre enfants, donc j’ai besoin d’argent pour les faire vivre. Mon travail m’intéresse pour ce qu’il est. Je ne l’ai jamais fait par intérêt financier.
En trois jours, j’ai appris plus que dans toute une vie, parce que personne ne travaille comme Ken [Loach] sur un plateau.
Votre rencontre avec Ken Loach a été décisive. Comment s’est-elle passée ?
La première fois que je l’ai rencontré, c’était pour Riff Raff, en 1990. Ma fille aînée, Mary, venait de naître. J’avais toujours rêvé de bosser avec Ken Loach. C’était un gars charmant, on a discuté vite fait dans une chambre d’hôtel. Je suis reparti chez moi et j’ai eu un message de mon agent me disant que j’étais dans la shortlist pour le premier rôle avec quatre autres gars. Il ne nous restait plus qu’à aller à Londres pour les bouts d’essai. J’ai fait la scène et je n’ai pas été pris parce que j’étais trop vieux. J’étais dévasté. Je venais d’avoir 30 ans et on me disait que j’étais trop vieux ! C’était tellement brutal ! Je venais de commencer dans le métier ! Plus tard, j’ai eu un nouveau message de mon agent me disant qu’ils me voulaient pour jouer le frère du héros. C’était un petit rôle, avec trois jours de tournage. J’étais dégoûté, c’est le premier rôle que je voulais, pas un personnage secondaire. Heureusement, après réflexion je me suis dit que je préférais trois jours avec Ken Loach que zéro. Personne ne filme comme lui. Sa façon de laisser les acteurs vivre est sans pareille. Et ce n’est pas simple : il ne suffit pas de les laisser seuls ! Ce qui est remarquable avec Ken, c’est qu’il garde la main sur sa mécanique. Tout le monde croit qu’un réalisateur peut tout orchestrer, mais c’est faux. Sauf pour Ken. De l’assistant réalisateur qui vous crie : "Action !" à 100 mètres jusqu’aux producteurs… Ken gère à tous les niveaux et c’est très dur à accomplir. J’en sais quelque chose. Evidemment, plus le projet est important, plus la mécanique est lourde. Pour lui, peu importe la taille du projet : il est toujours là. Il garde la main mise sur tout justement pour dissocier la mécanique des comédiens. Même en étant sur le plateau de tournage pour trois jours seulement, je pouvais le regarder faire et repérer son talent de gestion incroyable, et partager l’excitation de jouer dans le film. J’avais une scène qu’on a refaite encore et encore… On a dû en faire trente ou quarante prises, mais ce n’était jamais ennuyeux. Ça ne perdait pas de sa substance, car à chaque fois, Ken ajoutait quelque chose ou changeait la scène complètement. D’habitude, un cinéaste se contente de quelques suggestions. Lui, il pouvait changer tout pour bouleverser la dynamique de la scène. En trois jours, j’ai appris plus que dans toute une vie, parce que personne ne travaille comme Ken sur un plateau.
La rencontre avec Danny Boyle a aussi compté dans votre carrière.
C’était à Glasgow pour Petits Meurtres entre amis. Au départ, il voulait juste me rencontrer. Ça s’est bien passé. A la fin de la rencontre, il m’a dit : "Tu as lu le scénario ?" et je lui ai dit : "Bien sûr ! J’ai une petite réserve, mais tu as déjà dû entendre ça mille fois.". Il a été à l’écoute, car c’est un mec charmant. Du coup, je lui ai demandé pourquoi les trois héros ne confient pas le corps qui est chez eux à la police. Ça ne les empêche pas de garder l’argent qui est dans la valise pour eux ! Danny m’a dit : "Comment ça ?". Alors je lui ai expliqué qu’il suffisait de signaler le corps à la police. S’ils demandent si le défunt avait des affaires, on peut toujours leur répondre que non et le problème est réglé ! Ils n’ont pas besoin de le découper en morceaux. Danny est devenu blanc comme un linge. Je lui ai dit : "Allez, ce n’est pas possible : je ne peux pas être le premier à te signaler ça !". Il me répond que si et j’hallucine. Je lui dis : "Il y a bien quelqu’un qui a relu le scénario et qui s’en est rendu compte ! Les personnages pourraient même prétendre qu’il avait bien une valise, mais qu’il n’y avait rien dedans." Bref, il m’a confié un petit rôle, on a tourné le film en essayant de changer l’intrigue mais rien n’y faisait… et à la fin du tournage, il m’a dit : "Avec un peu de bol, on n’y verra que du feu". Il appelait ça l’effet "porte de frigo", puisque la lumière ne s’allume que si on ouvre un réfrigérateur. Si les spectateurs n’ouvrent pas cette porte métaphorique, la lumière ne se fait pas. Et je dois admettre qu’il avait raison ! J’ai rencontré des tonnes de spectateurs, aucun n’a jamais repéré cette faiblesse du scénario qui est pourtant fondamentale. C’est idiot ! Il n’y a aucune raison de découper ce corps.
Danny Boyle vous a-t-il contacté pour la suite de Trainspotting ?
Non, on ne m’a pas parlé de la suite, mais je présume que mon personnage est mort. C’est même sûr, qu’il est mort. Il n’y a pas moyen ! Ça a été coupé du film, mais à l’origine, Swanney perdait ses jambes et devenait un sans-abri, un mendiant dans la rue. Trainspotting, c’était il y a presque vingt ans. S’il n’a jamais arrêté de se droguer, il n’a pas pu vivre vingt ans de plus. Ce degré de dépendance divise votre espérance de vie par deux, au moins.
Le rôle de Swanney, la Mère Supérieure, est un de ceux qu’on retient le mieux. Ça vous a amusé de l’incarner ?
Je me suis éclaté. J’étais vraiment déçu d’apprendre qu’une scène dans laquelle j’avais beaucoup de dialogues avait été coupée au montage. C’est une scène avec Ewan McGregor dans un hôpital où je lui apprends qu’on m’a coupé une jambe. Danny m’a dit : "Tu as toujours un rôle fondamental dans le film !" mais rien à faire, j’étais dégoûté. C’est le seul moment où mon personnage parle vraiment ! Le reste du temps, je ne fais que dire "Bonjour" et "Au-revoir" ! Mais ils m’ont rassuré en me disant que j’étais quand même très présent.
L’année suivante fut celle du triomphe au Festival de Cannes pour My Name Is Joe. Quel souvenir gardez-vous du moment où vous avez gagné le Prix d’Interprétation Masculine ?
C’était sympa, j’ai passé un bon moment à Cannes, cette année-là. Je suis le seul au monde à avoir un Prix d’Interprétation Masculine décerné à l’unanimité par un jury présidé par Martin Scorsese. C’était surtout ça qui comptait pour moi.
Je n’ai qu’un prix que j’aime beaucoup, pour mon premier court métrage qui s’appelle Close.
C’est tout ce que ça vous a fait ?
Oui. Mon prix c’était vraiment que Martin Scorsese prononce mon nom.
Peu de temps après, vous recevez un autre prix prestigieux, mais cette fois en tant que réalisateur : un Lion d’Or à Venise pour The Magdalene Sisters. Êtes-vous plus fier de votre prix d’interprétation ou de réalisation ?
Aucun des deux, franchement. Je n’ai qu’un prix que j’aime beaucoup, pour mon premier court métrage qui s’appelle Close. Il a concouru dans un festival de courts métrages et il a gagné le premier prix. J'ai juste eu un bout de papier dans un petit cadre, mais pour moi, il valait tous les prix du monde. Bien sûr, il n’est pas aussi prestigieux que ceux de Cannes ou de Venise, mais il est venu à un moment où je me disais que si mon premier court était raté, ça voulait dire que je n’étais pas fait pour la mise en scène. D’ailleurs je jouais dedans par économie, simplement parce qu’il n’y avait aucun autre acteur disponible, prêt à tourner pour une bouchée de pain. Ce n’était pas pour me filer un rôle, car c’était vraiment la mise en scène qui m’intéressait, sur ce projet. Quand je l’ai bouclé, je me suis dit que le film n’était pas mal et que je voulais le montrer. Quand il a été sélectionné à ce festival et qu’ils mon remis ce petit prix, ça représentait tout, pour moi.
Vous n’avez qu’un petit rôle dans Braveheart, mais c’était tout de même l’occasion de jouer pour Mel Gibson.
Il était très cool sur le tournage de Braveheart ! Un jour, on a tourné la scène où on devait tous montrer nos culs. Avec les autres figurants, on lui a dit non. Gibson a insisté : "Allez, soyez sympa. Comment ça, non ? On en a déjà parlé, vous avez lu le scénario ! Levez les kilts, qu’on en finisse." On a tenu bon, pas question qu’on montre nos culs. Alors comment faire ? On lui a dit que s’il nous montrait le sien, on voudrait bien montrer les nôtres. Il s’est tourné, il a baissé son short et il nous a montré son cul. Les myriades de paparazzi sur le tournage avec leurs téléobjectifs se sont régalés ! C’était une légende vivante, à cette époque.
Plus récemment, vous avez eu la chance de tourner avec Steven Spielberg sur Cheval de Guerre. C’est facile de côtoyer un cinéaste si important ?
C’était marrant. On se réunissait avec David Thewlis et Emily Watson pour se raconter des anecdotes sur les autres films dans lesquels on avait joué, comme on le fait souvent sur un tournage. Steven se joignait souvent à nous. Moi, je racontais des trucs qui m’étaient arrivés sur le plateau de Taggart en 1989 et Spielberg se marrait. Ensuite, il prenait la parole : "Ça me rappelle quand je faisais Les Dents de la mer… quand je faisais Les Aventuriers de l’Arche Perdue… quand je faisais E.T.…". Franchement, ses anecdotes n’étaient pas formidables, mais elles avaient eu lieu sur des films un peu plus reluisants que les nôtres.
Vous préparez un nouveau film en tant que metteur en scène ?
J’ai bossé sur un projet qui s’appelait Katrina sur l’ouragan du même nom, il y a trois ans ou quatre ans, mais je n’ai jamais réussi à lever les fonds nécessaires pour faire le film. C’était basé sur une histoire vraie et je voulais vraiment le faire, mais ça n’a pas été possible. Maintenant, il faut que j’avance. J’espère avoir le temps d’écrire et de tourner quelque chose l’année qui vient.
Peter Mullan est actuellement à l'affiche d'Hector de Jake Gavin
Propos recueillis par Gauthier Jurgensen le 17 décembre 2015