Acclamé au dernier Festival de Cannes où Rooney Mara a remporté le prix d’interprétation féminine (partagé avec Emmanuelle Bercot pour Mon Roi) et où le film a reçu la Queer Palm, Carol est, sans conteste, l’un des films les plus attendus de cette année 2016. Réalisé par Todd Haynes, maître de la subtilité et des portraits de femmes, le film, teinté d’un puissant esthétisme, de belles nuances et de ressentis, plonge le spectateur dans l’ambiance feutrée et ceinturée des années 50.
Dans une Amérique en pleine Guerre froide, conformiste et bourrée de conservatisme, Thérèse (Rooney Mara), jeune aspirante photographe, employée au rayon poupées d’un grand magasin, fait la rencontre de Carol (Cate Blanchett), une femme débordante de classe, plus âgée et en instance de divorce. Entre les deux femmes, une forte complicité va éclore puis une histoire d’amour, tout en douceur, en regards, en observation, en gestes et, surtout, en toute simplicité, même si, autour d’elles, le monde, lui, n’a pas changé…
Une histoire secrète née sur le papier en 1948
Scénarisé par Phyllis Nagy, Carol est en réalité l’adaptation d’un roman de Patricia Highsmith publié en 1952 sous le titre "The Price of Salt". Un roman d’abord refusé par son éditeur qui jugeait son sujet un peu trop sulfureux pour l’époque. Pour que son histoire puisse exister, Highsmith choisit donc de la faire publier sous le pseudonyme de Claire Morgan. Le succès sera au rendez-vous mais Highsmith attendra 1990 et la republication du livre en Angleterre pour le signer de son vrai nom sous le titre "Carol". En France, ce livre sortira en 1985 sous le titre "Les Eaux dérobées".
Si l'oeuvre de Patricia Highsmith a été maintes fois adaptée au cinéma, la scénariste Phyllis Nagy a la particularité d'avoir bien connu l'auteure. Elle a ainsi tenu à livrer un scénario qui rendrait justice au roman, sachant que l’écrivain n’a jamais été très adepte des diverses adaptations de ses œuvres au cinéma. Cette dernière estimait d'ailleurs que Carol passerait difficilement à l'image en raison de son point de vue subjectif. L’un des grands défis de Nagy a effectivement été de transmettre le point de vue et l’imaginaire de Thérèse qui est ainsi devenue photographe dans le film alors qu'elle était décoratrice dans le livre.
En tout et pour tout, ce projet de cinéma a mis plus de 15 ans à se faire. Le projet a connu de nombreux retards de développement et, forcément, de nombreux changements de casting et de réalisateurs, Kenneth Brannagh et Stephen Frears ayant un temps été à bord. En livre ou en film, Carol s’est donc bien fait attendre…
Carol : d'abord une vision fiévreuse...
En s'appropriant cette histoire, Phyllis Nagy savait également qu’elle s’attaquait à une histoire très personnelle pour Patricia Highsmith. Carol s'inspire en effet d'expériences réelles vécues par l'écrivain mais, surtout, Carol est la combinaison de plusieurs femmes que Patricia Highsmith a aimées…
En 1948, Patricia Highsmith a 27 ans et a déjà écrit L'inconnu du Nord-Express mais ce premier roman n’a pas encore été publié. A ce moment de sa vie personnelle, Highsmith a également entamé une thérapie pour "[se] mettre en condition pour se marier" avec son fiancé Marc Brandel, comme elle le confie dans son journal intime. Les frais de cette thérapie pour entrer dans le moule et "atténuer" son amour des femmes sont importants (et un véritable échec). Alors qu'elle écrit depuis plusieurs années déjà des scénarios de comics, elle décide, pour se remettre financièrement à flot, de travailler le temps des fêtes de Noël au rayon jouets du grand magasin Bloomingsdale.
C'est à cette occasion qu'elle rencontre une femme blonde en manteau de fourrure. Une scène que l'on retrouve bel et bien dans le film. Cette séduisante cliente désire acheter une poupée pour sa fille et donne son nom et son adresse pour qu’on la lui envoie chez elle. La jeune Patricia est très éprouvée par cette furtive rencontre et par cette femme qui lui fait une forte impression. Elle la décrira d'ailleurs plus tard dans son journal comme une "vision" qui la rendit proche de l’évanouissement. Une vision magique qui lui donnera aussi l’idée de son second roman. Le soir même, chez elle, Patricia Highsmith écrit en effet les prémisses de "Carol" en seulement quelques heures, littéralement, la fièvre au corps : elle découvre d'ailleurs qu’elle a la varicelle le lendemain...
La vraie Carol, une vedette des tabloïds de l'époque
Patricia Highsmith ne connaîtra jamais la fameuse Mrs Senn du grand magasin mais tentera tout de même de la revoir en se rendant à son adresse dans le New Jersey. Trop bouleversée, la jeune auteure n'osera pas aller lui parler et rentrera chez elle sur le champ. Des années plus tard, en 1995, dans "Small g. Une idylle d’été", elle lui rendra toutefois un nouvel hommage en nommant l’un de ses personnages Mrs Senn. Tragiquement, cette dernière ne lira jamais l’histoire de Carol et ne saura jamais qu'elle en a été la première muse. Comme l’apprendra bien plus tard Andrew Wilson, le biographe de Highsmith (auteur de "Beautiful Shadow: A life of Patricia Highsmith"), Mrs Kathleen Senn se suicidera en 1951 en s'asphyxiant dans son garage.
En marge de la figure énigmatique de Mrs Senn, Patricia Highsmith a basé le personnage de Carol sur une autre femme rencontrée dès 1944 : Virginia Kent Catherwood. L’écrivaine rencontre cette fille d’industriel, issue de la haute mondanité de Philadelphie, lors d’une soirée. Cette femme, Patricia Highsmith l’aimera intensément de 1946 à 1947. Une passion courte mais inégalable qu’elle décrira ainsi dans son journal intime : "Elle était l’autre moitié de l’univers. Ensemble, nous formions un tout".
Mais, la vie de Virginia Kent était, elle aussi, loin d’être un long fleuve tranquille. Son nom s’est beaucoup retrouvé dans les tabloïds de l’époque et, selon Andrew Wilson, elle aurait même un temps été lié à Franklin Roosevelt avant de se marier avec le banquier Cummins Catherwood et de divorcer quelques années plus tard, en 1941. Selon Ann Clark, qui a eu une liaison avec Highsmith à la fin des années 40, son mari aurait en réalité découvert l’attirance de Virginia pour les autres femmes. Ce qu'il n'aurait pas beaucoup apprécié...
Virginia Kent aurait même été piégée devant une cour de justice. Une cassette enregistrée illicitement dans une chambre d’hôtel, et qui prouvait sa liaison avec une femme, aurait en effet été présentée au tribunal comme preuve. A la suite de cela, Kent aurait perdu la garde de son enfant. Ce malheureux épisode se retrouve précisément dans le livre et dans le film de Todd Haynes. A l’époque de l’écriture, Highsmith avait d’ailleurs hésité à présenter les faits de cette manière, craignant, comme elle l’expliquait dans son journal, que "Ginnie puisse trouver que l’affaire de Carol soit trop similaire à la sienne, même si Ann connait une autre femme qui a subi la même situation délicate".
En marge de ce vilain piège, c’est toute l’aura de Virginia que l’auteure a offert à sa Carol. Follement amoureuse, Highsmith a d’ailleurs donné à plusieurs autres de ses personnages des aspects de sa Ginnie qui n’a cessé de l’inspirer sa vie durant. En 1968, deux ans après la mort de Ginnie à l’âge de 51 ans, elle écrit ainsi dans son journal : "Où est Ginnie, sans qui The Price of Salt n’aurait jamais été écrit. J’adore tellement mes Virginia. Elle est "Lotte" dans "L’Empreinte du faux", la femme que mon héros adorera toujours, de tout son corps, de toute son âme".
L’amour entre Kent et Highsmith ne durera pas. Alors que la première se réfugie de plus en plus dans l’alcool, la seconde est très vite hantée par le suicide de son ex-amie, Allela Cornell, en 1946. Un an plus tard, Virginia entame une liaison avec une photographe nommée Sheila. Highsmith les découvre et ne s’en remet pas.
Après cette difficile rupture, qui l’obsèdera, Highsmith connaitra évidemment d’autres aventures, d’autres brèves amours, souvent tragiques. Jamais cette as du thriller psychologique, adepte de l’humour noir, ne se maria et n’eut de relations durables. Pourtant, en 1951, lorsqu’elle achève Carol, qu’elle n’est plus avec Virginia et que Mrs Senn s’est évanouie dans la nature sans qu’elle le sache, elle décide de donner spoiler: à Carol la fin heureuse, qu’elle n’obtiendrait, elle, jamais.
Dans la nouvelle édition de Carol (publié chez Bloomsbury en 1949), elle écrit ainsi dans la postface : "Tout l’attrait de Carol spoiler: résidait dans cette fin heureuse offerte à ces deux héroïnes ou, du moins, la possibilité d’un futur ensemble. Avant ce livre, les homosexuels aux Etats-Unis, hommes autant que femmes, que l’on trouvait dans les romans américains, avaient dû payer pour leur déviation en se coupant les veines, en se noyant dans des piscines, en se tournant vers l’hétérosexualité (…) ou encore en s’écroulant, seuls, misérables et bannis, vers une dépression équivalente à l’enfer…".
Pour Rooney Mara et Cate Blanchett, ces deux femmes sont "volcaniques"...