AlloCiné : Comment est apparue l’idée d’adapter le roman de Stephen Amidon « Human Capital » ?
Paolo Virzì : Quand j'ai lu ce livre, ce thriller disait quelque chose de la société actuelle, de l'esprit du temps, de ce que nous sommes devenus et en même temps, ce mal-être m'a semblé familier. Cela racontait la partie riche de notre Europe. Ce livre suggère ce qu'est devenue la valeur de la vie humaine aujourd'hui. Je ne voulais pas le faire sous forme de pamphlet de manière explicite avec des déclarations politiques et sociologiques, mais le faire d'une manière insinuante. J'aime beaucoup le roman nord-américain et j'aime bien utiliser le genre noir. Je voulais faire quelque chose d'insolite, une sorte de thriller italien, qui me donne la possibilité de raconter une nouvelle Italie, une Italie moderne.
AlloCiné : Le livre est sorti en 2005 soit quelques années avant la crise que nous vivons aujourd’hui et l’action se situe en 2001 (dans le livre). Pourquoi avoir choisi de déplacer l’action en 2010 ?
Paolo Virzì : Le livre était situé juste avant l'attentat du World Trade Center à New York, au moment de l'écroulement de la bourse. Le livre parle du monde de la finance contemporaine qui parie sur les effondrements des pays qui sont endettés. C'est la nouvelle finance toxique. On a situé l'histoire dans l'hiver de 2010, une année cruciale pour les pays européens. En juin 2010, en Italie, Berlusconi qui était le Premier Ministre déclarait qu'il n'y avait pas de crise parce que les restaurants italiens étaient bondés et dans l'hiver il a été contraint de démissionner de son poste. La chronologie de l'histoire s'est faite à partir de là. Même si moi je ne comprends rien à la finance, j'ai trouvé cela fascinant et terrible. J’ai dû me faire expliquer le fonctionnement de cette bourse qui parie sur les effondrements et les faillites, où les hommes s'enrichissent sur la défaite. Il y a un terme anglais qui explique cela "to play short". On a imaginé que le personnage de Giovanni Bernaschi était un gourou de la finance qui promet 40 % de retour sur l'investissement et à un moment donné les choses tournent mal. Tout cela est au fond le point de départ pour résoudre une énigme et explorer une galerie de personnages dans leur vie quotidienne.
Je voulais faire quelque chose d'insolite, une sorte de thriller italien, qui me donne la possibilité de raconter une nouvelle Italie, une Italie moderne.
AlloCiné : Pourquoi avez-vous choisi de construire le récit sur trois chapitres « Dino, Carla et Serena », plutôt que de suivre le récit comme il est indiqué dans le livre de Stephen Amidon ?
Paolo Virzì : C’est une manière géométrique de faire fonctionner le récit. On aurait pu faire une série de 12 épisodes à la place. C'est une façon de raconter que la vérité change selon le point de vue et que les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. C'est comme une imprimante qui dessine l'image une première fois dans une couleur et qui repasse dans une autre couleur et à la fin on fait ressortir la complexité et l'aspect contradictoire des raisons de chaque personnage. Ce n'est pas une technique que j'ai inventé, il y a quelque chose que Kurosawa a faite dans Rashomon. Dans le livre, la structure du récit n'est pas la même. Nous l’avons complètement remaniée, mais il y avait dans le roman de belles suggestions pour les personnages et cette définition du « Capital Humain », qui est un algorithme utilisé par les compagnies d'assurances pour calculer comment on va dédouaner les familles suite à un décès. C'est un concept qui peut sembler extrêmement cynique et très graphique mais, qui décrit parfaitement ce que nous sommes et combien nous coûtons. La famille du serveur mort (dans le film) aurait pu obtenir beaucoup plus, mais la devise des compagnies d'assurances, c'est "je te donne moins mais plus rapidement".
AlloCiné : Est-ce qu’il n’est pas trop compliqué de transposer une histoire américaine en Italie, avec une équipe de tournage multiculturelle ?
Paolo Virzì : Je voulais faire un film où mon regard serait un peu désorienté. J’ai filmé une partie de l’Italie que je connais très peu, où je me sens presque à l’étranger. Pour moi, la Lombardie et le Connecticut sont presque similaires. Je viens d’un tout autre endroit, de la Toscane et j’habite à Rome. Cette fois je voulais aller à l’étranger, je voulais retranscrire l’Italie à l’époque de la globalisation. Pour cela, une équipe internationale était parfaite. C’est finalement un récit universel.
AlloCiné : Vous n’étiez pas revenu à la réalisation d’un drame depuis longtemps. Attendiez-vous le sujet idéal ?
Paolo Virzì : J’aime transformer des histoires dramatiques en comédie. À chaque fois que je fais un film, je cherche à convaincre les producteurs que le film sera une comédie, même si le sujet est toujours déchirant. C’est plus facile de faire accepter une comédie au ton léger en Italie, car c’est une sorte de tradition. Mais mes comédies sont finalement un peu tristes.
AlloCiné : Pourquoi avoir choisi Valeria Bruni Tedeschi pour le personnage de Carla Bernaschi ?
Paolo Virzì : Valeria a un talent incroyable. Son travail sur le plateau a été plein d’inspiration et de fragilité. Elle était à la fois désespérée, malheureuse, drôle et sexy.
AlloCiné : Pourquoi elle ne quitte pas son mari dans le film ?
Paolo Virzì : Pour avoir une vie tranquille, parce qu’elle est faible. Elle donne raison à tout le monde. Il y a une scène où elle réunit une sorte de conseil d’administration pour la restauration du théâtre, chacun donne son point de vue, mais elle donne raison à tout le monde. Elle n’a peut-être pas de véritable point de vue sur le sujet. Elle est fragile, mais elle a une force secrète quand il s’agit d’aider son fils qui est en difficulté. Elle est prête à tout accepter pour lui. Dans la scène où Dino lui fait du chantage, il y a quelque chose qui n’était pas écrit sur le scénario. Valeria a proposé que Dino (Fabrizio Bentivoglio) lui demande un baiser, cela m’a fait beaucoup rire et puis nous avons essayé cette scène et finalement elle a pris tout son sens. Ce détail disait quelque chose de très précis sur l’ambition de Dino, cet homme pathétique. Ce n’est pas seulement l’argent, mais le fait de posséder sexuellement quelque chose qui a de la valeur. Peut-être qu’il aurait dû être plus courageux et demander davantage.
J’ai filmé une partie de l’Italie que je connais très peu, où je me sens presque à l’étranger.
AlloCiné : Vous collaborez sur presque tous vos films avec Francesco Bruni et Francesco Piccolo ? Comment a débuté votre collaboration ?
Paolo Virzì : Francesco Bruni est mon ami d’enfance. On a commencé à faire du théâtre ensemble quand on était des jeunes garçons, j’étais le dramaturge de la compagnie de théâtre, puis il m’a suivi à Rome pour faire du cinéma. Nous avons pratiquement écrit tous nos films ensemble. En revanche, Francesco Piccoli est une connaissance plus récente que j’ai rencontré à Rome, c’est un grand romancier italien. J’aime bien écrire à plusieurs, on reste dans un esprit de divertissement même quand on raconte un drame.
AlloCiné : Avez-vous des projets après Les opportunistes ?
Paolo Virzì : Oui, ça sera un film italien et je peux vous dire un petit secret, il y aura deux protagonistes principaux dont l’un des deux sera Valeria Bruni Tedeschi. Je m’amuse beaucoup quand je la filme. Pour la scène où elle descend les escaliers dans Les opportunistes, quand elle accueille Serena, elle m’a demandé « mais d’où elle vient Serena ». Je lui ai dit « elle vient du 3ème étage où il y a sa chambre », puis au moment de dire « action », elle n’arrive pas et on me dit qu’elle est partie au 3ème étage parce que d’après elle, il lui manquait des informations pour que son personnage soit juste. Cela donnait un aspect humoristique à son personnage. Valeria peut être à la fois tragique et comique, peu d’actrices dans le monde en sont capables. Une seule peut être Gena Rowlands, la femme de Cassavetes.
Propos recueillis le 07 Novembre 2014 à Paris