Rappel des faits
1er novembre 2006. L'opposant russe et ex agent du KGB (devenu le FSB) Alexandre Litvinenko, boit une tasse de thé au bar d'un hôtel de luxe londonien. Un breuvage qui scellera son destin. Il est victime d'un empoisonnement au Polonium 210, une matière radioactive. Au terme d'un atroce calvaire de 22 jours de souffrances, il meurt des suites de son empoisonnement. Litvinenko, réfugié en Grande-Bretagne en 2000 après avoir accusé le gouvernement russe de tenter de faire taire les critiques du régime.
Pourtant, les autorités britanniques refusèrent pendant huit ans l'ouverture d'une enquête publique, au prétexte de préserver "les relations internationales"; certains documents de l'enquête ayant même été classés "sensibles" pour la sécurité nationale. Bien que le gouvernement se refuse à dire que l'ouverture de cette enquête publique a quelque chose à voir avec la situation très tendue avec la Russie et son soutien aux séparatistes pro-russe dans l'Est de l'Ukraine, le timing est quand même tout sauf une coïncidence; à l'heure où la pression sur les Autorités russe est maximale...
L'affaire Litvinenko, comme on l'a appelé, avait déjà en 2008 fait l'objet d'un documentaire signé par le réalisateur russe Andreï Nekrassov, qui fut notamment un ancien assistant du grand cinéaste Andreï Tarkovski.
Un documentaire, présenté d'ailleurs in extremis au Festival de Cannes cette année-là, qui livrait une vision absolument terrifiante de son pays, entre corruption, assassinats sur commande, politique de la terreur vis-à-vis des opposants, ingérence du pouvoir russe dans les pays comme l'Ukraine...Nous avions rencontré en 2008 le réalisateur lors d'une interview qui est, c'est le moins que l'on puisse dire, plus que jamais d'actualité.
Nous vous proposons donc de lire ou relire ci-dessous cette interview, pour peut-être vous inciter à voir le documentaire Litvinenko : empoisonnement d'un ex agent du KGB.
AlloCiné : A quel moment avez-vous rencontré A. Litvinenko, et quand avez-vous eu l'idée de réaliser ce documentaire ?
Andreï Nekrassov : Je l'ai rencontré à la fin de l'année 2002. Pas vraiment pour faire un film sur lui directement, mais dont il serait l'un des personnages principaux. Je voulais faire un film sur la faillite de la démocratie, c'est à dire le commencement de la situation que nous vivons actuellement en Russie. Alexandre Litvinenko s'est fait connaître en Russie en 1998, lorsqu'il a organisé une conférence de presse avec six de ses camarades du FSB, accusant ses supérieurs de corruption et de tentative d'assassinat sur sa personne. Le pire, c'est que ces accusations n'étaient même pas niées par le FSB.
Il m'a d'ailleurs montré une lettre dans laquelle le FSB répond à ses accusations, en disant que c'était une blague; qu'un de ses supérieurs avaient effectivement déclaré qu'il souhaitait le voir mort, mais que ce n'était pas sérieux. Déjà pour moi avec cette affaire, c'était le premier signe que quelque chose n'allait pas. Il faut dire aussi que dans les années 1990, même avec les nombreuses difficultées de la vie quotidienne, on avait le sentiment partagé que nous étions sur la voie de la démocratie et des réformes.
Après ce procès, on a eu cet attentat à Moscou en 1999 qui nous a tous choqué. Alexandre a accusé le FSB d'être impliqué dans cet attentat, en utilisant des agents infiltrés dans les milieux terroristes. Cet événement a coïncidé avec le début de la deuxième guerre de Tchétchénie; la guerre de Poutine. Donc de mon côté, je voulais témoigner, tirer la sonnette d'alarme. La question que l'on me pose souvent c'est : "est-ce que vous n'êtes pas un peu trop poli avec un gars qui est quand même louche et qui vient du FSB ?" Moi ce que je constate, c'est qu'il fallait un sacré cran pour monter cette conférence de presse. D'ailleurs, il s'est rapidement fait de très puissants ennemis à la suite de ce grand déballage. Il était très difficile pour moi de prendre contact avec lui en Russie, en raison des menaces dont il faisait l'objet et de la peine de prison qui avait été prononcée contre lui. Lorsqu'il s'est exilé en Grande-Bretagne, cela a été nettement plus facile d'entrer en contact avec Sacha (NDLR : le diminutif affectueux que l'entourage de Litvinenko lui donnait).
AlloCiné : On a le sentiment dans votre film que le pouvoir en place pratique une forme de terrorisme d'Etat. Terrorisme au sens d'une politique de la terreur. Etes-vous d'accord avec cette idée ?
Andreï Nekrassov : Tout à fait, oui. Si on en parle comme cela en français, il faut alors le qualifier comme cela en Russie. Malheureusement dans mon pays, le pouvoir a une dimension sacrée. Même chez certains qui prétendent faire partie de l'intelligentsia ou qui prétendent être très critique vis-à-vis du pouvoir, on accepte cette idée. La notion de pouvoir chez nous signifie surtout le pouvoir à la lettre, sans crainte d'être contre-balancé. Ce que je constate quand même et qui est montré dans mon film, c'est que la plupart des Russes ont de sérieux doutes sur l'identité des terroristes responsables des attentats de Moscou; que le FSB a immédiatement imputé à la filière Tchétchène. Il faut quand même savoir qu'à ce moment là, Poutine était le chef des services du FSB. Personne n'est allé lui poser de questions ou n'a mené d'enquête sur lui. La société russe pense aussi que finalement, la 2e guerre de Tchétchénie est un vrai succès et n'était pas une mauvaise chose. Au fond, dans la logique du pouvoir en place, les centaines de personnes sacrifiées dans ces attentats légitiment pleinement cette guerre.
AlloCiné : En un sens, cette pratique du pouvoir dont vous parlez est-elle aussi liée au fait que les dirigeants actuels n'ont jamais admis le démantèlement de l'empire Soviétique ? On se souviens par exemple en 1991 du putsch raté contre Eltsine, orchestré par les conservateurs et le KGB. Ce qui explique leurs interventions au sein de pays comme l'Ukraine par exemple ?
Andreï Nekrassov : Vous avez tout à fait raison. C'est vrai au niveau du peuple et au niveau du pouvoir, dans une sorte de consensus. Certains regrettent cette époque, par exemple parce que selon eux l'URSS avait un rôle civilisateur en Asie Centrale. Mais quand on voit aussi le résultat dans ces pays, c'est pire qu'avant. Si l'on analyse à l'occidental, qui sont ces dirigeants aujourd'hui ? Ce sont des ultra capitalistes, impliqués dans du très gros business trans-national. Si l'on se réfère à nos dirigeants de l'époque soviétique, même si certains étaient très cyniques et que l'on peut condamner le communisme, il y avait chez eux une sympathie à gauche, et parfois une vraie sincérité. A la fois dans leur émotions mais aussi leurs convictions. Aujourd'hui, nos dirigeants se rappellent au bon souvenir de l'URSS alors qu'ils s'en fichent complètement ! Une fois leurs intérêts financiers douteux consolidés, je peux vous assurer qu'ils abandonnent très vite toutes ces idées d'empire Soviétique, d'Internationale Socialiste, etc.
AlloCiné : On voit dans votre films des manifestations et des arrestations d'opposants très durement réprimées. On constate aussi une recrudescence d'assassinats de journalistes ou de menaces de morts. En un sens, le pouvoir en place craindrait-il pour sa survie ?
Andreï Nekrassov : Absolument. Pour moi, il y a deux éléments qui expliquent que l'on est capable de tuer comme pour Anna Politkovskaïa (NDLR : assassinée par balle dans le hall de son immeuble en 2006 et amie de Litvinenko) et Sacha : la peur et la haine. En Russie, c'est la haine et la peur des étrangers, l'ennemi intérieur comme on le martelait au temps soviétique. Les extrémistes en parlent même comme ceux qui nous volent notre travail. De tels actes ou idées n'inspirent aucun respect ! Il y a aussi une peur bleue pour des événements comme la révolution orange, vécu comme un traumatisme par nos dirigeants. S'il n'avait pas été assassiné, je pense que Litvinenko aurait potentiellement pu jouer un rôle politique; il avait en tout cas cette ambition. Chez nous, les stéréotypes et les clichés racistes ont encore la vie dure. Prenez le cas de Berezovski : aux yeux des extrémistes, il incarnait typiquement le bouc émissaire : juif, riche, vivant à Londres...Même quelqu'un comme Kasparov avec ses origines, n'aurait presque aucune chance d'être élu président !
AlloCiné : Il a d'ailleurs renoncé au mois de décembre 2007 à se présenter aux élections présidentielles, estimant de toute façon que le scrutin serait truqué, peut de temps après avoir purgé une peine de 4 jours de prison...
Andreï Nekrassov : (pensif) Effectivement...Je pense que Kasparov a aussi été arrêté parce qu'il représentait une menace potentielle prise très au sérieux par le gouvernement en place. De même que Alexandre Litvinenko représentait aussi une menace réelle s'il avait pu concrétiser ses ambitions politiques : russe, ex-membre du KGB avec un réseau de contacts...
AlloCiné : Vous donnez la parole au philosophe André Glucksmann dans votre film. Il parle de crime d'indifférence de la société allemande vis-à-vis de l'Allemagne Nazie. Peut-on parler de crime d'indifférence de la société russe à l'égard de Vladimir Poutine, mais aussi de l'Europe vis-à-vis de ce qui se passe en Russie ?
Andreï Nekrassov : Oui. Vous savez, je crois que la plupart des pays sont beaucoup trop accomodant avec la Russie actuelle. En dépit de ses nombreuses violations des droits de l'homme, la Russie fait parti du système capitaliste. Vous voyez, lorsque Jacques Chirac a élevé Poutine à la dignité de Grand Croix de la Légion d'Honneur, et bien je crois que l'on peut très bien acheter du pétrole ou du gaz à la Russie et ne pas être obligé de faire un geste d'une telle complaisance avec le pouvoir en place... Finalement, le plus terrifiant dans cette affaire autour de Litvinenko, c'est de constater que dans le système politique actuel en Russie, on peut ordonner un meurtre en toute impunité, que l'on a moins de scrupules que jamais à se débarasser des gêneurs ou des opposants.
Propos recueillis à Paris en janvier 2008 par Olivier Pallaruelo
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