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    Les Chiens errants de Tsai Ming-liang : rencontre avec le réalisateur taïwanais

    Avec "Les Chiens errants", l'atypique metteur en scène taïwanais Tsai Ming-liang signe son dixième film. Nous l’avons rencontré au détour d’une journée ensoleillée. Espadrilles aux pieds, le réalisateur aborde son film sous le signe de la paix intérieure tout en philosophant sur le monde d'aujourd'hui.

    Tsai Ming-liang

    AlloCiné : Quel a été le point de départ des "Chiens Errants" ?

    Tsai Ming-liang : Je n’ai pas réalisé le film comme la plupart de mes confrères. Je ne m’assois pas dans un bureau et je ne me dit pas qu’il faut que je trouve un scénario, un budget ou des financements. Je ne fonctionne pas de cette manière-là. Il y a environ 4 ans, une télévision publique de Taiwan m’a proposé un scénario. Normalement je ne travaille plus pour la télé mais ils voulaient travailler avec moi. Le scénario parlait d’un homme d’une quarantaine d’années, chômeur et violent.

    En le lisant j’ai été passionné par le personnage de cet homme et j’ai pensé que Lee Kang-sheng pouvait l’incarner. J’ai associé le personnage à une vision : il y a 15 ans j’ai vu un homme qui faisait l’homme sandwich, sans doute l’un des premiers de Taiwan, c’était étrange pour moi. J’étais dans ma voiture et il a suscité beaucoup de questions, combien gagne-t-il ? Combien d’heures doit-il rester debout, est-ce qu’il va aux toilettes ? Est-ce qu’il va croiser quelqu’un qu’il connait ? Et puis énormément d’hommes sandwich sont apparus. Je parlais avec cette personne de la télé et j’ai dit que je voulais changer le personnage du chômeur en homme sandwich.

    Quatre ans plus tard je réalisais le film. Ce n’était plus pour la télé, c’est devenu un film de cinéma. Je voulais aussi faire ce film pour Lee Kang-sheng car il a plus de quarante ans aujourd’hui, il a atteint une certaine maturité, il n’est plus comme quand il était jeune. Ce qui m’intéresse c’est de le regarder jouer. Il véhicule ma vision sur la vie. De film en film on voit le temps se marquer sur son physique, son visage, tout comme je ressens le temps à travers moi. Mais Lee Kang-sheng a quelque chose qui me séduit.

    Lee Yi-Cheng, Lee Yi-Chieh, Shi Chen © Urban Distribution

    Le thème de l’errance et de la survie dans la société taiwanaise est récurrent dans votre filmographie, comment percevez-vous l’évolution des conditions de vie dans votre propre pays ?

    Tsai Ming-liang : Je ne pense pas que ce soit seulement Taiwan, c’est mondial. Même en Chine continentale, à la gare, dans les usines, il y a beaucoup de gens en errance. Au Japon aussi. On ne peut s’empêcher de se demander, comment évolue l’humanité ? Chaque pays, chaque ville cherche le développement économique. On a des buildings de plus en plus hauts, de plus en plus de luxe partout et à côté de ça, il y a des gens sans avenir. On ne peut s’empêcher de se demander la raison de ça. Très peu de gens vont accomplir leur rêve de devenir riches, la plupart ont une vie misérable.

    "La société humaine progresse mais l’inégalité entre les riches et les pauvres existe toujours."

    Mon travail sur ce film n’a pas l’intention de traiter un sujet de société sur le chômage, l’homme sandwich peut venir de tous les horizons. Il pourrait faire ça aussi bien en Europe qu’en Asie. Le film est davantage sur l’essence même de la vie, comment un être humain peut en arriver là ? C’est un film qui questionne, je n’ai pas de solution mais je pense que cette question mérite une discussion. C’est un film qui montre les états d’âmes des êtres humains, il faut voir, accepter, admettre cet état. Ce n’est pas important de savoir pourquoi le personnage n’a plus de travail, pourquoi il s’est séparé de sa femme. Ce qui est important c’est de le voir à cet instant précis, pourquoi il est l’homme sandwich ? Je ne cherche pas à faire comprendre, je veux juste montrer et que le public voit.

    Les points de couleur viennent des enfants dans le film, qu’est-ce que représente la jeunesse pour vous ? Représente-t-elle une forme d’espoir ?

    Tsai Ming-liang : C’est difficile de définir. Tous les personnages dans le film y compris les enfants sont fantomatiques. Est-ce qu’ils existent réellement ou sont-ils des fantômes, des mémoires, des souvenirs ? Certains spectateurs m’ont dit qu’ils ont l’impression que dans ce film tout le monde est mort, qu’il n’y a que des fantômes. Il faut regarder le monde qui nous entoure. C’est comme un sac, on est dedans et on ne peut en sortir. Au fond le problème c’est la question existentielle de chacun.

    © Urban Distribution

    Lao Tse disait qu’il n’y a pas de hiérarchie entre adulte et enfant, la nature est égale pour tous, il n’y a pas de hiérarchie dans les étapes de la vie. On dit tout le temps qu’on est occupé, qu’on n’a pas le temps, est-ce qu’on ne peut pas simplement ralentir ? On est un peu comme des chevaux avec des œillets, on va dans un seul sens. Quand le père est debout seul avec son panneau dans la pluie, il peut se demander, qu’est-ce que j’ai fait ? Ce n’est pas un film de désespoir mais c’est un film cruel.

    On dit souvent que vous avez pour habitude de torturer vos spectateurs, est-ce que vous êtes d’accord ?

    Tsai Ming-liang : Torturer au plaisir… ça varie selon le spectateur. Qu’est-ce que l’essence du cinéma ? La plupart des spectateurs ne savent pas ce qu’ils regardent. Ils ne font pas la différence entre regarder un film et regarder la télé. Ils se comportent dans les salles de cinéma comme devant un téléviseur. Le cinéma c’est très important, c’est le fait de regarder. On dit parfois qu’un film est très bien écrit, mais pour moi un réalisateur, c’est avant tout quelqu’un qui sait filmer. Pour moi un réalisateur n’est pas un diseur d’histoires, c’est quelqu’un qui met en images.

    "Chaque film est comme une mission céleste que le ciel m’a demandé de faire."

    Ce qui est essentiel dans mon travail c’est comment construire mon image et comment faire apparaitre le temps dans mon image. Ce n’est pas pour torturer le spectateur mais pour donner plus de force à mes films. Ceux qui prennent le film comme une torture sont peut-être chanceux car ils ne savent pas ce qu’est le cinéma. Pour comprendre le cinéma il faut peut-être commencer par ces souffrances-là.

    Lee Yi-Cheng, Lee Yi-Chieh, Shi Chen © Urban Distribution

    Pensez-vous que Les chiens errants soit votre dernier film ou avez-vous encore des choses à dire et à mettre en image ?

    Tsai Ming-liang : Je ne planifie pas, ce film par exemple n’était pas prévu. C’est plutôt des demandes qui arrivent. Récemment Bruxelles et Vienne m’ont invité à faire une mise en scène pour le théâtre, j’ai pensé que ce serait peut-être ma dernière pièce de théâtre. Je l’ai fait parce qu’ils m’ont invité à le faire. Je ne cherche pas à faire mais si des propositions arrivent, je ne refuse pas. Aujourd’hui, je suis fatigué de travailler. J’ai envie de recommencer une vie sans travail, une vie simple. Mais on ne peut pas dire non plus que je ne veux plus faire de films.

    Chaque film est comme une mission céleste que le ciel m’a demandé de faire. Cependant je ne sais pas comment on trouve l’argent pour les faire et tout le monde se demande comment j’ai eu de l’argent. Les investisseurs sont toujours motivés pour produire un de mes films mais j’ignore pourquoi. Maintenant je prie pour ne plus travailler, qu’on ne m’envoie plus de budget, plus de subventions, mais si ça arrive, je ne refuserai pas non plus.

    Propos recueillis par Aurore Jestadt à Paris le 10 mars 2014

    Bande-annonce des "Chiens errants"

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