Antonio Piazza, Saleh Bakri & Fabio Grassadonia - © Bodega Films
Un premier long métrage et deux trophées à la Semaine de la Critique du dernier Festival de Cannes à la clé : le Grand Prix et le Prix de la Révélation France 4. Avec Salvo, dans lequel ils prolongent le court Rita (2009), Antonio Piazza et Fabio Grassadonia ont marqué la Croisette, et nous les avons recontrés pour la sortie française du film.
Allociné : Vous avez écrit le scénario de "Salvo" avant celui de "Rita", dans lequel on retrouve le même personnage. Pourquoi avoir commencé par réaliser le court métrage ? Etait-ce nécessaire pour permettre à "Salvo" de voir le jour ?
Antonio Piazza : C'était effectivement nécessaire pour le financement de Salvo. Par le passé, nous avons tous deux été scénaristes et consultants sur l'élaboration de scripts, donc pour notre passage derrière la caméra, il était très important, d'un point de vue artistique, que nous expérimentions la mise en scène de la cécité à travers le personnage de Rita, une enfant non-voyante qui nous a permis de mettre en place toute une réflexion autour de ce sujet.
"Rita" a été présenté et primé dans de nombreux festivals. En quoi cette aventure a nourri le scénario de "Salvo" ? Avez-vous fait des changements à la suite de ça ?
Fabio Grassadonia : Non, le court métrage n'a eu aucune répercussion sur l'histoire de Salvo. Mais ça nous a permis de confirmer que la mise en scène de ce personnage d'enfant était une bonne idée pour raconter l'histoire de Salvo selon le point de vue de Rita, la co-protagoniste du film.
"L'aspect auditif aussi important que le côté visuel"
Comment avez-vous eu cette idée de raconter l'histoire de façon si sensorielle, avec si peu de dialogues ?
Antonio Piazza : Le cécité est au coeur du récit car le personnage de Rita ne voit pas - au début du film en tout cas. C'est pour cela que ce qui ne se voit pas est aussi important que ce qui se voit, y compris les éléments hors-champ et tout ce qui fait partie de l'univers sensoriel. L'aspect auditif est aussi important que le côté visuel, donc c'est pour cela que nous avons autant insisté sur le son que sur l'image.
D'où est né le point de départ de cette histoire ?
Fabio Grassadonia : Tout est parti du moment où Antonio et moi-même avons décidé d'écrire et réaliser ce film tous les deux. Etant originaires de Palerme, nous avons décidé de traiter dans cette histoire un monde que nous avons tous les deux fui. Mais c'était aussi un moyen de rendre espoir à cette société, donc en partant de ce point de vue nous avons analysé Palerme, la Sicile et, de façon plus générale, la société, la culture et le monde de la façon dont nous le voyons. Nous avons cherché à exprimer la possibilité, aussi improbable qu'elle soit, d'un changement.
C'était impossible pour vous de tourner ailleurs qu'à Palerme ?
Antonio Piazza : Impossible non, mais je pense que nous aurions énormément perdu d'un point de vue artistique. Au début, lorsque nous faisions face à des difficultés financières, nous avons songé à tourner le film ailleurs. Mais par chance, et à force de résister, nous avons obtenu de pouvoir le faire à Palerme, et tous les lieux que nous a offerts le paysage de la Sicile n'auraient pas pu être trouvés ailleurs. Et notre bonne connaissance de la région a énormément aidé et rendu nos choix beaucoup plus faciles, surtout en ce qui concerne les paysages typiques de la Sicile, qui évoquent le western d'une certaine manière.
Saleh Bakri - © Bodega Films
Tout est italien dans ce film, sauf votre acteur principal, Saleh Bakri, qui est palestinien. L'avez-vous choisi pour renforcer le fait qu'on le sente un peu étranger au monde dans lequel il vit ?
Fabio Grassadonia : Nous l'avions découvert dans Le Temps qu'il reste d'Elia Suleiman, où il interprétait un personnage qui parlait peu. Mais même à travers ce silence, son regard et ses expressions du visage le présentaient comme un être tourmenté, et c'est ce que nous recherchions. Quelqu'un dont le charisme crève l'écran. C'est un type de personnage que nous aimons beaucoup, celui du tueur silencieux qui s'exprime peu, comme dans Le Samouraï de Jean-Pierre Melville, dont le travail nous a beaucoup influencés.
Nous n'avons pas eu à hésiter longtemps avec Saleh car son physique peut passer pour celui d'un sicilien. Et même s'il parle bien italien, on peut très bien voir qu'il n'est pas sicilien ou palermitan à cause de son accent, mais ce choix s'est, dès le début, imposé comme une évidence pour nous, car le fait qu'il soit étranger renforçait le sentiment d'exclusion qui l'habite dans cet univers auquel il appartient pourtant.
Et avez-vous envisagé de reprendre l'actrice de "Rita" pour jouer le rôle dans "Salvo" ?
Antonio Piazza : Non, c'était impossible. Déjà parce que l'actrice était trop jeune, mais aussi parce que l'histoire était différente. Dans le film, elle retrouve la vue à la suite de sa rencontre - ou plutôt son affrontement - avec Salvo, ce qui est impossible mais permet une éclosion du personnage. Et nous ne pouvions pas faire jouer Marta Palermo, l'actrice du court métrage, car celle-ci est vraiment aveugle, contrairement à Sara Serraiocco dans Salvo, qui devait interpréter les deux "versions" de cette jeune femme.
"Un prolongement des corps dans l'espace"
Ces deux versions qui vont avec la grosse rupture de ton qui intervient après la rencontre. Quel aspect du film le caractérise le plus selon vous : l'aspect thriller ou la relation entre les deux personnages ?
Fabio Grassadonia : Le début a volontairement été pensé comme un film de genre, jusqu'à l'affrontement entre Salvo et Rita, qui débouche sur un événement inattendu. Et à partir de là, les personnages nous entraînent dans une histoire totalement différente. Les modalités du récit changent alors, car la nouvelle histoire fait naître la possibilité d'une vie morale différente, et la mise en scène se base sur des temps plus longs et un prolongement des corps dans l'espace qui montre ces deux âmes d'une autre façon. Tout ceci correspond à l'aspiration de rédemption des personnages qui évoluent.
Antonio Piazza : C'est comme s'ils apprenaient une nouvelle langue. Ensemble ils donnent naissance à un nouveau langage, grâce auquel ils peuvent imaginer une nouvelle forme de liberté.
Vous avez écrit et réalisé le film tous les deux. Vous répartissiez-vous les tâches sur le plateau ?
Antonio Piazza : Tout le travail effectué autour du scénario est effectué main dans la main, que ce soit la pré-production ou l'élaboration de la mise en scène. Mais quand nous commençons à tourner, il y a une séparation car Fabio est réellement présent sur le plateau avec les acteurs et les autres collaborateurs, qui travaillent directement sur le tournage, quand je suis plus derrière le moniteur à contrôler les images qui nous arrivent. Ce n'est que là que notre travail se divise.
Sara Serraiocco - © Bodega Films
"Salvo" a reçu deux prix à la Semaine de la Critique. Avez-vous senti des connexions entre votre cinéma et celui de Miguel Gomes ou Mia Hansen-Love, les présidents des jurys qui vous ont récompensés ?
Antonio Piazza : C'est assez difficile de penser qu'ils auraient pu apprécier le film en fonction d'une éventuelle connexion entre nos travaux. On avait quand même l'impression qu'ils étaient tous deux susceptibles d'aimer Salvo, mais ce n'était qu'une hypothèse. Nous avions beacoup aimé Tabou, qui traite, entre autres, de l'utilisation du genre et de la mémoire d'autres films, et pensions que Miguel Gomes pouvait potentiellement aimer Salvo. Mais ce serait assez présomptueux de notre part de parler, pour l'un comme pour l'autre, de leurs sentiments envers le film, en sachant qu'ils ont déjà pas mal de choses derrière eux.
Ressentez-vous déjà les effets de ces prix ?
Fabio Grassadonia : Sur notre carrière, pas encore. Il est trop tôt pour en parler. Mais Cannes a vraiment eu un effet sur le destin du film. Quand nous y sommes arrivés, en mai dernier, nous avions déjà un distribteur en France mais pas en Italie, car ils étaient très frileux par rapport à notre film. Après sa sélection à la Semaine de la Critique, nous avons commencé à voir arriver d'autres acheteurs venus d'autres pays, mais ça n'était toujours pas assez pour les Italiens. Ces derniers ne se sont manifestés qu'après les deux prix que nous avons reçus, car c'était une véritable garantie pour eux. Donc Cannes a eu un impact incroyable sur le destin du film, et radicalement changé la donne.
"Le sujet de la production est très délicat"
Au-delà des distributeurs frileux, quels sont les problèmes que rencontre actuellement le système de production italien ?
Fabio Grassadonia : Le sujet de la production est très délicat dans notre pays, surtout pour des films comme celui-ci. Il est impossible de compter sur le financement de chaînes de télévision ou d'investisseurs privés, et il faut se contenter des fonds du ministère, pourtant très étroits, ou la télévision publique. Mais ces derniers ne sont pas très entreprenants et la plupart de l'argent n'est pas consacré à des films comme le nôtre, ce qui nous rend très dépendants de la partie française du financement.
Et pour ce qui est de la distribution, les petits circuits publics de films indépendants souffrent de graves problèmes économiques. Donc si un film ne fait pas suffisamment d'entrées pendant sa première semaines d'exploitation, il ne peut pas espérer être reconduit pour une semaine supplémentaire. Et les circuits de multiplexes, aussi bien italiens qu'étrangers, ne prennent pas le risque de diffuser un film tel que Salvo.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 8 octobre 2013
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