Les Nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, avec Arlette Chabot, Laurence Ferrari, David Pujadas... Au cinéma mercredi 11 janvier.
Synopsis : En 1932, l’écrivain Paul Nizan publiait Les chiens de garde pour dénoncer les philosophes et les écrivains de son époque qui, sous couvert de neutralité intellectuelle, s’imposaient en véritables gardiens de l’ordre établi.
Aujourd’hui, les chiens de garde sont journalistes, éditorialistes, experts médiatiques, ouvertement devenus évangélistes du marché et gardiens de l’ordre social. Sur le mode sardonique, Les Nouveaux chiens de garde dénonce cette presse qui, se revendiquant indépendante, objective et pluraliste, se prétend contre-pouvoir démocratique. Avec force et précision, le film pointe la menace croissante d'une information produite par des grands groupes industriels du Cac40 et pervertie en marchandise.
Allociné : "Les Nouveaux Chiens de garde" tire son nom d'un essai de Serge Halimi. Si l'adaptation de romans au cinéma est assez courante, le passage de l'essai vers le documentaire l'est beaucoup moins...
Yannick Kergoat : A proprement parler, ce n’est pas une adaptation. On a repris le nom de l’essai de Serge Halimi, un des co-auteurs du documentaire. Mais c’est un essai cinématographique qui est inspiré de tout un courant critique sur la question des médias, qui a émergé il y a une quinzaine d’années. Le livre de Serge Halimi en était l’un des déclencheurs, mais il n’est pas le seul : il y a les essais de Pierre Bourdieu, les livres de Noam Chomsky... Ca s’est poursuivi à travers les publications du Monde diplomatique., de PLPL (Pour Lire Pas Lu), du Plan B, à travers des films comme ceux de Pierre Carles... Mais aussi beaucoup à travers le travail d’associations comme Acrimed (Action Critique Média).
C'est très compliqué de prétendre adapter un essai au cinéma. Je pense qu’on reprend la question du livre de Serge Halimi complètement autrement, à la fois au niveau du ton, de la construction, de l’équilibre des idées... Serge Halimi a contribué à l’écriture du scénario, c'est-à-dire mettre en place, dessiner les grandes lignes de ce que sera le film. Mais il faut bien être conscient qu’un film comme ça se fabrique aussi beaucoup au montage, ou à travers le choix des archives. Serge Halimi a collaboré au même titre que Renaud Lambert ou Pierre Rimbert, Gilles Balbastre et moi-même.
Le film sort 15 ans après l'essai de Serge Halimi. Pourquoi?
Y.K. La réalité des phénomènes décrits dans le livre de Serge Halimi, publié en 1997, est encore tout à fait d’actualité aujourd’hui. Faire un film procède d’une autre intention, d’une autre économie. Mais les faits que le film dénonce sont effectivement tout à fait comparables à ceux que le livre dénonçait à l’époque. Ca n’a pas beaucoup changé, ça c’est certain ! La réalité décrite n’a pas beaucoup évolué. On va même dire d’une certaine manière, cela s’est empiré, avec la concentration des médias français et la crise de la presse que tout le monde connait.
Ensuite, pourquoi faire un film ? D’une part, le film est né du désir de son producteur, qui s’appelle Jacques Kirsner. Il est un peu à l’origine de ce projet et a réuni l'équipe autour de lui. On espère à travers ce film dire, et redire, fortement -puisque c’est un film de combat, qui a été fait pour interpeller-, les questions qui sont soulevées à la fois à travers ce que Serge Halimi a écrit, et encore une fois à travers tout le courant critique qui s’est développé depuis.
Le film comprend énormément d'archives, parfois rares. Comment les avez-vous choisies?
Y.K. Il y a trois raisons principales qui conduisent à choisir telle ou telle archive. D’abord, ces archives, on les connaissait pour une partie. Parce qu'elles sont justement issues de ce courant critique, elles ont été décrites dans des livres, dans des articles… On avait des références dans les articles d’Acrimed, du Monde diplomatique, etc. Ca a contribué à faire un premier tri.
Ensuite, le second tri, vient de leur accessibilité. Est-ce qu’on est capable de les retrouver ou un équivalent ? On a beaucoup utilisé un outil extraordinaire, qui s’appelle INA media pro (les archives numérisées par l’INA).
Enfin, le choix était également lié à l’écriture des séquences. Telle archive fonctionne bien, telle autre un peu moins. Telle archive résonnait bien avec une idée qu’on voulait amener… Par exemple, une scène nous est venue tout d’un coup, parce que par hasard, on a découvert telle ou telle émission, ou parce que pendant le cours du travail, il s’est passé ceci ou cela dans la presse, à la TV… C’est le cas notamment de la crise des subprimes, qui a été un événement très important. Il a fallu réécrire une partie du film à la lumière de ces événements et du rôle des médias dans cette crise.
Combien de temps avez-vous passé à faire le film ?
Y.K. Ca a été un travail assez long. Ce travail d’aller-retour entre les archives, l’écriture, le montage, etc. est assez long. Mais il n’y a pas que des archives ; il y a aussi eu des tournages, donc il a fallu accumuler du matériau avant de se dire "on est prêt à monter". Ensuite ça a été assez long aussi parce que le producteur a financé seul le film. Il a espéré pendant un temps pouvoir bénéficier du soutien d’une chaîne de télévision, d’organismes d’aide du cinéma, etc. Mais ça s’est avéré impossible. Il l’a produit absolument seul, avec sa propre société.
Quelles ont été les difficultés, les barrières, avant de venir à bout du film ?
La censure économique était l’une des principales. Ni Arte, ni Canal+, ni une chaîne du service public n’ont voulu entendre parler de ce film… Malgré le fait que les auteurs de ce film sont journalistes, que l’un des auteurs aient publié un essai tiré à plus de 250 000 exemplaires... Ils n’ont pas voulu entendre parler de ce film. Jusqu’à la décision du CNC (Centre National de la Cinématographie) de ne pas accorder l’avance sur recette après réalisation. On a là une censure de fait. Ce n’est pas une censure nous interdisant de faire le film, mais une censure puisqu’elle concourt à créer des difficultés très importantes pour mener à bien un projet comme celui-là. Mais nous n'avons eu aucune difficulté de la part du producteur. Il nous a accompagné jusqu’au bout. A aucun moment, il nous a demandé de lever le pied, d’être moins incisif. Bien au contraire. Donc de ce point de vue là, le travail en interne était parfaitement soudé. On a pu travailler en bonne intelligence.
Des projections ont déjà eu lieu. Quels ont été les premiers retours?
Y.K. On a travaillé avec un attaché de presse, comme cela est l'usage pour n’importe quel film. Il s’est formidablement battu pour essayer de faire connaitre le film auprès des médias. Evidemment, on n’arrive pas au contact des journalistes avec un film qui critique les médias de la même façon qu’on y arrive quand on réalise un film de fiction. Nous avons observé deux phénomènes : d’abord, une très grande curiosité de la part des journalistes, qui vivent à l’intérieur de leur rédaction, dans le cadre de leur travail, les phénomènes qui sont décrits dans le film. Ils sont donc tout à fait au courant et tout à fait concernés par ce que nous dénonçons. Il y a une très large majorité de journalistes qui sont venus voir le film, qui sont tout à fait d’accord avec ce que le film peut dénoncer. Ces questions les intéressent et pour une grande partie d’entre eux, ils sont plutôt en sympathie avec ce film.
Mais là où le bât blesse, c’est que leur direction l'est beaucoup moins. Et on a des effets très clairement de censure qui nous sont aujourd’hui rapportés, via l’attaché de presse. On sait très bien que certains médias ne rendront pas compte du film, à cause de la mise en cause de certaines personnes. Mais on n’est pas complètement surpris ! On peut même dire qu’on s’y attendait !
Ensuite, il y a une autre forme de censure, peut être plus perverse. Ce sont les journalistes qui nous disent : "tout ce que vous dites, ce sont des choses qu’on connait déjà". Et sous prétexte qu’on connaitrait les phénomènes qui sont décrits, et évidemment on les connait, ils voudraient s’interdire d’en parler. Cette censure vise à désamorcer la critique politique contenue dans le film.
L’intérêt de ce film, c’est aussi d’être en contact avec le public. Aller dans les salles, organiser des débats après les projections. Il y a un certain nombre de choses que les gens perçoivent, ressentent, mais n’articulent pas vraiment comme des arguments. Pour beaucoup de gens, ce qui se passe est sensible, mais nous le réunissons dans un paysage cohérent.
Une critique qu'on a dû couramment vous faire est que ne donnez pas la parole aux personnes que vous visez dans le film...
Y.K. Pour une raison toute simple. On fait un film pour prendre la parole. Et la parole, ils l’ont largement ! Des milliers d’heures de télévision, de colonnes de journaux, d’articles… On veut dénoncer cette dérive de l’information comme marchandise. Pour l’heure 40 qu’on a pris beaucoup de mal à fabriquer, on ne va pas en plus leur laisser un droit de réponse ! Il ne faut pas exagérer ! C’est vrai que cette critique, elle nous est souvent faite. Mais on ne fait pas un film qui rend compte d’un débat, on fait un film de combat, on fait un film pour dénoncer cette situation. Ensuite, le débat peut avoir lieu.
Avez-vous été interpellés par les personnes que vous visez ?
Y.K. Ceux que nous nous appelons les "chiens de garde" ne se sont pas encore manifestés, non. Pas de réaction officielle. Mais ce qu’on espère, ce sont des réactions des organisations politiques puisque in fine la question des médias est une question politique, et donc elle intéresse les organisations politiques, qui sont censées agir sur l’organisation de la société. Que les programmes politiques sur les médias ne restent pas lettre morte. La question des médias est une question importante. Ne la laissons pas aux journalistes eux-mêmes; faisons-en une question politique. Il faut que les citoyens s'en saisissent !
Propos recueillis par Brigitte Baronnet
Les Nouveaux chiens de garde