Khodorkovski. Ou comment l'homme le plus riche et courtisé de Russie est devenu son plus célèbre prisonnier après sa disgrâce et son emprisonnement. Un destin hors du commun que retrace ce documentaire à la fois fascinant et terrifiant du réalisateur allemand Cyril Tuschi. Rencontre.
AlloCiné : quand avez-vous commencé à travailler sur ce documentaire, et pouvez-vous nous en expliquez les raisons ?
Cyril Tuschi : en fait ca remonte à l’hiver 2005, lorsque j’ai fini de tourner mon film précédent ; un road-movie tourné entre l’Allemagne, la France, l’Espagne et le Maroc. J’ai été invité à le présenter lors d’un festival à Moscou, puis dans un étrange festival de cinéma en Sibérie. C’est là que je me suis penché sur le personnage de Khodorkovski pour la première fois. Car il se trouve que ce festival et la ville qui l’accueillait bénéficiaient à l'époque du soutien financier de la société Ioukos, dont Khodorkovski était le dirigeant. J’ai été rapidement fasciné par le personnage, au point de vouloir réaliser une fiction autour de lui, bien avant un documentaire.
AlloCiné : comment avez-vous tourné et combien de temps le montage vous a-t-il pris ?
Cyril Tuschi : j’avais un ami déjà sur place. Je suis venu avec mon caméraman [ndlr : le directeur de la photographie, Eugen Schlegel]. Il avait justement acheté une nouvelle caméra HDV. Assez petite, c’était l’une des premières à pouvoir tourner en HDV. Très pratique et maniable, ca nous a permis de nous mettre rapidement au travail. J’ai estimé avoir terminé mon tournage lorsque j’ai enfin pu voir Khodorkovski et l’interviewer. Le montage a duré 6 mois, sans aucune interruption, et vraiment dans la douleur. On avait une centaine d’heures de Rush, des témoignages en allemand, russe, anglais et français à traduire…C’était monstrueux ! Pour vous donner une idée, j’ai chez moi une douzaine d’énormes disques durs remplis de rush du film.
AlloCiné : comment Jean-Marc Barr s’est retrouvé à faire la narration du documentaire ? Vous l’avez personnellement choisi ?
Cyril Tuschi : Oui. Mais je n’ai pas pensé à lui dans un premier temps ; j’avais plutôt en tête Jonathan Pryce, l’acteur principal du film Brazil de Terry Gilliam. Simplement parce que c’est l’un de mes films préférés ! En 2006, j’ai vu le film d’animation Renaissance, et je me suis dit : "voilà le style que je veux pour mes séquences animées dans mon documentaire !". Or il se trouve que Jonathan Pryce prête également sa voix dans la version originale du film d’animation, et que j’avais apprécié son travail. Malheureusement, il n’était pas disponible par manque de temps. J’ai donc demandé à Jean-Marc s’il était disponible. Pour l’anecdote, j’ai essayé de faire moi-même le commentaire, mais mon accent et ma prononciation anglaise sont vraiment trop mauvais. Même si ce n’est pas ma voix, mon approche personnelle de l’histoire est toujours là. Je suis très satisfait du résultat.
AlloCiné : vous venez de parler des séquences d'animation justement qui sont dans votre documentaire. C'est assez étonnant. Pourquoi ce choix ?
Cyril Tuschi : Au départ, je pensais tout simplement que jamais nous n'aurions la possibilité de faire une interview de Mikhaïl Khodorkovski, alors qu'il était le sujet central de mon documentaire. Ces séquences d'animation étaient pour moi une manière de rendre vivant le "fantôme" de Khodorkovski, qui traverse mon film. Par ailleurs, j'ajoute que le pilote de l'avion, également arrêté avec Khodorkovski lors de l'intervention de la Police, ne souhaitait pas témoigner dans mon film. Mais comme on connait le récit et déroulé des événements, j'ai pensé que cela pouvait être fait avec une séquence d'animation.
AlloCiné : C’est compliqué de trouver des fonds pour financer un film tel que « Khodorkovski » ?
Cyril Tuschi : Au début, je me suis dit que ca serait du gâteau avec un tel sujet. Mais j’ai très vite déchanté, car c’était loin d’être le cas. Quand j’en parlais à différents producteurs, on me répondait : "un film sur qui ? Khodor qui ???". Puis on m’a répondu : "c’est quoi l’histoire ? Il est en prison ! On ne voit même pas l’intérêt d’en parler. Il est terminé !". J’ai dit : "non, il n’est pas terminé !" Je me suis également vu répondre qu’il y avait déjà deux ou trois films en préparations «sur la Russie». Finalement, Simone Braumann m’a dit "Ok ! Je vais faire le documentaire avec toi". Pourtant, elle n’avait aucune idée du documentaire, elle m’a suivi à l’aveugle. C’est vraiment une preuve de confiance, parce que j’aurai pu lui raconter n’importe quoi.
AlloCiné : Votre film a été présenté cette année au Festival du film de Berlin. C’était tendu, ne serait-ce que par rapport au sujet évoqué ? On se souvient aussi qu’il y avait eu un vol de copie de votre film durant le festival...
Cyril Tuschi : en fait on m’a volé deux fois…J’ai cru que je devenais fou ! On m’a volé une copie du film en janvier, et une seconde fois début février, juste avant la projection du film au festival de Berlin. La première fois, c’était carrément dans ma chambre d’hôtel, alors que j’avais passé trois semaines sur le montage du film. Il y avait de quoi devenir paranoïaque. Si pour le second vol, je suis sûr à 99% que ce n’était pas un coup monté par le FSB (ndlr : ex KGB), mais était en fait l’œuvre de vulgaires voleurs, je ne peux pas être aussi catégorique avec le premier vol…
AlloCiné : Durant cette même période, un quotidien économique russe, "Kommersant", avait publié en une un article sur vous et votre film, en expliquant qu’il y aurait des poursuites judiciaires contre les personnes qui avaient accepté de témoigner dans votre documentaire…En avez-vous entendu parler, et si oui avez-vous des nouvelles à ce sujet ?
Cyril Tuschi : (très étonné) Ah non pas du tout ! Ils disent ça dans cet article ? [Nous tendons alors l’article au réalisateur. Parlant et comprenant un peu le russe, il y jette un coup d’œil rapide]. Ils disent n’importe quoi ! Ca n’est jamais arrivé ! Le fait est que parfois j’ai été obligé de changer de sujet dans mes questions, parce que personne ne voulait me répondre, et que les gens avaient peur de perdre leur job ou auraient des soucis dans leurs carrières s’ils acceptaient de me parler. En fait, c’était des réactions uniquement dictées par la peur. La peur de témoigner et d’éventuelles représailles. Vous savez, en Allemagne, je n’ai pas peur des policiers, mais en Russie oui. Ca fait une énorme différence. En Russie, c’est la peur qui gouverne.
AlloCiné : au fond, le cas "Khodorkovski" est un sujet tabou en Russie; il y a de nombreux exemples frappants dans votre film.
Cyril Tuschi : en fait, c'est très contradictoire et étrange. D'un côté, c'est effectivement tabou, mais c'est aussi un sujet bien connu. A la TV par exemple, lorsqu'on interroge Vladimir Poutine sur le sujet, il en parle toujours comme un voleur qui mérite sa place en prison. Or cela a un effet pervers, car plus il le laisse en prison, plus Khodorkovski suscite de la sympathie et de l'attention chez les gens. Mais le garder en prison, c'est aussi une manière de continuer à inspirer de la crainte chez les oligarques. En faisant cela, Poutine joue avec le feu.
Propos recueillis par Olivier Pallaruelo