De jeune écolier féru de dessin au fond d’une classe de Sao Paulo, il est devenu l’un des artistes contemporains les plus célèbres du Brésil. Il est parti installer son atelier au beau milieu de la décharge publique de Jardim Gramacho. Il a vendu des œuvres constituées uniquement d’ordures à des millionnaires. Il a transformé des déchets en compositions artistiques. Et il est venu répondre à nos questions. Rencontre avec Vik Muniz, artiste-vedette du documentaire Waste Land, en salles cette semaine.
AlloCiné : Le film aborde la question du recyclage, de l’écologie. Est-ce finalement ce que vous faites, du recyclage artistique ?
Je pense que tout ce que fait l’Homme depuis le début implique d’une certaine façon l’idée du recyclage. Dans toute activité, il y a des idées très simples qui ensuite se complexifient, subissent des variations, liées à la diversité humaine, la variété des expériences. On essaye de survivre, de perpétuer l'espèce. Je pense que le gâchis est un effet de la modernité. Avant la Révolution Industrielle, les gens réutilisaient ce qu’ils avaient. L’idée du recyclage comme nécessité est assez nouvelle. Je lisais récemment que l’on jette 65% de la nourriture que l’on produit. C’est incroyable ! Autrefois, cela n’existait pas, les gens produisaient exactement ce qu’ils consommaient. L’art, c’est un peu pareil ! On rafraichit l’attention des gens sur des choses qui existent déjà. L’artiste est une sorte de glaneur. Il voit les choses qui restent, les résidus de l’expérience, il les prend et les met en valeur pour que les gens les re-regardent et les trouvent belles. L’artiste fait remarquer des choses que l’on ne regarde pas. C’est ce que font les catadores [ce terme désigne les personnes qui récupèrent et trient les déchets de Jardim Gramacho, gagnant leur vie en revendant ce qui peut être recyclé], ils sont toujours en train de chercher ce qui est réutilisable. L’expérience créatrice, c’est un peu ça : on réutilise ce que les gens ont laissé.
Comment est née cette démarche artistique, l'idée de travailler avec les catadores ?
Quand j’ai rencontré les catadores, j’ai été vraiment surpris par leur personnalité, leur façon de travailler. Je m’attendais à voir des gens tristes et fatigués, mais au lieu de cela, j’ai vu des gens très dignes et qui travaillent dans une structure éthique assez formidable. Beaucoup de camaraderie, une fierté de se trouver là, un énorme sens de l’humour. C’est là que j’ai envisagé la possibilité d’une collaboration. Ils m’ont tout de suite fait remarquer le parallèle entre ce qu’ils faisaient et ce que je cherchais. J’ai dit à Fabio [Fabio Ghivelder, le collaborateur de Vik] : « On va travailler avec ces gens-là, on va les amener au studio et on va faire leur portrait, parce qu’ils sont formidables ! »
Comment est né le projet du film ? Comment avez-vous été approché par les cinéastes ?
Le projet de travailler sur des déchets existait déjà depuis quelques années. Fabio et moi sommes allés visiter l’une des pires décharges du Brésil. Le chef de trafic, là-bas, a 13 ans. Quand on y est allés, les gens gardaient la décharge avec des mitraillettes, car ils cachaient de la drogue parmi les ordures. Nous avons donc décidé d’aller travailler dans des structures plus importantes, des déchetteries. Nous avons réalisé une série d’œuvres pendant cinq ans. Quand le producteur du film est venu me voir, il voulait faire un documentaire sur mon parcours. Certaines parties du film sont d’ailleurs tirées d’un documentaire qui a été fait dix ans avant, Worst Possible Illusion: The Curiosity Cabinet of Vik Muniz. Je lui ai dit que j’avais déjà fait ça, que je souhaitais faire autre chose, et il m’a dirigé vers Lucy Walker. Je l’ai donc rencontrée à Newcastle en Angleterre, il y a quatre ans. Je lui ai proposé, plutôt que de faire un film sur ma carrière, de faire un film sur une série d’œuvres du début à la fin, depuis le moment où on l'imagine jusqu’à l’exposition. Elle était d’accord, et on a décidé d’axer cela sur la déchetterie, car elle avait aussi été marquée par la visite d'une déchetterie à New York. Deux semaines après, nous étions à New York, comme on peut le voir dans le film. On a appelé le directeur de Jardim Gramacho, qui nous a permis d’y avoir accès. Car on ne peut pas rentrer comme ça ! Au début, Lucy voulait que l’on conçoive les œuvres à l’intérieur de la déchetterie, ce qui n’était pas possible. Je suis resté fidèle au projet des photographies. Lucy est ensuite partie pour réaliser son film Countdown to Zero, et c'est João Jardim qui l'a remplacée. Lui qui vient d'un milieu plutôt bourgeois a été très touché par les gens. Il est vraiment rentré dans la vie des catadores, il a suivi les personnages... Son premier montage manquait un peu de sensibilité. Lucy est alors revenue et a mené le projet exactement comme on l’envisageait avant. Le résultat, c’est le film.
Quel serait votre souvenir le plus marquant dans cette grande aventure ?
Il est dans le film ! C’est le moment où Magna tient son portrait, le regarde et dit : « Vous ne pouvez pas imaginer la valeur que cela a pour moi. » Et quand elle dit ça, je le dis presque avec elle : « C’est toi qui ne peux pas imaginer la valeur que cela a pour moi ! » Que quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds dans un musée regarde une image qui a été faite par nous et dise cela, c’est très important pour moi. Elle a dit ça avec beaucoup d’esprit, de sincérité. Et pour moi, c’est génial ! Au début de ma carrière, je cherchais avant tout le soutien des critiques, des commissaires d’exposition, etc. Une fois que j’ai eu tout cela, je me suis plus intéressé au public, et surtout aux gens comme Magna. Si on ne fait les choses que pour sa propre classe sociale, on perd de vue la dimension universelle de l'art. Pour moi, la chose la plus importante est de pouvoir être témoin d’une expérience artistique qui a émergé dans une situation où il n’y avait pas le matériel ni l’expérience. L’art est quelque chose de puissant, qui arrive vraiment à changer la façon qu’ont les gens de voir ce qu’il y a autour d’eux, et surtout en eux. J’ai porté ce projet pendant trois ans, et beaucoup de choses ne sont pas dans le film, mais j’ai vu le changement de ces gens-là. Le film ne le montre pas comme moi je l’ai vu. Le regard de ces gens sur eux-mêmes a complètement changé, justement parce qu’ils ont passé un petit peu de temps en-dehors de cette réalité, de la routine de la décharge. Ils étaient aveugles par rapport à leur situation, et le fait de faire cela a tout changé dans leur vie. Et ça continue…
Vous êtes né dans une famille de la classe ouvrière de Sao Paulo et vous êtes aujourd’hui l’un des artistes brésiliens les plus célèbres au monde. Pouvez-vous revenir rapidement sur votre parcours ?
Rapidement, ce serait difficile... J’ai l’impression d’avoir fait tout ce que je pouvais faire avant de décider de commencer une carrière dans les arts plastiques. J’ai commencé à dessiner très tôt, car j’avais des difficultés en lecture. Ma grand-mère m’a appris à lire quand j’avais 4 ans, mais elle le faisait de la façon dont elle-même avait appris. C’est une femme incroyable, elle est dans le film. Elle me faisait mémoriser le format de chaque mot, c’est comme ça que j’ai appris à lire. Arrivé à l’école, je n’arrivais pas à écrire, je ne comprenais pas du tout le système de syllabes car j’ai appris à lire visuellement. J’ai donc commencé à faire des petits dessins pour illustrer les mots, et je suis devenu l’enfant qui dessine à l’école, celui qui est assis derrière et qui fait les caricatures des profs. Au bout d’un moment, j’ai obtenu une bourse pour faire des études de dessin. J’avais 14 ans et ça a changé ma vie. En dessinant, on se sert d’une partie du cerveau que l’on n’utilise pas, qui est atrophiée. La pratique du dessin m’a donc beaucoup ouvert l’esprit. Que voit-on dans une image ? Pourquoi voit-on un monde dans une image ? J’ai commencé à dévorer les textes à propos de la perception de l’image, à être obsédé par l’image et à m’y intéresser par le biais de la psychologie. J’ai essayé deux fois de faire des études de psychologie mais j'ai échoué aux examens. Je suis donc entré dans la publicité, qui était mon deuxième centre d’intérêt. C’était mon premier boulot. Après, je suis arrivé aux Etats-Unis, où j’ai voulu faire du théâtre, et où j’ai flâné un peu. J’avais beaucoup d’amis artistes. Un jour, je suis allé visiter une galerie où il y avait des œuvres de Jeff Koons. Cela a fait écho avec ma perception du monde. J’avais été formé comme un consommateur, et je voyais la réalité de ce que faisaient les artistes des années 80 en Amérique (le minimalisme, la pop,…). Je me souviens d’avoir vu le premier film de Cindy Sherman, et là, j’ai tout compris !
Le cinéma est important pour vous ?
Très. Je n’ai aucun préjugé quand on me parle de médias. Je lis les classiques, et en même temps j’ai une Wii, j’adore les jeux vidéo... J’adore l’animation, et j’ai des amis qui sont de grands animateurs, comme Carlos Saldanha qui vient de faire Rio. J’adore ce qu’ils font, je trouve que l'animation, c’est vraiment l’art du futur, plus que le cinéma. C’est là qu'on trouve les choses les plus formidables. Sinon, ma référence actuelle dans le cinéma, quelqu’un qui pense comme moi et qui a pris un peu la même direction que moi : Michel Gondry. C’est quelqu’un qui ne veut pas simplement créer des illusions, mais plutôt montrer comment on a besoin des illusions pour vivre. Il n'est pas dans la recherche de perfection. C’est ce que je fais, je crée des illusions mais je laisse toujours les ficelles pour que les gens puissent entrer dans le processus et voir comment c’est fait. Pour moi, le processus est beaucoup plus intéressant que la finalisation. Une œuvre d’art qui ne nous laisse pas envisager comment elle a été faite ne m’intéresse pas. J’adore les films qui laissent imaginer comment ils ont été faits. J’adore entrer dans l’histoire de l’objet même. Dans toute l’histoire du cinéma, j’ai toujours aimé les gens qui ont travaillé avec ce concept, cette ambigüité : montrer la réalité à travers l’illusion, mais ne pas ignorer les outils, la fabrication. Chez Fellini par exemple, on voit ça clairement.
En tant qu’artiste concerné par la pauvreté et par l’écologie, quel est votre regard sur les évènements actuels au Japon ?
Ca me fait voir à quelle point la vie est précieuse. C’est un miracle que nous soyons là. Il y a un livre de Bill Bryson qui s’appelle A Short History of Nearly Everything, qui commence par ces mots : “Si vous êtes en train de lire cela, vous êtes un champion. Car depuis le Big Bang, la chance que vous ayez d’être conscient et de posséder un système qui vous permette de lire, c’est vraiment formidable." Lors des désastres, on se rend compte de la fragilité de la vie, et combien elle est précieuse. A tout moment, la structure atomique de l’univers peut changer d’un quantum, et tout peut disparaitre au milieu de cette phrase. La semaine dernière, un météore de trois mètres de diamètre est passé à 15000 kilomètres de la Terre. On imagine les tremblements de terre comme des choses terribles, mais s’il n’y en avait pas, si la surface de la planète était lisse, toute la surface serait recouverte par les océans. C’est justement grâce aux mouvements tectoniques que l’on peut se trouver là. Les choses qui nous permettent de vivre sont parfois des choses assez violentes. C’est un peu fataliste, mais nous sommes là, et c’est déjà incroyable. Là est peut-être toute la valeur de l’art : nous montrer que la vie est précieuse. Ne pas seulement développer une écologie matérielle, mais aussi développer une écologie de la conscience, du regard. Voir les choses d’une façon plus lucide va nous permettre de faire du monde un lieu plus habitable.
Propos recueillis par Thomas Imbert le 22 mars 2011
La bande-annonce de Waste land