Allociné : Pourquoi avoir choisi de vous attaquer à "Push", qui semble être inadaptable ?
Lee Daniels : Je ne savais pas qu’on pouvait adapter le livre, et c’est Geoffrey qui m’en a convaincu. Quand on le lit, on se rend compte que c’est un livre très difficile, car c’est une histoire sombre et pleine d’émotion. Mais Geoffrey est arrivé avec un traitement différent, et qui permettait aux gens de mieux comprendre.
Geoffrey, comment vous vous en êtes sortis alors ?
Geoffrey Fletcher : Je n’avais jamais entendu parler du livre avant que Lee ne le fasse. Pour avoir vu ses travaux précédents, je savais qu’il avait des goûts très audacieux, et c’est ce qui m’a donné envie de le lire. Et le fait de ne pas en avoir entendu parler avant m’a beaucoup aidé, car tous ceux qui l’ont lu en parlent comme d’un livre très fort. Moi je l’ai donc ouvert comme n’importe quel autre livre, et je suis resté scotché. Puis des images et des idées de structures me sont venues pour le transposer au cinéma. Ca a été une expérience géniale car Lee m’a suivi sur chaque point, et m’a fait comprendre que nous partagions la même vision. Une vision qui vient du fait que nous avons tous deux grandi aux Etats-Unis, et que nos expériences se rejoignent sur plusieurs points.
Avez-vous rencontré Sapphire, l’auteure du livre, avant de faire le film ?
Lee Daniels : Bien sûr ! Et elle a refusé plus de cent fois que nous en fassions un film (rires) Cela venait du fait que, en tant qu’auteure érudite, elle ne soit pas du tout impressionnée par Hollywood. Elle ne voulait donc pas que son livre devienne autre chose qu’un livre ! Mais lorsqu’elle a vu le film, elle est tombée dans mes bras, en larmes. Et ça ça m’a énormément touché. Au final ce n’est pas un décalque de son livre, mais l’interprétation que nous en avons fait, et Sapphire a été assez intelligente pour comprendre cela.
Et comment avez-vous fait pour la convaincre de vous laisser faire ce film ?
Lee Daniels : Je l’ai traquée ! (rires) Elle a mon vu mon film précédent, Shadowboxer, et ça lui a plu, puisqu’elle l’a trouvé très audacieux. Tellement audacieux qu’elle a du penser que j’étais fou, et que je finirais quand même par faire de "Push" un film.
Et pour la faire apparaître dans le film ?
Lee Daniels : Je lui ai juste demandé de passer sur le tournage, pour jouer dans le film. Et même si elle n’y tient qu’un tout petit rôle, je l’ai faite passer par la case "maquillage", car je voulais qu’elle se sente comme une star sur le plateau. Vous l’avez vue dans le film ?
Oui.
Lee Daniels : Oh bravo ! (à Geoffrey Fletcher) Tu l’as vue toi ?
Geoffrey Fletcher : Oui, mais très récemment. D’ailleurs c’est ce que j’aime avec ce film : la première vision vous cloue à votre fauteuil, et les suivantes vous permettent de remarquer des détails auxquels vous n’aviez pas fait attention auparavant. Moi j’aime quand un film est assez riche pour que chaque nouveau visionnage nous apporte quelque chose. Je suis vraiment fier de ce que nous avons accompli, et je suis content que Lee ne se soit pas arrêté au refus initial de Sapphire, vu comment les choses se sont passées ensuite. Il y aurait d’ailleurs moyen de faire un film à part entière sur ce qu’il a contruit en faisant ce film.
Peut-on voir "Precious" comme un film sur les ghettos américains, ou plutôt comme le portrait d’un personnage fort ?
Geoffrey Fletcher : C’est surtout un film sur la force de l’âme humaine.
Lee Daniels : Tu savais que le livre avait été transposé en pièce à Londres, avec un casting d’acteurs blancs ? C’est Sapphire qui m’en a parlé au festival de Sundance [où le film a remporté le Grand Prix, en janvier 2009, ndlr]. Du coup ça prouve que l’histoire n’est pas confinée au ghetto, et qu’elle est universelle. Et ça fonctionnait aussi bien sur scène que dans le film.
Geoffrey Fletcher : Ca me rappelle qu’à Sundance, j’avais rencontré une jeune femme, blanche, qui est venue vers moi et m’a dit : "Precious, c’est moi !" Pour moi ça veut tout dire sur l’universalité de l’histoire.
Même si le film n’est pas centré sur les ghettos, il y a quand même une coïncidence entre la naissance du film et l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche, qui semblent tous deux faire partie du début d’une nouvelle ère pour les Afro-Américains.
Geoffrey Fletcher : Je pense que l’élection de Barack Obama a été vue comme le début d’une nouvelle ère par et pour tout le monde. Peu importe la couleur. On sent que le rêve américain se réalise. Pas seulement parce qu’il est Afro-Américain, mais plus parce qu’il s’agit de quelqu’un que l’on imagine pas forcément devenir président. Ca montre aux gens qui traversent une très mauvaise passe et sont exclus – comme Precious – qu’il y a de l’espoir. C’est vrai que le timing est amusant, mais ce n’est pas quelque chose qu’on peut prévoir.
Lee Daniels : Avant l’élection d’Obama, il y avait deux types de discours chez les Afro-Américains : un pour nous, et un autre pour vous. Et je pense qu’Obama a réussi à faire en sorte que nous n’ayons plus qu’un seul discours, le même pour tous ceux à qui je m’adresse.
Comment avez-vous choisi Gabourey Sidibe pour le rôle de Precious ?
Lee Daniels : Nous avons rencontré 500 jeunes filles, et Gabourey est arrivée dans les dernières. Elle nous a éblouis par sa performance, et je pense que ce rôle va changer sa vie, car c’est une femme extraordinaire et très intelligente.
Et pourquoi avoir casté Mariah Carey et Lenny Kravitz (photo ci-dessus) ?
Lee Daniels : Déjà parce que ce sont deux de mes amis, puis parce que je pensais qu’ils avaient quelque chose à prouver sur grand écran.
Lee, avant de vous voir j’ai rencontré Paula Patton, qui vous décrit comme l’un des réalisateurs les plus passionnés qu’elle a rencontrés…
Lee Daniels : … Ca c’est parce qu’elle n’avait fait que 4 films avant celui-ci (rires) J’aime beaucoup Paula, et je prends ça comme un compliment : nous avons tous deux fait très peu de films, et je suis très touché qu’elle pense cela de moi, car j’ai encore beaucoup à apprendre sur la façon de gérer les gens, de mieux les traiter… Je suis encore en plein apprentissage.
Comment avez-vous vécu la standing ovation reçue par le film à l’issue de sa projection cannoise ?
Lee Daniels : Très modestement, car, en tant que réalisateur, je suis un peu un control freak, et je cherche toujours à calmer le jeu. Du coup, au bout de 3-4 minutes, je demandais aux gens de se rasseoir, mais ils ne m’écoutaient pas. Je me suis alors tourné vers ma mère, qui est tombée en larmes dans mes bras, et m’a demandé des les faire asseoir.
Geoffrey Fletcher : Le public français est vraiment très intelligent, et il ne fait pas de sentiment. Donc cette standing ovation m’émeut encore.
Lee Daniels : Un peu trop, non ?
Geoffrey Fletcher : Oui, c’est vrai.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes, le 16 mai 2009