AlloCiné : Pour rester dans la tonalité un peu paillarde du film, j'ai envie de te demander s'il ne faut pas être "foutrement cojones" pour faire un film comme ça aujourd'hui ?
Jean-Jacques Annaud : (Rires) Ca me convient comme question ! Après des années où j'ai fait des films lyriques ou épiques, j'ai eu envie de mettre un coup de pied dans la termitière, de m'éclater, d'être dans une jovialité que j'avais envie de retrouver depuis un bout de temps. Ca faisait des années que je voulais retourner à la comédie et à la langue française. Et puis dans l'atmosphère politiquement et cinématographiquement correcte que l'on vit de plus en plus, dans cette vague insidieuse de conformisme qui s'installe, j'ai eu une folle envie de réaction. De jubiler avec une liberté totale. Quand Gérard Brach m'a proposé les bases de ce scénario, j'ai trouvé que c'était un vrai bain de fraîcheur. Et j'avais besoin de ça. Je me suis lancé à corps perdu dans cette entreprise insolente, libérée, libératoire, anticonformiste et délicieuse à faire.
Il y a d'ailleurs un vrai parallèle entre ta démarche et la liberté, l'insouciance dans laquelle vivent les personnages de "Sa Majesté Minor"...
On ne se pose pas de questions. Quand on se penche sur la période païenne, on s'aperçoit que les Dieux de la mythologie vivaient des vies peu ordinaires. Et encore, peu ordinaires, je ne sais pas... Car beaucoup d'entre nous ont des vies semblables. Mais les cachent. Alors qu'à l'époque, c'était sur la place publique. C'était normal que Zeus ait 85 maîtresses par exemple. Tout ça est par contre très choquant dans l'atmosphère puritaine dans laquelle on se retrouve replongés depuis quelques temps. Et moi j'ai envie de réagir, car cette hypocrisie m'exaspère. Et du coup, j'ai eu envie de rentrer avec la vigueur d'un bouc dans une histoire d'avant l'invention du péché. (Rires) Je suis, je crois, d'une vraie tolérance. Le plaisir me plaît, et le plaisir des autres me plaît. Je n'y vois jamais aucun mal. J'habite à la campagne et il se passe toujours plein de choses dans la cour de la ferme. Ca se passe de la même manière à l'écran, avec la même joie de vivre. C'est un film qui est plein de fougue, plein du bonheur de la vie, à la manière d'une fête dionysiaque. A la manière de ce qu'on voit sur tous ces vases grecs : dans l'ennui de ces musées, si les pauvres gamins qu'on y traîne y regardaient de plus près, ils verraient des choses folles. Ca ne parle que de ça l'Antiquité. Ce sont des peuples premiers, donc des peuples qui aiment la fertilité avec jovialité et gourmandise. Cette approche complètement décomplexée de toutes les fantaisies de la vie, c'est ça qui m'a séduit.
Mais est-ce que cette approche est facile à vendre aux financiers, à une époque où le cinéma est de plus en plus standardisé, verrouillé par les chaînes de télé ?
Il y a toujours la loi de l'exception. C'est parce qu'il y a une exception qu'elle confirme la règle. Et ce film s'est placé comme ça. Je l'ai expliqué, j'ai dit que ce film était un OVNI jubilatoire, qui allait secouer mais qui avait le mérite d'être vraiment différent. Et il y a eu chez tous les coproducteurs de ce film cette envie d'avoir dans leur catalogue quelque chose d'inclassable. Ils ont plein de films qui rentrent dans des cases et des tiroirs, et ce film débarque comme une comète. C'est son extrême singularité qui a permis son financement.
Quitte à déplaire à beaucoup de critiques au moment de la sortie...
Dès le départ, j'ai annoncé la couleur, j'ai dit que le film allait surprendre. On ne peut pas changer les règles en pensant que tout le monde va adopter la nouvelle grille de lecture. Cet accueil, c'est même totalement prévu si l'on peut dire. Quand on fait un film aussi singulier, en rentrant tête baissée dans les tabous, il y a forcément des forces qui vont réagir à ça. Et puis la liberté de ton et de récit est tellement inhabituelle qu'elle permet de charmer ceux qui ont envie de différence et de surprendre et parfois de déplaire à ceux qui n'aiment pas sortir des normes. Pour reprendre une formule de Gérard Brach, il est indécent de vouloir plaire à tout le monde. Mais quand on est vraiment soi-même, on a toutes les chances de déplaire à certains, mais du coup de plaire mieux à d'autres. C'est le pari audacieux de ce film. C'est un film qui prend le risque d'être ce qu'il a envie d'être.
Mais est-ce que le cinéma actuel laisse encore la place à une telle prise de risque ? Dans une interview, tu disais regretter la disparition du cinéma de recherche par exemple...
J'ai pris l'habitude, quoi que je fasse, de prendre des pains dans la gueule d'une manière violente. (Rires) Je fais sûrement un cinéma qui ne plaît pas à un grand nombre d'éminents spécialistes : je respecte d'ailleurs leur opinion, car dans la mesure où je propose quelque chose, il est normal que certains n'apprécient pas. Donc quand je commence un film, je sais que je vais en prendre plein la gueule : mais quitte à en prendre plein la gueule, autant faire un film qui traduise mon envie de joie et de farce. Et tant pis si ça ne plaît pas à tout le monde. Tant mieux même. Après, je suis un peu surpris de la violence de certaines réactions, autour d'un film qui est un mélange de bouffonnerie, de comédie et de bonne humeur. Ca me semble assez bizarre, car je ne propose rien d'autre qu'un film fait pour divertir. On a pris l'habitude de se dire que les films qui ne suivent pas la norme doivent être dans la catégorie des films de recherche, donc destinés à un petit circuit, et pas ouverts sur le grand public. Ca me semble curieux de ne pas accepter le mélange des genres et la vraie liberté de faire un film destiné à tous. Les journalistes me demandent souvent à quelle cible s'adresse le film. Mais nom de Dieu, je ne fais pas des films pour des cibles ! Je fais le film qui me plaît, et je le mets à disposition des gens. Après, ils aiment ou pas. Mais jamais je n'avais entendu ça avant, "quelle est la cible ?". C'est un langage de marketing ça, pas un langage de critiques. Ca me fait un peu penser aux poules qui trouvent un couteau, et qui se demandent à quoi ça peut servir. (Rires)
Mais en se plaçant du côté des financiers, si le film, qui a tout de même coûté cher, ne marche pas, est-ce que ce n'est pas un nouveau frein pour de futurs projets atypiques justement... voire pour ton prochain projet ?
C'est le risque qu'on prend à chaque film de toute façon. Tout cinéaste est l'homme de son dernier film, c'est la loi de notre métier. Et puis si on ne se met à penser qu'au succès matériel d'une oeuvre, je ne suis pas certain que ce soit un bon guide pour le succès, parce qu'on aura des attitudes peureuses et timides. Or, je pense que le public est en quête de plus d'aventure que ça : si aller au cinéma, c'est pour voir la même chose que la veille à la télé, je ne vois pas tellement l'intérêt de la démarche. Je pense au contraire que si on propose quelque chose de plus stimulant, de plus intrigant et de différent, c'est un argument qui peut attirer les gens. Après, il y a 600 films qui sortent par an. C'est presque deux par jour ! Là-dedans, chacun se fraye son chemin comme il peut...
Tu dis souvent que tu n'aimes pas refaire la même chose, ce qui est une démarche très honorable en tant que cinéaste. Mais est-ce faisable au sein d'une industrie où le cinéma devient un produit de consommation ?
On me demande toujours de faire La Guerre du Fer, La Guerre du Bronze, La Guerre de l'eau... De faire L'Ours 2, La Girafe, Le Pingouin... De faire...
"8 ans au Tibet" ?
(Rires) Oui... Mais c'est normal, dans un monde où l'étiquetage compte tant, où l'effet de marque est tellement déterminant pour le réflexe d'achat. Les gens sont devenus des consommateurs, sous la dominance de la publicité et du marketing. Et Sa Majesté Minor est une réaction à ça. D'habitude, je vais aux quatre coins des possibilités du cinéma. Là, je suis même encore ailleurs. Je m'attaque à un truc plus fondamental : je m'attaque à des tabous de comportement, et aussi à une narration. Ce n'est pas suffisant de changer simplement de genre ou d'époque pour changer vraiment. Et là, j'ai pris ce risque avec un énorme plaisir. Parce que je ne conçois pas d'avoir le sentiment de me répéter. Ce film est plein des thèmes que j'ai déjà pu traiter, mais en le faisant, j'ai l'impression de me renouveler, de faire autre chose, de m'aventurer ailleurs, de rechercher quelque chose, des effets, une méthode, un ton... C'est ça qui me vivifie.
Je ne sais pas comment font certains de mes confrères qui ont été amenés à refaire et refaire des films dans un genre particulier. J'avais été très frappé par Minelli quand il était venu à la Cinémathèque quand j'étais gamin : il disait qu'il s'ennuyait terriblement à faire ses comédies musicales, qu'il n'arrivait pas à changer de genre et que c'était le drame de sa vie. Et je me suis dit que je ne voulais pas être metteur en scène pour dire ça en fin de carrière. Quelle horreur ! Là au moins j'ai cette merveille de pouvoir me dire que j'ai toujours fait mes films avec une totale passion, avec aussi la fébrilité de la réinvention de soi à chaque fois. C'est ça qui me permet de me sentir juvénile, complètement adolescent. Cette qualité enfantine de redécouvrir quelque chose, d'aller vers une planète inconnue. C'est ça le rêve d'enfant, que je fais perdurer en m'aventurant dans des aventures improbables.
Et en parlant d'enfants, sans parler de "cible", le distributeur a opté pour une affiche très grand public pour un film qui l'est peut-être moins, de par les thèmes qu'il aborde. A partir de quel âge un enfant peut-il voir ce film selon toi ?
Le film a été jugé tout public à l'unanimité de la commission de censure dont les trente membres représentent les familles, les religions diverses, etc... Personnellement, je pense qu'il faut attendre une dizaine d'années. Mais j'ai vu des enfants très jeunes à des projections et se régaler... Je pensais qu'on allait être interdits aux moins de 12 ans. Mais le film est à la fois très déluré et très libre, et en même temps très pudique : pas sur les idées, mais sur la manière de montrer ces idées. Et je pense que les gens de la commission y ont vu une démarche qui nous rapproche des temps païens, une démarche qui se place dans une autre perspective morale. Mais comme il n'y a rien de répréhensible à l'image, ils se sont dits que c'était certainement bien de permettre à des familles de voir ce film. A cet âge-là, les enfants n'ont pas de tabous.
Oui, ils ont la même naïveté que les personnages du film...
Ils ont la même innocence, ils n'y voient pas le mal. Ils y voient plutôt quelque chose de drôle, comme ils voient des chiens s'accoupler dans la rue. Les chiens ne commettent pas un péché : ils ont envie de ça, ils le font et éventuellement on leur envoie un verre d'eau fraîche pour mettre un terme aux ébats ! (Rires)
Propos recueillis par Yoann Sardet le 5 octobre 2007 à Paris