Après Le Pornographe qui a remporté le prix FIPRESCI à Cannes en 2001, où un réalisateur de films X névrosé incarné par Jean-Pierre Léaud était contraint de reprendre son activité, et Tiresia (2003), en compétition officielle à Cannes également où Laurent Lucas retient une transexuelle captive pour qu'elle soit sienne à jamais, le cinéaste français Bertrand Bonello a de nouveau foulé le tapis rouge du plus prestigieux des festivals français (hors compétition) avec Cindy, the doll is mine. Ce court-métrage nous plonge dans l'univers de Cindy Sherman, une photographe américaine connue pour être son propre modèle dans des mises en scène allant du glamour... au cauchemardesque. Ce sont ses photos les plus sombres auxquelles Bertrand Bonello rend hommage, grâce au talent d'Asia Argento qui interprète une photographe brune et son modèle, stéréotypé en blonde. Le réalisateur se confie à Allociné, morceaux choisis...
"Cindy, the doll is mine" est un film de commande...
Oui, au mois de mai 2004, un producteur me contacte et m'explique qu'il demande à plusieurs réalisateurs de faire un film sur une oeuvre d'art. Ca ne m'intéressait pas de prendre un tableau ou une photo puis d'en faire un film. En revanche, je voulais un support vivant donc Cindy Sherman était l'artiste qu'il me fallait.
Avez-vous toujours eu de l'intérêt pour son oeuvre ?
Disons que je connais cette photographe depuis longtemps mais je n'ai jamais travaillé dessus ni même été obsédé...je suis passionné d'art contemporain en général. Ce qui me fascine chez Cindy Sherman qui a commencé vers 1975, c'est l'évolution de son travail sur la durée. Au début, c'est une femme américaine plutôt épanouie, sirotant un martini, fumant une cigarette puis progressivement, les larmes arrivent. Elle s'est ensuite dirigée vers le cauchemar incarné par des poupées démembrées, mais... tout cela très tranquillement et c'est ce que j'ai voulu saisir en faisant Cindy, the doll is mine. Ses Untitled Film Stills m'ont également inspiré, par exemple lorqu'elle pose comme une star de cinéma, c'est l'image du fantasme américain des années 50.
La créativité artistique semble vous fasciner ("Le Pornographe", ndlr). Etait-ce facile de se plonger dans l'univers de Cindy Sherman ? Etait-elle présente sur le plateau et vous a t-elle aiguillé ?
Oui. Je ne suis pas un grand connaisseur et pourtant sa manière de représenter les choses me semble très proche de la mienne. Même la mise en scène, dans la première séquence, me paraîssait naturelle (Le tas de poupées démembrées présent dans l'appartement, ndlr). Malheureusement, elle n'était pas présente sur le tournage ! C'est une grande star aux Etats-Unis et il faut passer par ses assistantes, ses avocats pour avoir une chance de lui parler ! Je lui ai finalement envoyé le scénario et son assistante m'a répondu "Mrs Sherman says that..." ! (rires). Elle a précisé qu'elle n'avait pas envie de jouer ce qui ne m'intéressait pas de toute façon. Je lui expliqué que ce n'était pas un documentaire mais que j'avais néanmoins besoin d'une autorisation pour m'inspirer de son travail. Et heureusement, elle n'a pas bloqué le film, la seule condition était que je ne cite pas son nom...
Sherman fonctionne par transferts d'identité. Fonctionnez-vous de la même façon, allez-vous parfois aussi loin sur le terrain de l'autobiographie ?
Il y a forcément de moi dans mes personnages mais pas de manière autobiographique non. Que ce soit clair, je n'ai jamais voulu être transsexuel ! (Référence à son film Tiresia, sorti en 2003, ndlr).
Comme dans l'oeuvre de Cindy Sherman, la poupée reflète t-elle la femme d'aujourd'hui ?
Elle reflète un fantasme, ce n'est pas pour rien que Barbie a tant de succès depuis plus de 50 ans. C'est d'ailleurs un fantasme des hommes et des femmes. Ce qui est beau dans le film, c'est cette beauté qui se fissure, tout va bien, la plaie s'ouvre et rien ne va plus. La plastique d'une poupée est particulièrement terrifiante de toute facon...
Vous avez-donc une peur profonde des poupées ?
Oui, je crois. (rires) J'ai une petite fille qui heureusement n'aime pas trop les poupées mais ça fait peur ! Quand je cherchais des accessoires pour le film, j'ai vu des trucs affolants, c'est fait pour faire des cauchemars !
Pensez-vous que toute femme ait le désir de changer d'identité ou de corps finalement ? C'est une idée assez terrifiante...
Je pense que oui, mais est-ce uniquement féminin je ne sais pas... C'est peut-être humain, non ?
Alors dans ce cas, vous auriez pu filmer un homme ?
Oui sauf qu'aucun homme n'aurait pu accomplir l'oeuvre de Cindy Sherman. (Il réfléchit longuement) En théorie oui, mais je pense qu'il fallait oser prendre ces photos dans les années 70 et l'audace est pour moi très féminine. La pudeur aussi...
Comment avez-vous construit les décors ?
Je me suis focalisé sur les accessoires, c'est très minimaliste et d'ailleurs la photo de Cindy Sherman au teléphone m'a beaucoup influencé. Ca reflète la solitude de cette femme. On a tourné à Paris mais je voulais un endroit qui ne rappelle pas trop la ville... sans vouloir tomber dans le branché new-yorkais bien sûr, une boîte vide en somme. On a trouvé ce loft d'artiste qui pourrait être à Berlin, à New-York ou à Paris. Le monde extérieur n'apparaît pas trop dans le film de toute façon. Sur la lumière par contre, on a beaucoup travaillé. On a découpé l'appartement en deux, une partie très travaillée avec des contrastes, l'autre plus naturaliste. C'est plus la lumière qui fabrique le décor que le lieu.
Dans une séquence, Asia blonde doit pleurer. Auriez-vous pu lui demander d'éclater de rire ?
Question piège ! Ca, pour le coup, ça aurait pu être plus fort visuellement, mais bien plus dérangeant. Disons que le rire aurait fait appel à l'hystérie et j'ai un gros problème avec ça... Je la fuis comme la peste dans mes films et dans la vie. C'est vrai cependant, ça aurait été intéressant mais Cindy Sherman ne rit pas beaucoup vous savez...sauf en clone ce qui est très inquiétant et ce qui nous ramène à ma peur des poupées ! (rires)
En visionnant le film, on est fasciné par le silence qui y règne à l'exception de la scène où Asia Argento pleure. Qui a composé cette musique ?
La musique vient du dernier album de Blonde Redhead, un groupe new-yorkais. Le titre "The doll is mine" sonnait juste. Pour le reste du film, c'était tout naturel qu'il n'y en ait pas, elle joue un rôle énorme...
Parlez-nous de votre collaboration avec Asia Argento...
Quand j'ai vu New Rose Hotel d'Abel Ferrara, j'ai su que l'on devait tourner ensemble...J'avais écrit Tiresia pour elle mais elle a malheureusement tourné Le Livre de Jérémie en même temps. On se connaît depuis longtemps tous les deux maintenant.
C'est troublant de voir la ressemblance entre Argento et Sherman sur cette photo, comment Asia s'est-elle préparée au rôle ?
Asia Argento avait choisi deux ou trois photos de Cindy Sherman, on les a étudiées. On a d'abord façonné la blonde en utilisant le plus d'artifices possibles comme la robe vintage par exemple et pour la brune, il se trouve qu'elle avait les cheveux courts quand elle est arrivée, on a décidé qu'elle passerait chez moi et qu'elle porterait mes vêtements. On voulait le rien (pas de maquillage, etc...) face au tout. Jouer la brune a été plus diffcile car elle n'avait rien à quoi se raccrocher ce qui donnait un coté tres beau, tres fantômatique. La laisser dans ce flottement était bien. Il n'y a pas eu plus de travail que ça en amont, je ne fais jamais lire le scénario avant, j'écris des lettres aux gens en général...
Warhol disait de Sherman qu'elle était une véritable actrice. Vous faites le même éloge à Asia ?
Oui, bien sûr. Pour moi, elle est faite pour être filmée. C'est ça la définition d'une actrice. Bien jouer ça ne veut rien dire car quels sont les critères de bien jouer finalement ? Avoir l'air juste et crédible ? Ca ne veut rien dire. La prestation d'Asia Argento fait que le film devient comme un doc' sur la photographe finalement.
Connaissiez-vous les talents de photographe d'Asia ?
Elle m'a envoyé quelques photos mais ça n'a pas du tout servi pour faire le film. D'ailleurs, elle était plutôt mal à l'aise avec l'appareil. Ce qui a servi c'est qu'elle soit actrice et réalisatrice, elle sait recevoir et donner des indications.
Vous êtes considéré comme un cinéaste du dérangeant, comment qualifiriez-vous celui-ci ? Pensez-vous qu'il sera bien accueilli par le public ?
Je ne pense pas que celui-ci soit dérangeant, d'ailleurs c'est mon meilleur film à ce jour ! Il est abordable pour tout public même s'il se prête à des interrogations psychanalytiques. Moi, je ne pense pas que Le Pornographe était dérangeant car finalement, c'est juste la vie d'un homme et Tiresia raconte juste la vie d'un transsexuel, le traitement les rendait très soft. Est-ce que Cindy, the doll is mine est dérangeant ... je ne sais pas en fait !
Une préférence pour les courts ou les longs-métrages ?
Disons que les courts que j'ai fait au début de ma carrière servaient à me faire connaître pour faire des longs. Cindy, the doll is mine est un film à part entière, ce n'est pas une carte de visite mais un élément de plus dans ma filmographie. C'est un court parce que le sujet ne se prêtait pas à faire autrement mais qui a autant d'importance à mes yeux que Tiresia. J'ai d'ailleurs comme projet deux films qui formeraient avec Cindy, the doll is mine une sorte de trilogie bien que ce serait des longs-métrages.
Propos recueillis par Anais Clanet le lundi 26 septembre 2005
Photos : ©www.cindysherman.com®