Pour des générations de cinéphiles, George A. Romero est une légende. Auteur d'une des sagas les plus mythiques du cinéma, il alimente depuis presque quarante années le cinéma d'horreur de ses visions dantesques. Mais celui qui, dès 1968, posa les bases du film de zombies avec La Nuit des morts vivants n'est pas pour autant un cinéaste "installé" : sa carrière fut pour le moins chaotique et il éprouve encore aujourd'hui les pires difficultés à monter ses films. Mais sa passion pour le cinéma n'est en rien entamée, comme le prouve l'énergie intacte de son dernier opus. Place au papa des zombies !
AlloCiné : Vous aviez déclaré vouloir réaliser un film de morts-vivants par décennie : "La Nuit des Morts-Vivants" en 1968, "Zombie" en 1978, "Le Jour des Morts-Vivants" en 1985 et aujourd'hui, en 2005, "Land of the dead". Mais rien dans les années 90...
George A. Romero : Non, je les ai laissées passer, celles-là... (Sourire) Je désirais en faire un, vous savez, mais durant la période s'étalant entre Le Jour des morts-vivants et Land of the dead, j'ai tout de même réalisé trois films : Incident de parcours, La Part des tenebres et un autre avec Dario Argento, Deux Yeux malefiques. J'ai aussi fondé ma propre société de production avec mon ami Peter Grunwald. Nous avons été en discussion pendant trois ans avec New Line, avec MGM, avec la Fox, afin de produire un script dévastateur sur un tueur, puis j'ai travaillé quelque temps sur La Momie, sur Resident evil et sur tout un tas d'autres projets qui n'ont jamais été concrétisés. Ma frustration grandissant, j'ai décidé de m'éloigner de Hollywood. J'ai voyagé, j'ai pondu le script de Bruiser, puis réalisé le film. Ce n'est pas un grand film mais j'y reste attaché, notamment parce qu'il symbolise ma "fuite" loin de Los Angeles...
J'ai donc raté les années 90, en quelque sorte. Et puis je me suis remis au travail. J'ai commencé à rédiger un scénario assez engagé, qui traitait de la disparition des classes moyennes, de la volonté d'ignorer les problèmes, la misère croissante, la faim, les maladies comme le sida... Je l'ai envoyé un peu partout mais, pas de chance, ce fut au moment des attentats du 11 septembre. Personne n'a voulu y toucher. Ils ne voulaient plus que des films gentillets. Je l'ai donc mis dans un tiroir pendant deux-trois ans. Puis je l'ai repris, retouché, et adapté à une histoire de zombies contemporaine. La plupart des éléments de Land of the dead –la forteresse protégée par l'eau, par exemple– étaient déjà dans le script original. Simplement, en s'inscrivant dans le cadre de ma saga sur les morts-vivants, ils ont pris une ampleur et une signification sensiblement différentes.
De nombreux éléments donnent l'idée d'un direct, comme sur CNN : on est en permanence dans l'actualité, dans un présent d'autant plus fort qu'il n'a pas forcément d'avenir. On a également pensé élever encore davantage la tour de la forteresse, pour évoquer de manière plus évidente le World Trade Center, mais on a finalement préféré se focaliser sur l'action entre les humains et sur les luttes internes plus que sur l'attaque extérieure. Le personnage de Dennis Hopper est plus maléfique que les zombies eux-mêmes, c'est lui qui provoque la révolution, la scission entre les habitants de la forteresse en créant un conflit de classes inique.
Vous parlez de révolution : vos films sont-ils porteurs d'un espoir qui est encore le vôtre ?
Disons qu'ils représentent une plateforme grâce à laquelle je peux développer ma vision du monde. Je ne suis pas Michael Moore, je ne me vois pas en prophète, diffusant la bonne parole qui est la mienne. La saga des morts-vivants reste une fiction, ou plutôt une chronique. J'aime la voir ainsi, car elle s'étend sur de nombreuses années et s'adapte aux circonstances, aux périodes de l'histoire américaine. Certes, diégétiquement, la saga se déroule sur trois années seulement, comme le précise le personnage de John Leguizamo –c'est d'ailleurs la première fois que j'inclus une indication temporelle. Mais pour les spectateurs, toutes générations confondues, ça dure depuis 1968 ! C'est toujours la même histoire. Mais l'époque est différente, les protagonistes sont différents, même les voitures sont différentes. On n'est plus dans les années 60. Dès lors que chaque film reflète son époque, on peut parler de saga, de chronique. Il y a une cohérence certaine. Chaque film est également, dans sa facture, révélateur du style des films d'horreur à telle ou telle époque.
La saga est donc un document intéressant sur l'évolution du cinéma. Elle évolue presque d'elle-même. Je reviens m'y ressourcer régulièrement, elle m'aide à faire le point sur ma propre conception du cinéma d'épouvante. Ce que j'émets dans le film, ce sont moins des critiques proprement dites que des observations. J'ai une place définie dans la société, et comme n'importe quel citoyen j'observe le monde tel qu'il se présente à moi, avec mes yeux et ma culture. Je ne plébiscite en aucun cas la révolution, ou quoi que ce soit de ce genre, je me contente de dire "Voilà comment je vois le monde".
Contrairement aux personnages principaux de "La Nuit des Morts-Vivants", certains, dans les épisodes suivants, survivent...
Lorsque j'ai commencé à écrire le scénario de Zombie, je pensais m'atteler à une suite logique du premier film, puis je me suis dit que j'avais tout faux. Que je devais en changer notablement le ton, le style. Qu'il fallait évoluer. Car la société elle-même avait évolué : nos préoccupations étaient alors différentes d'il y a dix ans, et mon film devait en saisir toute la portée. J'avais pensé, pendant un certain temps, restaurer un certain ordre à la fin du film. Mais c'était une ambition ridicule : je pouvais très bien ne pas conclure, ne pas tuer tous les personnages principaux comme je l'avais fait dans le premier. Ainsi la plupart des personnages principaux parviennent à s'échapper (provisoirement ?) dans les autres épisodes.
La Nuit des morts vivants était d'une noirceur totale : cette fin désespérée me semblait donc tout à fait appropriée. Surtout à une époque où la ségrégation sévissait encore, où les tensions raciales étaient très fortes. Le Noir, même unique survivant, ne pouvait que périr de la brutalité et de l'imbécillité des hommes. Vous savez, nous avons en grande partie tourné dans les environs de Pittsburgh et, après le tournage, nous sommes tous partis en car à New York pour développer le film. C'est sur la route que nous avons appris, par la radio, l'assassinat de Martin Luther King : on a tout de suite pensé que le film reflétait bien l'ambiance détestable qui régnait alors entre les communautés, et les incidents regrettables que cela pouvait engendrer. C'est cette réflexion qui nous a conduits à conserver cette fin hélas pertinente.
Big Daddy, le zombie autrefois pompiste et devenu leader des morts-vivants en marche, porte le même nom que l'un des héros de "Ghosts of Mars" de Carpenter. C'était voulu ?
Pas du tout, je m'en suis aperçu après ! J'aimais bien le nom en fait, et c'est plus tard, en bavardant avec John (Carpenter, NDLR) que j'en ai pris conscience. Savez-vous que John désirait participer à Land of the dead pendant un temps ? A l'origine, il voulait le produire et en composer la musique, mais les responsables du studio n'ont pas voulu. En revanche, ce que je voulais absolument, c'était qu'un Noir prenne la tête des zombies, car dans les deux premiers films de la saga, le groupe d'humains qui résistait était déjà mené par un Noir, qui devait figurer parmi les très rares survivants. Cela me permet de montrer à quel point les hommes se déshumanisent tandis que les zombies prennent un aspect de plus en plus humain : en effet, le Noir symbolise l'opprimé, et le fait qu'il passe du "camp" des humains à celui des morts-vivants indique bien à quel point la solidarité et l'humanité ont, elles aussi, changé de camp...
Est-ce que Big Daddy peut être vu comme l'alter ego de Ben, le héros noir de "La Nuit des Morts-Vivants" ?
Disons que j'ai voulu créer un lien entre les deux films. Le public saura ainsi d'emblée où se trouvent les "héros", si tant que l'on puisse dire cela du zombie...
Le réalisme de "Land of the dead" n'empêche pas l'humour d'être très présent : pour chaque humain mordu ou éviscéré par un zombie, vous avez trouvé une idée ou un cadrage différent !
Oh oui, il faut bien se renouveler à ce niveau, vous savez, sinon ce serait vraiment répétitif ! (Rires) Mais si je l'ai fait, c'est également à cause de la MPAA. Land of the dead n'est pas un film indépendant, mais a été produit par Universal. Or Universal ne pouvait pas se permettre de sortir un film souffrant d'une interdiction trop sévère. Afin de calmer leurs supposées colères, nous avons rajouté beaucoup d'humour et quelques effets bricolés. Pour le plan en contre-jour où un bras est séparé en deux sur la longueur, j'ai rajouté de la fumée, ce qui crée un effet plus poétique que vraiment horrifique... Et j'ai aussi fait passer des silhouettes de morts-vivants ou d'humains en déroute lors de plans montrant des éviscérations, ce qui permet de cacher les effets gores au moment où ils deviennent vraiment limites !
Ces questions ne sont pas innocentes : l'action de la MPAA est très politique. Et très subtile aussi. Jamais ces gars-là ne vous diront de couper votre film, autrement ils passeraient pour des censeurs. Alors ils vous disent : "Raccourcissez votre film, enlevez soixante-dix plans". Moi, je ne raccourcis pas mes films. Alors j'use de procédés bricolés pour contourner leur système : en collant des silhouettes devant les corps en charpie, je fais un peu comme ce qu'ont fait les distributeurs de Kubrick pour Eyes wide shut, sauf que là, c'est moi qui dirige. Si je dois contourner la MPAA, pas de problème, mais personne ne touche à mon film !
Pourquoi votre chef maquilleur, Tom Savini -qui fait d'ailleurs une apparition dans "Land of the dead"- a-t-il réalisé un remake de "La Nuit des Morts-Vivants" ?
Tom a réalisé ce film afin que nous puissions récupérer les droits sur La Nuit des morts vivants, car nous les avions perdus : le film est tombé dans le domaine public depuis longtemps. En fait, lorsque nous avions imprimé le film, nous avions glissé la marque du copyright à côté du titre, mais pas à la fin du générique. Du coup, quand le titre a été changé, les producteurs ont viré le titre et le copyright avec ! Nous, on était des gamins de Pittsburgh, on avait filmé, monté, imprimé le film nous-mêmes, avec très peu de moyens. On n'était pas très au fait de ce genre de choses. Personne ne s'est rendu compte de notre erreur pendant quelque temps, puis certains s'en sont aperçus... (Rires)
Peut-on considérer "Land of the dead" comme le chaînon manquant entre le genre horrifique tel que vous et d'autres le pratiquiez il y a plusieurs années et la nouvelle génération surgie récemment, composée entre autres de remakes de classiques ?
Massacre à la tronçonneuse, Shaun of the dead, tous ceux-là ?
Oui, et "L'Armée des morts", remake de votre propre "Zombie", dans lequel les morts-vivants couraient comme des lapins !
Ouais, j'ai vu ça ! Moi je ne ferai jamais courir mes zombies ! Il y a une blague que j'aime faire concernant ce changement : mes zombies à moi s'incriront à la bibliothèque avant de se mettre à courir ! Comme vous voyez, ce n'est pas près d'arriver ! (Rires) Non, s'il doit y avoir des changements dans l'attitude des zombies, je préfère que ce soit au niveau mental, ou de leur interaction sociale. Alors que les humains basculent dans le cynisme et dans une brutalité destinée à les préserver, les zombies, eux, apprennent à agir comme un corps social uni. En fait, nombreux sont ceux qui considèrent ce nouvel épisode séparément des précédents, peut-être parce que j'ai raté les années 90. Mais je ne suis pas d'accord avec eux : le personnage de Big Daddy est un prolongement de celui de Bud, le zombie cobaye du Jour des morts-vivants. Il avait la même rage, la même colère envers les humains. Il était également capable d'émotions, comme lorsque son "père de substitution" (le savant) se faisait tuer par les soldats. C'est également le sentiment d'une injustice lié à un meurtre qui fait de Big Daddy, dès le début du film, un leader, capable de mener la marche des morts-vivants. C'est donc plus de continuité que de chaînon manquant qu'il s'agit.
Je ne cherche pas à provoquer d'émulation dans le domaine du film d'épouvante, croyez-moi. Je sais que ces films ont eu du succès, mais je ne les ai pas vus. Saviez-vous que le remake de Zombie avait obtenu un bien plus grand succès que l'original ? Mais c'est une question d'époque je pense : il faut être au bon endroit au bon moment, avec les bonnes idées. C'est vrai que je ne fonctionne pas comme ça, je ne suis pas un opportuniste. J'ai mes propres idées, et j'essaie de les concrétiser. Je change éventuellement le style du film pour m'inscrire davantage dans le présent, mais rien de plus. C'est ma méthode.
Est-ce que "Land of the dead" marque la fin de la saga ?
J'espère que non ! Je vais même vous dire ceci : il serait complètement absurde que cela finisse. Ce qui me choque le plus dans la plupart des films, et plus particulièrement les films d'horreur, c'est la recherche du rétablissement d'un équilibre. Comment cela pourrait-il se passer. "Vous arrêtez de nous bouffer, et en échange on vous laisse vivre" ? Ridicule ! Mes films parlent justement de l'incompréhension grandissante entre zombies et humains. Vous pouvez transférer la situation dans l'Amérique d'aujourd'hui si vous le voulez : disons par exemple qu'on est dans le vieux Sud, que les humains sont en fait les électeurs de Bush et que les zombies sont des musulmans. C'est pareil : il ne peut y avoir de résolution, car jamais on ne cherche à connaître l'autre. La plupart des films d'horreur américains actuels tentent de restaurer l'ordre initial : d'abord ils mettent le monde sens dessus-dessous, puis ils rangent tout à nouveau ! Mais je refuse de me soumettre à ce procédé. Certes, je me suis posé la question : "Est-ce la dernière ?", mais c'est en raison de mon grand âge (Sourire). A la fin de Land of the dead, l'ordre n'est pas restauré : si le personnage de Simon Baker ne commet pas un dernier massacre, c'est parce qu'il est suffisamment sensible et intelligent pour se dire que ça ne servirait à rien, que ce serait de la violence gratuite.
On peut imaginer que dans le prochain épisode, des zombies s'enfermeront dans un lieu clos pour se protéger d'humains agressifs...
Oui, ce serait pas mal, ça ! (Rires) Vous savez, j'ai piqué l'idée de mes films de zombies à Richard Matheson : dans sa nouvelle intitulée Je suis une légende, il évoquait l'émergence d'une révolution à travers un seul homme, le dernier homme vivant sur Terre alors qu'autour de lui, tout le monde est devenu zombie. Enfin... dans le livre c'étaient des vampires, mais bon, c'est à peu près pareil. Je pense avoir voulu revenir à la source de la nouvelle de Richard, car il y a mille choses à dire à partir de ce postulat de départ. Je ne sais pas si dans dix ans je serai encore là pour poursuivre mon travail. Je ne sais pas... On verra bien. Peut-être que quelqu'un prendra la relève ! (Rires)
Que feraient vos zombies si on les transférait en France ?
Ils mangeraient bien mieux ! (Rires)
Propos recueillis par Guilhem Cottet le 28 juillet 2005
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