Aux côtés de Marie-Josée Croze en mère immature, et d'une fillette meurtrie et silencieuse, l'acteur Belge Olivier Gourmet est le héros, mi-ogre mi-prince charmant, de La Petite Chartreuse, une oeuvre délicate signée Jean-Pierre Denis, en salles ce 23 février. Interrogé par Allociné, Gourmet, très présent sur les écrans français depuis deux ans (on le retrouvera en mars dans Le Couperet et Trouble), et par ailleurs gérant d'un petit hôtel des Ardennes, se livre, en toute simplicité, à une leçon de comédie. Et si le plus grand acteur du cinéma français était wallon ?
Allociné : Connaissiez-vous le cinéma de Jean-Pierre Denis avant de travailler avec lui ?
Olivier Gourmet : Oui, j'avais vu ses trois films. J'y avais perçu une grande connaissance de l'âme humaine : ses personnages sont réels, plus vrais que nature, ce ne sont pas des caricatures comme on peut en voir dans le cinéma commercial. Il a aussi, et c'est assez rare, une grande sensibilité pour les lieux. La Petite Chartreuse part d'un fait divers et débouche sur un conte. Ces personnages faits de chair, de sang et d'os prennent tout à coup une dimension héroïque. Cet homme fait don de sa vie : par ses pleurs, il perd ses eaux comme une maman, et ramène un enfant à la vie. Le film part du sombre pour aller vers la lumière, il démarre sur la douleur - un libraire qui renverse un enfant, une mère déboussolée-, mais jamais ne s'y enfonce. Tous les contes commencent mal, comme La Belle au bois dormant, auquel le film fait penser : Vollard c'est le prince charmant, la petite c'est la Belle au bois dormant, et la neige c'est le cheval blanc.
Un enfant est-il un partenaire comme un autre ?
J'ai souvent fait des films avec des enfants, et des adolescents. Ca me poursuit même un peu... Avec un enfant, qui est tellement naturel, on est face à de l'imprévu, et c'est vrai que certains acteurs ont du mal face à l'imprévu, à l'improvisation. Moi, j'aime ça. Quel que soit le partenaire, j'essaie toujours d'oublier ce qui va arriver, d'être dans la surprise. La sincérité des enfants peut désarçonner, mais moi elle m'aide. J'essaie d'être comme eux, de trouver ce naturel sans jouer, car eux se prennent très au sérieux quand ils jouent. Ils ont une grande force de persuasion, plus que nous, et sans avoir pris de cours. Or, l'un des ressorts du comédien, c'est de croire très fort en ce qu'il fait. Parfois, il se met trop de barrières, se pose trop de questions, ce qui l'empêche de se décontracter physiquement, et d'avoir l'esprit totalement dégagé de toute préméditation. Les répétitions au théâtre servent à ça : au départ on est mécanique, puis il faut oublier ce qu'on fait.
Vous parlez de l'importance de la dimension physique. Est-ce au théâtre que vous en avez pris conscience ?
On m'a demandé un jour au Conservatoire de dire des vers des Racine : je trouvais ça très beau, mais cela manquait de concret. Je suis donc allé chercher dans mon corps l'intériorité, l'humeur, la force, pour que ces mots soient emplis de quelque chose de sincère. J'ai été aidé par un professeur qui m'a dit : "Ces personnages, ce sont des bombes thermo-nucléaires, qui explosent si elles se touchent. Ils tendent physiquement à aller l'un vers l'autre, mais ne font que s'effleurer." [Olivier Gourmet joint le geste à la parole]. De même, quand on est en colère, c'est dans le corps, on n'appuie pas sur un bouton dans sa tête en disant : "Tchac, je suis en colère". On se dit :"Tiens il m'énerve", et puis ça commence à gratouiller, à chatouiller. Il y a des signes... Selon moi, si l'acteur joue de façon purement cérébrale, sans que cela fasse écho à l'intérieur, on le voit à l'écran, et on n'y croit pas. Moi, je joue toujours à essayer de faire croire que... Comme les enfants. Et ça passe d'abord par le corps, puis par la voix. Indubitablement. Personne ne me fera jamais changer d'avis.
Ce point de vue est-il partagé par tous les réalisateurs avec qui vous avez tourné ?
Les cinéastes qui savent diriger les acteurs comprennent très bien qu'on peut raconter autant de choses avec le corps qu'avec les mots. Par exemple, si je vous regarde, je peux m'inventer toute une histoire, qui sera totalement fausse... Au conservatoire, où j'enseigne depuis peu, j'ai dit à un élève : "Entrez dans cette pièce, sans rien exprimer, ni joie ni tristesse" Et j'ai demandé aux autres à quoi ça leur faisait penser : eh bien ils m'ont tous raconté une histoire différente, alors que l'acteur n'avait rien fait. Le comédien est vrai parce qu'il vient sans intention, sans tricher, juste avec son corps et avec ce qu'il est. Je peux lire toute sa vie dans ses yeux, même si évidemment je me trompe. On a tous dans le regard une étincelle, celle qui nous a fait vivre depuis notre naissance. On est marqué physiquement par nos peines, nos joies, nos déchéances : j'ai des copains drogués, c'était terrible, je les voyais dépérir, perdre leurs dents, leurs cheveux. Quand des personnes ont été atteintes par la vie, ça se voit sur leur corps, ils n'ont pas besoin de parler. La photographie, c'est ça. C'est pour cela que je n'aime pas les légendes sous les photos: on me coupe mon imaginaire. Le cinéma, c'est pareil : ce sont des photos en mouvement. Après, il y a des films qui sont plus physiques, comme ceux des Dardenne ou La Petite Chartreuse. Ca ne veut pas dire qu'il ne faut faire que ce cinéma-là. J'adore le cinéma de Jaoui et Bacri, et ça bavarde beaucoup...
Dans "La Petite Chartreuse", il y a beaucoup de scènes en extérieur. Cela change-t-il quelque chose pour un acteur ?
Logiquement, ça ne devrait rien changer. Si vous jouez en intérieurs, dans une maison où vous êtes supposé habiter, vous devez maîtriser totalement cet espace. Parfois, quand je vois certains comédiens traverser un endroit ou ils sont censés vivre, je me dis que s'ils avaient les yeux fermés ils se cogneraient partout, ils ne pourraient pas aller chercher tel ou tel objet. La montagne, évidemment c'est plus fort que vous : j'ai pas besoin de jouer quand je grimpe. C'est dur. Il n'y a pas de doublure, pas de cascadeur. Ca monte vraiment très fort, il y a énormément de neige. On n'est pas allé repérer avant, parce que ça laisse des traces au sol. Je me souviens d'une scène où je tombe, la nuit : il y avait des cailloux pointus partout, j'avais peur qu'il y ait de la roche sous la neige, parce que si je glissais je me transperçais le dos. En plus, je suis tombé sur une souche où il y avait des branches cassées très pointues : je suis passé à deux doigts de l'éventration. Et puis je ne pouvais pas répéter parce que sinon j'abimais tout le décor. Donc c'était one shot. Et à l'écran, ça n'a l'air de rien : il fait sombre, on ne me voit pas. Je suis un peu déçu... (sourire). Evidemment, quand vous êtes confrontés à votre peur, à un élément naturel difficile, ça vous aide : grimper une montagne, avec en plus sous votre bras gauche une petite fille de 8 ans, et ce pendant toute une journée (parce qu'il n'y a pas qu'une prise...), ça commence à devenir éprouvant. Vous êtes alors arrivé à approcher l'épuisement du personnage, sans avoir eu besoin de faire 18 fois le tour du pâté de maison...
Le passé de Vollard reste assez mystérieux. Dans ces cas-là, imaginez-vous des histoires pour construire le personnage ?
Toujours. C'est particulièrement important pour ce genre de personnage très silencieux, emmuré dans un passé. Au départ, dans le film, on en sait peu sur cet homme. Il vend et achète des livres. Il est silencieux, un peu solitaire, n'a pas de femme, travaille avec une vieille dame : déjà, on imagine des choses. On apprend petit à petit certains élements, dits comme ça au passage : il a été probablement alcoolique, et violent avec son ex-femme. Il y a des éléments qu'on devine, comme lorsqu'on lui dit : " Vous n'avez jamais versé une larme, même quand vous étiez enfant". On se demande ce qui a pu se passer dans son enfance pour qu'il ne pleure jamais. L'acteur doit s'inventer des tas d'histoires, qui lui appartiennent, et ne sont peut-être pas vraies. Dans le roman, que je n'ai lu qu'après le tournage, on apprend que Vollard a vu ses parents se faire tuer en Algérie quand il était petit. Moi j'avais imaginé une autre histoire, tout aussi monstrueuse. En revanche, j'ai retrouvé dans le livre plein de choses que je m'étais imaginées, comme son passé à l'école, le fait qu'il était la risée de ses compagnons parce qu'il était trop gros, qu'on l'appelait Vollard - "Gros lard". Quand un journaliste, ou un historien fait la biographie d'un personnage, il se renseigne d'abord sur toute sa vie, sinon il ne peut pas en parler. Un acteur, c'est pareil. S'il ne s'imagine pas quelle est la vie du personnage, il ne peut pas l'incarner.
A la limite, le réalisateur lui-même n'est pas obligé de connaître l'histoire que s'invente le comédien...
Ah oui. Jean-Pierre Denis ne sait pas le quart de ce que je viens de vous dire. Il ne me l'a pas demandé. C'est la cuisine du comédien.
Recueilli par Julien Dokhan le 10 février 2005
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