Incroyable mais vrai : en 2004, aucun film de Woody Allen n'est sorti sur les écrans français. Les aficionados du réalisateur new yorkais, qui rongeaient leur frein depuis Anything else (à l'affiche en octobre 2003) peuvent être rassurés. Déboule en effet ce 12 janvier le nouvel opus du réalisateur américain préféré des cinéphiles européens, Melinda et Melinda, une réflexion amusée sur la création artistique. A cette occasion, Woody Allen est venu à la rencontre des journalistes français, dans un salon du Ritz, l'hôtel où le réalisateur a désormais ses habitudes. Où il est question de comédie et de tragédie, de Paris et de New York, de Visages-Pâles et de Peaux-Rouges. Morceaux choisis.
L'une rit, l'autre pleure
Woody Allen : Je me suis aperçu que le point de départ de la plupart de mes films pouvait être développé aussi bien sous une forme comique que dramatique. Une autre femme est un bon exemple : Gena Rowlands entend à travers le mur les conversations d'une psychanalyste, et apprend sur elle-même une vérité inconfortable. J'en ai fait un film dramatique. Mais si par exemple j'avais joué le rôle, ça aurait pu devenir une comédie romantique, un film très drôle. Avec Melinda et Melinda, j'ai eu envie d'explorer les deux chemins, et de voir ce que ça allait m'apprendre.
Grands acteurs et petit budget
Il y a pléthore de jeunes comédiens formidables, et pas assez de projets dans lesquels ils peuvent s'exprimer. En tournant des films à petit budget, j'ai l'immense liberté d'engager qui je veux, comme cette fois-ci Radha Mitchell. Je l'ai découverte dans Phone game : elle ne joue qu'un petit rôle, mais je l'avais trouvée jolie et intéressante. De plus, même si elle est australienne, elle adopte sans problème l'accent américain. Eh bien si j'avais tourné un film à gros budget, les studios n'auraient pas voulu d'elle, ils auraient exigé quelqu'un de plus important.
Visage-Pâle et l'Europe.
Si comme moi vous vivez à New York et que vous aimez voyager en Europe, si vous êtes réalisateur et que vos films préférés sont européens, cette culture fait peu à peu partie de votre sensibilité, de votre vocabulaire, de façon inconsciente. L'écrivain américain Leslie Fiedler divise les gens en Visages-Pâles et en Peaux-Rouges. Les "Peaux-Rouges" sont ceux qui viennent de la Côte Ouest des Etats-Unis, par exemple des artistes profondément américains comme Altman ou Martha Graham. Moi, je fais partie des "Visages Pâles", ceux qui sont plutôt intéressés par l'Europe, sa littérature, son mode de vie et son cinéma. Ca ne m'étonne donc pas qu'une sensibilité européenne se dégage de mes films, ce qui d'ailleurs ne favorise pas leur popularité aux Etats-Unis...
A boire
Hier, j'étais à Bordeaux pour une avant-première, et on m'a fait visiter les vignes de Haut-Brion. il se trouve que c'est le vin que je commande pour mes films. Lorsque vous devez tourner une scène de séduction, dans laquelle un homme invite une femme au restaurant, vous n'allez pas commander du vin californien, tout le monde se marrerait : ça ne peut être que du vin français. Au-delà de tout conflit politique, les Américains ont une grande affection pour la France, et le vin est une composante essentielle de cette culture romantique, élégante. J'ai déjà songé à m'installer à France, mais ce serait un déménagement trop important pour ma femme. La solution serait de tourner un film à Paris, pour avoir l'occasion de rester plusieurs mois ici sans abandonner New York. Mais s'il fallait un jour quitter New York, ce serait evidemment pour Paris, ma ville préférée. D'ailleurs, Paris me rappelle New York par bien des aspects, en particulier à cause de son rythme trépidant. Je n'aime pas les endroits calmes.
Cinéma et politique
J'ai bien sûr été déçu par le résultat des élections, d'autant plus que les scores étaient serrés : la différence était de 3 millions de voix, ce qui n'est pas énorme pour un pays comme les Etats-Unis. Mais je ne suis pas un cinéaste impliqué politiquement. Les élections m'intéressent en tant que citoyen. Je n'ai jamais pensé que c'était par l'art qu'on arriverait à changer les choses. J'ai beaucoup apprécié le film de Michael Moore (Fahrenheit 9/11), mais je ne crois pas qu'il ait eu le moindre impact sur les élections. Les gens ne changent pas d'avis en sortant d'une salle de cinéma.
Paresseux, mais pas trop
La plupart des réalisateurs aimeraient tourner davantage de films. Le problème, c'est qu'ils ont besoin de tellement d'argent qu'une fois qu'ils ont écrit leur scénario, ils perdent deux ans en coups de fil et déjeuners d'affaires... Je ne procède pas ainsi. Mes films ne sont pas chers, ils sont financés avant d'être écrits. Dès que j'ai fini le scénario, je peux donc me lancer : en 6-8 mois (pré-production, tournage, montage), le film est fait. Ca me laisse beaucoup de temps libre, que je peux passer avec ma famille, ou à jouer de la clarinette, assister à des matchs de basket, voir des films. Contrairement à ce qu'on croit, il ne faut pas être supérieurement intelligent pour tourner des films, c'est une activité très concrète. Je ne dis pas ça par modestie, mais je suis très paresseux. Dès qu'une difficulté se présente à moi, j'abandonne. Je ne fais pas trop d'efforts : je tourne des petits films, dans la ville où je vis... Je fais des longues prises, car je n'ai pas la patience de faire des plans de coupe. Chaque plan-séquence correspond à 6 ou 8 pages de scénario, donc ça va vite. Ce qui est très ennuyeux, c'est de devoir faire des gros plans, des contre-champs...
Accords et désaccords
La musique que j'ai toujours aimée, c'est le jazz, les chansons populaires de ma génération, et la musique classique. Dans mes films, on entend le plus souvent du jazz et des chansons. Là, j'ai pu utiliser à la fois Stravinsky et Bartok, parce que j'avais besoin de dissonances dans une partie du film. Pour Guerre et amour, j'avais voulu mettre du Stravinsky, mais ça enlevait tout humour. J'ai donc tout changé et comme je voulais un compositeur russe, j'ai choisi Prokoviev, dont les harmonies ne sont pas aussi complexes. Et ça a marché. C'est étonnant de voir l'influence de la musique sur un film : une comédie peut être ruinée par Stravinsky...
Dr Woody & Mr Allen
J'aurais aimé être un réalisateur de tragédies, mais j'ai davantage d'aptitudes pour la comédie. J'ai toujours eu une vision tragique du monde, et tous mes artistes préférés sont tragiques : O'Neill, Strindberg, Ibsen, Bergman. J'aime les oeuvres denses. Mais au fond, il n'y a pas de différence entre comédie et tragédie : les comiques sont des gens qui ont tellement souffert qu'ils sont obligés d'en rire pour survivre. En tant que réalisateur, soit on tourne des tragédies, soit on fait des comédies pour cacher le fait que le monde est tragique. Je fais partie de cette seconde catégorie. J'aurais préféré résister à cette tentation, mais je suis trop lâche...
Recueilli par Julien Dokhan le 22 décembre 2004