"Il y avait un prix à payer pour ce rôle" : c'est l'un des plus grands méchants de l'Histoire du cinéma, et il n'a pas fini de nous hanter 30 ans après
Olivier Pallaruelo
Olivier Pallaruelo
-Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

Dans "La Liste de Schindler", Ralph Fiennes incarnait un extraordinaire et terrifiant Amon Goeth. Une des plus grandes incarnations de méchants jamais vues à l'écran, qui ne sera hélas pas récompensée aux Oscars.

En 1982, Steven Spielberg triomphe au Box Office avec E.T. Cette année là, il découvre un ouvrage d'un auteur australien, Thomas Keneally : La Liste de Schindler, traduit en France en 1984.

L'histoire d'Oskar Schindler, industriel nazi convaincu, qui sauvera finalement de la déportation quelques 1300 juifs en engloutissant sa fortune. Une histoire qui le bouleverse et qu'il souhaite adapter au cinéma; mais "ne se sentant pas prêt émotionnellement" -comme il le dira lui-même-, il cherche à confier le projet à quelqu'un d'autre.

D'abord Roman Polanski, qui refuse : cette histoire est trop proche de la sienne, lui qui a réchappé enfant du terrible ghetto de Cracovie, tandis que sa famille fut exterminée à Auschwitz. Spielberg sollicite alors Martin Scorsese, intéressé dans un premier temps, avant de décliner l'offre : "ce film doit être réalisé par une personne de confession juive" lui dit-il. Il songe aussi à confier la réalisation à Billy Wilder, qui réaliserait là son dernier film; mais se ravise.

Finalement, c'est lui et lui seul qui mettra en scène l'histoire. Très réticents face à un tel sujet, les executives de Universal donnent finalement le feu vert à Spielberg, à la seule condition qu'il tourne d'abord Jurassic Park; histoire de limiter la casse, au cas où. Le cinéaste renonce quant à lui à tout salaire sur ce film; pas question de faire une oeuvre avec "l'argent du sang" comme il le dira lui-même.

Une extraordinaire et terrifiante incarnation

Succès au box-office avec plus de 320 millions de dollars, couronné par sept Oscars dont le premier de Spielberg au titre de meilleur réalisateur, La Liste de Schindler est célèbre pour diverses raisons. Parmi les qualités les plus mémorables et les plus troublantes du film figure incontestablement en haut de la liste la terrifiante et extraordinaire interprétation de Ralph Fiennes sous les traits d'Amon Goeth, le sadique et cruel commandant SS du camp de Plaszow, qui n'apparaît à l'écran qu'à la 52e minute du film.

Cité à l'Oscar du Meilleur second rôle, l'acteur perdra hélas contre Tommy Lee Jones, récompensé pour sa prestation dans le Fugitif. On a évidemment beaucoup de sympathie pour Jones et son film, mais voir Fiennes privé de l'Oscar pour ce qui constitue incontestablement une des plus grandes incarnations de méchants jamais vues à l'écran, on grimace un peu. Une performance d'autant plus remarquable que Fiennes était au tout début de sa carrière, commencée en 1991.

Universal Pictures

Plutôt que de se concentrer sur le mal absolu qu'il incarne, renforcé de manière absolument glaçante par le regard froid et sans vie de Fiennes, l'acteur se focalise dans son jeu sur les penchants les plus banals qui constituent son identité fondamentale. Une nature profondément perverse qu'il tente vainement, parfois, de dissimuler ou réprimer, avant que sa cruelle nature ne ressurgisse dans des éruptions de violences sadiques.

"Elle n'a pas vu d'acteur. Elle a vu Amon Goeth"

"Voir Goeth, c'était voir la mort" dira Poldek Pffeferberg, un rescapé du camp de Plaszow. Le même qui convaincra Thomas Keneally d'écrire son roman consacré à Oskar Schindler. La plupart des faits montrés à l'écran par Spielberg concernant Amon Goeth sont tout à fait exacts. Mais ils sont même parfois en-deçà de la cruauté dont il pouvait faire preuve.

"C'était un sadique créatif, il n'hésitait pas à lâcher ses chiens Ralf & Alf sur les enfants et les regarder se faire dévorer" ajouta Poldek Pfefferberg. On estime que Goeth, à la tête du camp de Plaszow depuis février 1943, sera directement responsable de la mort d'environ 500 personnes, abattues d'une balle ou torturées à mort.

Dans cette logique, on repense ici à cette glaçante scène où, de bon matin, à peine sorti du lit, une cigarette vissée au coin des lèvres, Amon Goeth surveille ses détenus dans la lunette de son fusil, et se met à les abattre parce qu'ils ne travaillent pas assez ou ne sont pas assez rapides...

Lorsque Fiennes, en tenue du Hauptsturmführer, fut présenté par Spielberg à Mila Pfefferberg, l'épouse de Poldek Pffeferberg, représentée dans le film, la vieille dame trembla. "Ses genoux ont commencé à céder sous elle", se souvenait Spielberg. "Je l'ai tenue dans mes bras pendant que Ralph expliquait avec enthousiasme à quel point il était important pour lui de la rencontrer – et elle vibrait de terreur. Elle n'a pas vu d'acteur. Elle a vu Amon Goeth".

"Il y avait un prix à payer pour ce rôle"

"Je pense qu'il y a des moments que vous avez de la chance de vivre en tant qu'acteur, lorsqu'on vous demande de faire partie de quelque chose qui donne l'impression que cela va être assez important. Je n'ai même pas dit oui. Je n'avais même pas besoin de dire oui, c'était une évidence" expliquait l'acteur sur les raisons qui l'ont poussé à accepter le rôle.

Si Fiennes fit trois essais transmis à Spielberg, le cinéaste n'a regardé que le premier tellement l'acteur lui fit forte impression. "Ralph a fait trois prises. À ce jour, je n’ai toujours pas vu la 2e et la 3e. Il était absolument génial. Après en avoir vu une, j'ai su qu'il s'agissait d'Amon" racontait Spielberg. J'ai vu la sexualité maléfique en lui. Tout est question de subtilité. Il y avait des moments de gentillesse qui traversaient ses yeux puis se refroidissaient instantanément".

Universal Pictures

On songe évidemment ici à l'attirance de son personnage pour sa femme de chambre, Helen Hirsch (Embeth Davidtz), de confession juive et choisie parmi les détenues du camp. Mais il ne parvient pas à concilier cette attirance avec la croyance qu'elle est un être humain inférieur, indigne de lui. Le conflit intérieur de Goeth est toujours apparent alors que son tempérament passe d'une fausse chaleur humaine, et même presque compassée, à l'agressivité prédatrice.

"Je pense qu'il y avait un prix à payer pour ce rôle. Lorsque vous étudiez si intensément un comportement aussi négatif pendant trois mois, vous vous sentez un peu bizarre parce que vous l'avez peut-être par moments apprécié et en même temps vous vous sentez légèrement souillé par cela" dira Ralph Fiennes (via Slashfilm). "Cela soulève toutes sortes de points d'interrogation, sur le jeu des acteurs, sur le comportement humain, sur le fait que tout cela est probablement beaucoup plus proche de la surface que nous le pensons".

A l'heure où Ralph Fiennes pourrait prochainement enfin décrocher un Oscar avec sa récente nomination pour sa performance dans Conclave, on ne remerciera jamais assez Steven Spielberg d'avoir eu la clairvoyance de confier ce rôle si essentiel et difficile à cet immense acteur, qui n'a, depuis longtemps, plus rien à prouver.

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