À l'origine, il y a un livre. Signé L. Frank Baum en 1900, et qui a donné naissance à l'un des plus grands films de l'Histoire du Cinéma : Le Magicien d'Oz. Une histoire séminale dont on retrouve des traces dans de très nombreux récits (et l'oeuvre de David Lynch, comme la démontré un documentaire passionnant) et que Gregory Maguire a revisitée à sa sauce en 1996.
Sous sa plume, ce n'est plus Dorothy l'héroïne mais Elphaba, future méchante sorcière de l'Ouest dont ce prequel du Magicien d'Oz nous raconte les origines et sa relation d'amitié (dans un premier temps) avec Glinda, que le destin transformera en bonne sorcière du Sud. Un vrai succès d'édition qui va ensuite devenir un phénomène sur scène, grâce à l'adaptation en comédie musicale conçue par Stephen Schwartz et Winnie Holzman.
Rendue célèbre pour ses thèmes (la diabolisation de l'autre, la maltraitance animale...), sa manière de revisiter les événements du Magicien d'Oz et ses tubes tels que "Popular" ou "Defying Gravity" (qui aurait inspiré "Libérée, délivrée" selon bon nombre d'experts), Wicked est lancée en octobre 2003 à Broadway puis en 2006 à Londres, et se joue encore dans les deux villes, avec plus de 65 millions de spectateurs à son actif.
Un phénomène, un vrai, qui ne manque pas d'attirer l'attention du cinéma. Dès 2012, suite au succès des Misérables, un projet est lancé. Mais il faudra patienter douze ans, entre changements de réalisateurs et pandémie de Covid, pour que celui-ci voit le jour, sous la forme d'un dyptique. Grâce à Jon M. Chu (D'où l'on vient, Sexy Dance 3D) derrière la caméra, et Ariana Grande et Cynthia Erivo dans les rôles de Glinda et Elphaba.
Sorti le 22 novembre aux États-Unis, pays des débuts de la comédie musicale, le long métrage a déjà rapporté plus de 360 millions de dollars dans le monde et il vient de débarquer en France avec, à l'instar de Wonka l'an dernier, tout pour être le grand spectacle familial, musical et coloré des fêtes de fin d'année.
Parce que c'est magiquement musical (et vice versa)
Dans un univers qui compte un magicien (même faux), des sorcières et l'université de Shiz qui n'est pas sans rappeler Poudlard, il aurait été embêtant que le résultat ne le soit pas. Heureusement, Wicked conjure très vite le sort. Dès un premier plan virtuose et aérien, qui nous offre un aperçu du pays d'Oz. Comme une note d'intention pour un film qui, de bout en bout, s'appuiera au maximum sur des décors tangibles et des costumes flamboyants pour que le spectateur, comme Dorothy dans le roman de L. Frank Baum, ait le sentiment d'avoir été propulsé dans ce monde coloré dont on nous présente cependant une version plus sombre par moments.
"Nous voulions que le film soit immersif", nous dit son réalisateur Jon M. Chu. "Si nous voulions que le public croit à la relation entre Glinda et Elphaba, et aux enjeux du récit, les lieux devaient paraître réels. Oz a toujours eu cet apparence de rêve brumeux, et nous avons voulu lui donner une présence physique. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'effets spéciaux, car nous en avons beaucoup, mais même les responsables chez ILM et Framestore nous disaient de construire autant que nous le pouvions."
Oz a toujours eu cet apparence de rêve brumeux, et nous avons voulu lui donner une présence physique
"Et ça n'est pas Nathan Crowley, notre chef décorateur [qui a travaillé sur Inception et The Dark Knight, ndlr], qui les a contredit. Même avec l'eau de Shiz : nous aurions pu la créer grâce aux effets spéciaux, mais nous avons construit une voie d'eau géante avec des bateaux qui arrivent dedans. C'était vraiment amusant de concevoir un monde de la sorte, et cela a donné aux gens une nouvelle vision d'Oz."
En plus, on l'imagine, de se révéler vital dans le cadre d'une comédie musicale, où la situation dans l'espace est au coeur de la mise en scène et de la direction d'acteurs : "Absolument", confirme Jon M. Chu. "Pour ce qui est de la danse, et même d'un simple mouvement, il faut comprendre l'espace. Il ne s'agit pas de danser dans un local de répétition pour ensuite reproduire le tout n'importe où. Les meilleurs numéros sont ceux qui utilisent réellement l'espace."
"Lorsque vous regardez Gene Kelly ou Fred Astaire, ils utilisent ce qui les entoure, même si c'est une chaise. Et c'est quelque chose que vous ne pouvez pas concevoir à l'avance : il se trouve que c'est là, et ils l'utilisent. C'est une danse avec l'espace lui-même." "C'est un vrai plus", confirme Michelle Yeoh, interprète de Mme Morrible. "Lorsqu'on entrait sur le plateau, c'était à couper le souffle."
"Vous voyez la séquence de danse de Jonathan Bailey, avec la chanson 'Dancing Through Life' et le décor qui tourne ? Quand je suis arrivée sur le plateau et que je l'ai vu, je leur ai dit que c'était ce que je voulais faire, et je les ai suppliés de me laisser le faire (rires) Tout est question de timing dans une comédie musicale, et il est incroyablement agréable de pouvoir le faire dans un environnement réel, sans qu'on vous dise : 'Tu vois le fond vert ? Il y a un masque géant là-haut'."
Bonne nouvelle donc : quand les acteurs disent que le tournage de Wicked a été magique, vous n'aurez pas de mal à les croire en voyant le résultat.
Parce que c'est (très) drôle
Aux États-Unis, on parle de "musical". En France, on traduit souvent cela par "comédie musicale", ce qui n'est pas toujours exact. Car on ne rit pas beaucoup dans Annette, Les Misérables, Que le spectacle commence !, Les Parapluies de Cherbourg ou West Side Story (l'original comme son remake). Mais c'est totalement approprié dans le cas de Wicked, qui contient beaucoup de scènes comiques, et met en scène onze chansons issues du spectacle de Stephen Schwartz et Winnie Holzman.
Pour ce qui est de la partie musicale, tout le monde s'en donne à coeur joie, du réalisateur à l'intégralité de son casting (même le Magicien d'Oz joué par Jeff Goldblum, ou Peter Dinklage, qui joue un professeur de Shiz ayant l'apparence d'une chèvre). Et si Jonathan Bailey, le duo de pestes incarnés par Bowen Yang et Bronwyn James, ou encore Cynthia Erivo nous arrachent quelques (sou)rires, c'est Ariana Grande qui se présente comme une vraie tornade comique.
Celles et ceux qui ont suivi ses différents passages au Saturday Night Live ne seront peut-être pas surpris. Pour les autres, le timing comique absolument parfait de la pop star sera une vraie révélation. Que Glinda pratique son inimitable jeté de cheveux ("toss toss" en anglais), qu'elle trébuche sur un banc (au second plan) en essayant de se faire bien voir ou qu'elle finisse certaines phrases avec une note haut perchée, Ariana Grande est l'un des plus gros points forts du film.
Son apport comique contrebalance parfaitement la gravité apportée par Cynthia Erivo, qui sait aussi y faire dans les scènes amusantes autour de leur rivalité, et c'est aussi sur ce plan que l'on pense à Wonka devant Wicked. Comme le film de Paul King (autre prequel musical et coloré d'un classique de la littérature jeunesse, qui révélait cet aspect chez un Timothée Chalamet plus habitué aux rôles tourmentés), celui de Jon M. Chu surprend par sa justesse en matière de comédie. Et l'équilibre qu'il trouve, de manière à ce que le film soit aussi nuancé que ses personnages, et que chaque ton fonctionne.
Parce que c'est ensorcelant
Les couleurs auraient certes pu être un peu plus vives (pas jusqu'à atteindre le rendu du Technicolor du film de 1939), et Jon M. Chu a justifié ce défaut récurrent de bon nombre de longs métrages contemporains par une volonté de donner à Oz un aspect réaliste, autant que faire se peut. Mais il y a quand même quelque chose d'ensorcelant dans Wicked, et cela passe en grande partie par ses chansons, qui font d'ailleurs l'objet d'un débat sur le fait de les reprendre à tue-tête en salles ou non.
Cela prouve néanmoins l'effet qu'ils ont sur le spectateur. Dès la séquence d'ouverture, qui nous emmène à la fin du récit, et montre les habitants se réjouir de la mort annoncée de la méchante sorcière de l'Ouest ("No One Mourns The Wicked") avec une ferveur qui en devient inquiétante lorsqu'ils enflamment une effigie d'Elphaba. Beaucoup plus légers, "Dancing Through Life" avec son décor tournant hypnotique et l'iconique "Popular", véritable one-woman-show d'Ariana Grande, prolonge ce pouvoir de fascination que le film exerce sur nous.
Même lorsqu'Elphaba et Glinda chantent leur haine mutuelle ("What Is This Feeling ?"), quelque chose d'exaltant se dégage de l'ensemble, le point culminant (du film et de cet effet) étant bien évidemment atteint par le puissant et aérien "Defying Gravity". Qui joint le geste à la parole, puisque la future méchante sorcière de l'Ouest s'empare d'un balai pour s'envoler alors que le chanson parle de lâcher prise et d'assumer qui l'on est. Une grande partie de la réussite et du succès du spectacle vient de là, de ses messages et sa manière de les véhiculer, et son adaptation est au diapason sur ce plan.
Parce qu'il y a du fond
De la même manière que ses couleurs et l'éclat de la cité d'émeraude d'Oz cachent noirceur et nuances, et qu'une fête peut s'y révéler inquiétante, Wicked n'est pas que pure forme et reprend l'une des forces de la comédie musicale qui triomphe depuis deux décennies : son fond. Qui est toujours d'actualité. "Quand vous regardez ce que Winnie Holzman et Stephen Schwartz ont écrit, c'est étrangement prophétique", nous dit Jon M. Chu. "C'est une histoire intemporelle qui parle de s'élever face au contrôle d'un leader. C'est quelque chose qui est fait pour toutes les générations : à un moment donné, chacune d'entre elles doit se lever pour décider qui elle est."
"Personne n'est vraiment bon ou mauvais à Oz, c'est le twist apporté par Gregory Maguire [auteur de livre dont s'inspire Wicked, ndlr]", ajoute Jeff Goldblum en faisant un parallèle avec le western L'Homme qui tua Liberty Valance, qui joue sur l'écart entre légende et réalité. "On découvre quelque chose de différent sous un autre angle, et cela a frappé le public avant même que la musique ne les séduise."
Nous avons ces chansons pop et amusantes, mais qu'il y a ce cœur au milieu
"J'ai vite compris pour quelles raisons Wicked plaisait à toutes ces tranches d'âges, aux femmes mais aussi aux hommes", complète Michelle Yeoh, qui n'a découvert la comédie musicale que récemment, une fois que le projet lui a été proposé. "L'histoire qui est racontée et les nuances qui sont développées sont des choses auxquelles nous pouvons très bien nous identifier : le fait d'être maltraité, incompris, ostracisé parce que vous avez l'air différent, que vous sonnez différemment, que votre couleur est différente. Lorsque vous regardez Wicked, vous réalisez que c'est toujours pertinent par rapport aux problèmes auxquels nous devons faire face. Et l'époque a permis de le faire avec un casting qui contient de la diversité et de l'inclusivité."
"Gregory Maguire a mis dans Wicked de grandes questions politiques et culturelles intéressantes, autour de la diabolisation des autres, de la prise de pouvoir et de la façon dont celui-ci peut corrompre", rajoute enfin Jeff Goldblum. "Sur la cruauté envers les animaux qui, du siècle dernier à aujourd'hui est toujours une question vitale et urgente qui nécessite de se poser des questions morales."
Soit, pour reprendre les mots de Jon M. Chu à notre micro : "C'est quelque chose qui reste en vous, et ce qui est génial, ce que nous avons ces chansons pop et amusantes, mais qu'il y a ce cœur au milieu." Et ce cœur a tout pour faire battre le vôtre, et rendre les fêtes de Noël encore plus magiques au cinéma, en attendant la deuxième partie, en novembre 2025.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Londres le 19 novembre 2024