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    "Elle a dit aux urgentistes s'être inspirée d'une scène de film" : comment le Programme Papageno sensibilise le cinéma et les séries sur la prévention du suicide
    Yoann Sardet
    Rédacteur en chef depuis 2003 - Fan de SF et chasseur de faux raccords et d’easter-eggs, cet enfant des 80’s / 90’s découvre avec passion, avidité et curiosité tous types de films et séries.

    Le Programme Papageno met à la disposition des auteurs et scénaristes des expertises et ressources pour mieux traiter la question du suicide. Sans censure mais avec responsabilité. Rencontre avec Nathalie Pauwels, chargée de son déploiement national.

    Eloïse Bajou – Papageno programme
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    Depuis dix ans, le Programme Papageno œuvre activement dans le cadre de la prévention du suicide, en sensibilisant médias, artistes et créateurs de contenus aux biais incitatifs qui entourent inconsciemment la notion de suicide.

    D.R.

    Baptisé d'après le personnage de l'opéra de Mozart La Flûte Enchantée, l'effet Papageno vise ainsi à modifier le traitement du suicide par les médias et oeuvres de fiction pour en limiter les effets négatifs et proposer une approche bénéfique dans sa prévention à travers le choix des bons mots pour aider, encourager l’espoir et célébrer la vie et ne plus décourager les gens à chercher de l’aide et surtout romancer la mort.

    A l'occasion de la Semaine d'information sur la santé mentale, AlloCiné s'est entretenu avec Nathalie Pauwels, chargée du déploiement national du Programme.

    AlloCiné : quelle est la mission du Programme Papageno ?

    Nathalie Pauwels : Lorsqu'on aborde une scène de suicide dans une fiction, des précautions s'imposent. Ce n'est pas moi qui le dis, ce n'est pas le programme Papageno, c'est l'OMS, compte tenu d'un possible effet imitatif du suicide. Ce qui veut dire que les spectateurs, les lecteurs qui sont en situation de crises suicidaires pourraient reproduire le même geste. Le risque, si on ne prend pas ces précautions, c'est de véhiculer le message que le suicide, c'est une réponse normale à une situation difficile. Voire même banale. Ou alors que le suicide, c'est quelque chose de romantique. En fait, c'est véhiculer des idées qui sont fausses, puisqu'en réalité, le suicide, ce n'est pas la personne qui doit disparaître, c'est sa souffrance. Et le programme Papageno, justement, accompagne ces scénaristes, ces auteur.e.s de romans, ces auteur.e.s de pièces de théâtre dans cette démarche.

    AlloCiné
    Nathalie Pauwels

    Quel est le biais principal que vous avez pu constater dans les représentations du suicide ?

    Le suicide est souvent abordé dans un scénario. Parce qu'on a cette idée que le suicide, c'est une forme de liberté. Alors qu'en réalité, c'est plutôt une aliénation à la souffrance. On perçoit le suicide comme étant un choix, alors qu'en réalité, c'est un non-choix. Il y a effectivement cette représentation du suicide qui est faussée, mais qui, dans un scénario, donne énormément de place au sensationnalisme. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles c'est souvent utilisé.

    Par ailleurs, à travers la scène d'un suicide, les auteurs décrivent souvent explicitement une méthode létale. Pour les personnes qui sont en situation de crise suicidaire, le risque c'est que ça vienne concrétiser leur scénario. Je vais prendre l'exemple de la série 13 Reasons Why, où la scène de suicide a dû être retravaillée, justement, compte tenu de ce risque. Je trouve ça très intéressant parce que dans la nouvelle version, on ressent beaucoup plus d'émotions sans pour autant voir le moyen qu'elle a utilisé. Donc, le message passe sans qu'il y ait cet effet incitatif.

    Au final, ces précautions que nous donne l'OMS sont très aidantes parce qu'elles permettent aux scénaristes d'aborder le suicide de façon plus précise, plus authentique. Elles donnent même plus de justesse à une scène qui, parfois, est très centrale dans un scénario.

    Eloïse Bajou – Papageno programme

    Quelles sont les idées reçues autour de ces représentations ?

    Ce que les gens ne comprennent pas, c'est que pour alerter, il ne faut pas montrer quelque chose de très négatif. Toutes les études le montrent, et notamment les études de marketing social sur l'impact, par exemple, des campagnes de prévention routière ou pour arrêter de fumer. Quand on montre quelque chose de négatif, au final, ça génère de la sidération et de la honte. Donc, ça ne change pas les comportements.

    Dans le suicide, c'est ce que tout le monde est en train de faire, de montrer le mal-être. Et puis, à la fin, la scène de suicide pour dire : "Non, il ne faut pas faire ça". Le problème, c'est que ça n'a pas cet effet-là. Ça a l'effet inverse, c'est-à-dire que les gens qui voient ça sont tellement sidérés qu'ils vont se suicider. Cette façon de penser les campagnes de prévention sous un mode campagne-choc, les études montrent que ça ne fonctionne pas. Dans le théâtre, dans les films, c'est la même chose, c'est le même impact. L'idée, c'est plutôt de dire : "Il vit du mal-être et à un moment, il trouve une voie pour s'en sortir". Ça, c'est un effet préventif.

    Je sais que les auteurs de fiction ne sont pas des préventeurs du suicide. J'en ai bien conscience. Mais en les responsabilisant et en leur expliquant que cet effet génère un risque suicidaire, généralement, ils revoient un peu leur scénario. Ça reste leur scénario, mais il y a beaucoup plus de justesse dedans au final et sans le risque imitatif. On a beau mettre le 3114, il faut essayer d'agir sur les deux leviers : éviter cet effet incitatif et promouvoir une ressource d'aide. Et ça, c'est très complexe.

    Netflix

    Vous évoquiez "13 Reasons Why" : on a l'impression que la prise de conscience semble avoir été faite côté anglo-saxon, mais pas encore vraiment en France...

    C'est vrai que ces précautions sont quand même bien appliquées dans les pays anglo-saxons où l'Association Internationale de Prévention du Suicide accompagne énormément les scénaristes. Dans la fiction française, on n'a pas encore vraiment pris la mesure du problème. Le suicide va souvent être utilisé pour apporter du sensationnalisme à un scénario. Il y a souvent des raccourcis très réduits entre une cause et le geste suicidaire, du genre "Elle me quitte, je vais me suicider". Ce qu'il n'y a pas non plus, c'est un avertissement au début ou à la fin, avec un numéro d'aide tel que le 3114, qui est le numéro national de prévention du suicide en France.

    C'est vrai que ça n'est pas encore beaucoup appliqué en France. Pourtant, si les auteurs de fiction français pouvaient se questionner en amont lors de l'écriture du texte sur l'intérêt et le pourquoi d'une telle scène... C'est vrai qu'on n'est pas toujours obligé d'utiliser le suicide pour faire disparaître un personnage qui est central dans un film. On peut penser à d'autres façons. S'ils pouvaient aussi prêter une attention à la façon dont ils vont décrire ce suicide sans mentionner le moyen létal, et proposer une ressource d'aide à la fin... Tout ça, ces trois choses ensemble, ça pourrait accroître la probabilité pour que des gens qui sont en situation de crise fassent appel à des ressources d'aide.

    On le voit encore une fois avec 13 Reasons Why où ce numéro qui a été ajouté dans la nouvelle version a eu pour effet une augmentation très importante des appels vers les lignes d'écoute. Les spectateurs qui ont vu la série ont vu qu'il y avait une possibilité pour que leur vie ne finisse pas comme celle de Hannah Baker dans la série. Ils se sont saisis de cette ressource qui était disponible et ont appelé et se sont fait aider. Et donc, en considérant que parler du suicide, ce n'est pas un risque en soi, mais ça peut être une opportunité, ça sauve des vies.

    Eloïse Bajou – Papageno programme

    Un.e auteur.e pourrait reprocher aux recommandations de Papageno de s'inscrire dans une forme de censure. Que leur répondez-vous ?

    C'est vrai qu'on pourrait considérer ces recommandations de l'OMS comme étant une forme de censure à la liberté créative. Pour autant, et c'est tout l'accompagnement que propose le Programme Papageno, c'est de les sensibiliser à la réalité de ce qu'est le suicide, de ce qu'est une crise suicidaire, pour leur offrir justement la possibilité d'en parler mieux.

    En parler mieux, c'est s'interroger sur ce qui mène une personne à une crise suicidaire, pouvoir donner plus de justesse à une scène. Et de fait, les auteurs que l'on rencontre, que ce soient des romanciers ou des auteurs de podcasts, découvrent à chaque fois une réalité et se rendent compte que les représentations qu'ils avaient du suicide étaient fausses. Donc, très souvent, ça se termine par un "merci". Merci de nous avoir permis de donner beaucoup plus de justesse à un scénario, à une scène qui est, comme je le disais, souvent centrale dans une création.

    A chaque fois que j'accompagne des auteurs, ils trouvent tout le temps une autre façon de faire. À chaque fois, ils me disent : "Tu nous fais réfléchir. C'est hyper intéressant". Ils ressentent un sentiment de fierté quelque part. Parce qu'ils ont été chercher très loin en eux comment parler du suicide sans avoir cet effet imitatif et incitatif. Il y a une forme de déclic à chaque fois. Ils me disent : "Ça y est, j'ai trouvé. Qu'est-ce que tu en penses ?" C'est généralement génial.

    Eloïse Bajou – Papageno programme

    Sachant que l'effet incitatif est réel : vous m'aviez parlé d'une expérience récente, concernant un film français qui a provoqué un passage à l'acte...

    On pourrait s'interroger sur cet effet incitatif, imitatif du suicide. On pourrait ne pas le croire. Et pour autant, malheureusement, au quotidien, j'accompagne des équipes qui le voient sur le terrain. On a eu un exemple dernièrement d'un film français dans lequel un moyen létal avait été explicitement décrit. Et l'impact, c'est une personne qui s'est présentée aux urgences après avoir utilisé exactement le même moyen. Fort heureusement, elle n'était pas décédée. Et pour le moyen utilisé, qui était assez particulier, elle a dit aux urgentistes s'être inspirée d'une scène de film qu'elle venait d'aller voir au cinéma.

    Donc, vous voyez c'est là où les précautions sont vraiment nécessaires, parce que quand une personne est en situation de crise suicidaire, effectivement, elle n'a pas toujours l'idée du scénario qu'elle va utiliser. Et le voir incarné au cinéma dans une fiction ou incarné dans un média à travers un fait réel, il y a un moment où ça bascule dans son processus et elle risque de s'en inspirer. C'est pour ça que cette question de la méthode, demander de ne pas la décrire, ça a un impact sur les spectateurs. D'où le travail que l'on mène au sein du Programme Papageno de responsabiliser. Ça n'est pas censurer, mais c'est responsabiliser toutes celles et ceux qui, à un moment, envisagent de parler du suicide dans un média.

    Eloïse Bajou – Papageno programme

    Quels profils travaillent à vos côtés au sein de ce programme ?

    Au sein du Programme Papageno, on est une petite équipe mais on arrive à se rendre toujours disponible pour ceux qui nous contactent. Ma collègue Héloïse, par exemple, est journaliste et accompagne plus explicitement les journalistes. On a également des médecins psychiatres, que ce soit pour adultes ou pour enfants et adolescents, qui nous accompagnent également sur le terrain avec ce côté expertale de la crise suicidaire. Et ça permet justement aux journalistes ou aux scénaristes qui font appel à nos services d'avoir vraiment une vision très terrain et d'expertise au quotidien. Parce que mes collègues, au jour le jour, sont avec des personnes qui ont traversé des moments de crises suicidaires et ils sont justement en capacité de tout le temps donner la réalité de ce que les gens ressentent.

    Le message du Programme Papageno s'adresse en priorité aux auteurs, scénaristes, journalistes, raconteurs d'histoires... Que souhaitez-vous dire aux personnes en situation de mal-être ?

    Le dernier message que je voudrais faire passer, c'est que quand on traverse une crise suicidaire, on peut s'en sortir. Et même si, effectivement, vous ne voyez que le noir, vous ne voyez pas le bout de ce désespoir dans lequel vous êtes, je vous invite vraiment à composer le 3114 qui est le numéro national de prévention du suicide. Vous aurez des personnes bienveillantes qui seront à votre écoute et avec qui, ensemble, vous allez pouvoir voir toutes les possibilités qui s'offrent à vous pour traverser ce moment difficile.

    Propos recueillis par Yoann Sardet le 30 septembre 2009

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