Septembre 2014. Après avoir conquis plusieurs territoires en dehors des Etats-Unis, Netflix débarque en France. Le rendez-vous est donné à quelques chanceux de la presse non loin du Pont Alexandre III pour fêter et accompagner cette arrivée.
Pourtant, c’est depuis le siège européen à Amsterdam que les dirigeants de l’aile française vont opérer, laissant la main à des partenaires pour gérer des événements ou la communication, qu’elle souhaite. Depuis, Netflix est venu s’installer en France (dans des locaux prestigieux près d’Opéra) et centralise un certain nombre d’opérations. Preuve qu’en 10 ans, les objectifs ont été atteints et que l’ambition a été démultipliée. L’heure est au bilan.
Une communication innovante et à l’américaine
Quatorze millions d’abonnés sur Twitter, près de 10 millions sur Instagram, 6 millions sur Tiktok… à son arrivée en France, Netflix a su accaparer l’attention du public grâce à des campagnes de communication efficaces et surtout… originales. Et cela commence dès 2015.
Cette année-là, et pour accompagner la sortie de la saison 2 de la série carcérale Orange Is the New Black en France, Netflix (via l'agence Ubi Bene) fait installer boulevard Haussmann une structure immersive de 360 m² sur la façade d’un immeuble : il s’agit en fait d’une prison verticale comprenant 12 cellules grandeur nature dans lesquelles ont été enfermées des comédiennes… Une idée vraiment originale qui a beaucoup fait parler !
Toujours la même année, Netflix France lance en grande pompe la saison 1 de Narcos, centrée sur le narco-trafiquant Pablo Escobar. L’équipe créative a l’idée d’organiser différentes avant-premières et d’y distribuer, à la presse et aux influenceurs, des billets de 5 euros qu’ils avaient tagués, à l’encre invisible, du nom de leur production (seul un flash de téléphone le faisait apparaître). Encore une idée sacrément originale pour souligner que dans notre pays, plus de 90 % des billets de banque seraient imprégnés de résidus de stupéfiants … (selon une récente étude).
Depuis, Netflix n’a plus besoin d’accompagner la sortie de ces grosses productions avec des campagnes originales de la sorte, puisqu’elle peut compter sur ses réseaux sociaux et le bouche-à-oreille…
Netflix, l’ennemi à abattre
Netflix annonce rapidement la production de sa première série française : Marseille. Après avoir lancé un casting pour dénicher un projet prometteur, les équipes tombent sur un scénario écrit par Dan Franck, sur une idée du producteur Pascal Breton.
“On a vu les gens de chez Netflix, on leur a fait un pitch. C’était très sympathique et j’en garde de très bons souvenirs”, se souvient l’auteur. “J’avais un interlocuteur dédié, qui me renvoyait mes textes sous 48 heures avec des commentaires. C’était fluide.”
Malgré tout, la production de Marseille ne sera pas un long fleuve tranquille pour la plateforme :
“Netflix venait d’arriver en France, et c’était l’ennemi numéro 1. On a souffert de ça. Plein de metteurs en scène nous disaient qu’ils ne pouvaient pas aller bosser avec eux sinon Canal ne financerait pas leurs films”, continue Dan Franck. Le scénariste nous raconte la manière dont certains ont tenté de saboter son travail : “Des pages de scénario, que je n’avais pas écrites, se sont retrouvées sur internet. Pour nous décrédibiliser”.
Se basant très probablement sur le système d’algorithme qui a fait des merveilles, Netflix mise sur un acteur qui brille à l'international - Gérard Depardieu - et sur un comédien de prestige : Benoît Magimel.
Le lancement en grande pompe de la série dans la cité phocéenne et l’inauguration d’un panneau offert par Netflix à l’entrée de la ville ne suffiront pas à lancer la production qui se fait étriller autant par la presse que par les spectateurs.
Dans son livre “Scénario” sorti en 2018, Dan Franck revient sur cette expérience et la manière dont il s’est fait déposséder de son scénario par le réalisateur de Marseille, qui y a notamment ajouté des scènes de sexe : “Marseille ça a été très conflictuel entre le metteur en scène et moi. A l’époque je n’ai rien dit, j’ai été très solidaire. C’était une aventure géniale jusqu’au moment où…” conclut-il.
Malgré ce point noir dans son aventure avec Netflix, l’écrivain est impressionné du parcours réalisé par la plateforme en France : “Maintenant tout le monde veut bosser avec eux”.
Netflix a en effet beaucoup évolué et a appris de ses erreurs. Après avoir été critiquée pour son manque d’investissement dans la création française, la plateforme change rapidement la donne et participe à la discussion sur la chronologie des médias, comme nous l’explique Frédéric, de la newsletter Netflix and Chiffres :
“Ce que je trouve plus intéressant dans tout ce processus, c'est le chemin qu'a réussi à se tracer Netflix au sein de l'écosystème de production française. A son arrivée, il y avait des doutes sur ses capacités (ou son envie) à le faire mais dès le début, Netflix a noué des liens avec la SACD pour rémunérer les auteurs, puis ils ont joué le jeu du financement de la création française à travers la taxe vidéo du CNC puis via les obligations d'investissements du décret SMAD qui les contraint à investir environ 20-25% de leur chiffre d'affaires français en pré-achat de films, production indépendante de films et séries, restauration de films etc. En 10 ans, Netflix est devenu un acteur légitime dans le secteur audiovisuel français et ce n'était pas forcément gagné d'avance.”
Février 2023, Netflix devient grand mécène de la Cinémathèque française pour trois ans et s’implique avec d’autres dans un projet de grand envergure : la restauration d’un chef d'œuvre du 7ème art : Le Napoléon d’Abel Gance (1927), dont les cent kilomètres de pellicules étaient dispersés un peu partout dans le monde
Un bilan entre vrais succès et quelques déceptions
Après Marseille, s’ensuivront des réussites et des échecs. Il y aura eu en 10 ans (hors séries-documentaires) :
Plan Coeur (trois saisons)
Osmosis (annulée après une saison)
Family Business (trois saisons)
Huge in France (une saison)
Marianne (annulée après une saison)
Mortel (deux saisons)
Vampires (annulée après une saison)
La Révolution (annulée après une saison)
Lupin (3 saisons pour le moment et le plus grand succès français à l’international à ce jour)
Caïd (annulée après une saison)
Disparu à jamais (mini-série)
Drôle (annulée après une saison)
Les 7 vies de Léa (mini-série)
Braqueurs (deux saisons)
Jusqu’ici tout va bien (pas encore renouvelée)
En place (deux saisons)
Notre dame : la part du feu (mini-série)
Détox (annulée après une saison)
Tapie (mini-série récompensée aux BAFTA, une première pour Netflix France)
Furies (pas encore renouvelée)
Anthracite (mini-série)
Fiasco (mini-série)
Pax Massilia (renouvelée pour une saison 2)
Si on jette un œil rapide à cette liste, on réalise à quel point Netflix a donné sa chance à des projets de tous les genres et de tous les styles : de la science-fiction, de l’horreur, de la comédie pure, de la comédie romantique, du thriller politique et de l’action... Une audace voire une témérité qu’on n’a pas du tout l’habitude de voir à la télévision française traditionnelle qui se repose principalement sur des séries policières déjà vues et revues.
Quant aux annulations, elles ont tendance à faire beaucoup plus le buzz. On constate pourtant que le ratio entre renouvellements et annulations est positif.
Lupin ou le braquage du siècle
“Les datas ne remontant qu'à trois ans sur les 10, il est difficile de faire un bilan chiffré des séries françaises Netflix mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a Lupin et le reste. Lupin est le gros carton de Netflix France, la seule vraie série ayant réussi à s'exporter en dehors de nos frontières. Ensuite, il y a les succès "suffisants" pour Netflix et pour lesquels on n'a pas forcément de chiffres, mais dont on sait qu'ils ont fait assez d'audience pour être renouvelés sur plusieurs saisons ("Family business" ou "Braqueurs, la série" notamment). Mais à part ça, les annulations après une saison ont souvent été monnaie courante.” analyse Frédéric.
Mais en 10 ans, son principal coup d’éclat porte un nom : Lupin. L’association d’un personnage de la littérature française, d’une co-production internationale (le créateur, George Kay, est britannique), et d’un acteur qui s’exporte à l’international (Omar Sy) est un succès incontestable.
La première saison, lancée en janvier 2021, atteint le top 10 dans 70 pays, dont les Etats-Unis. Ce qui n’était encore jamais arrivé pour une production tricolore. Et l’impact de Netflix dans “le monde réel” peut se quantifier avec ce chiffre :
Après la sortie de la saison 1 de Lupin, “les ventes de Maurice Leblanc ont été multipliées par 22.4 sur le marché français” nous fait savoir la plateforme sur son site Netflix10ans. S’ensuivront deux autres volumes. Et même si Netflix a observé une chute de visionnage entre chacun d’entre eux - ce qui est commun à quasiment toutes les séries - sa popularité est sans pareil dans le monde.
Les séries de genre à la traîne en France ?
Si côté long-métrages, les abonnés semblent particulièrement friands des films de genre (en témoigne le succès démentiel de Sous la Seine), c’est autre chose côté petite lucarne. Et pourtant, Netflix a tout essayé : la série de zombies à la sauce médiévale avec La Révolution, la série de braquage avec Braqueurs qui a tout de même eu droit à deux saisons, la production horrifique avec Marianne… le public se montre plus frileux.
Aurélien Molas, showrunner sur La Révolution, est revenu sur le succès en demi-teinte de son projet, tout en étant très critique vis à vis de son propre travail :
“De mon point de vue, Netflix a eu l’ambition et le courage d’investir dans le genre. Ensuite il y a le résultat terminé, avec ses défauts et qualités. Chaque série est unique et élaborée sur des années. La rencontre avec le public est une vaste question. Je suis convaincu que le spectateur est exigeant et a soif de qualité. Il a aussi une vraie offre diversifiée : si une série n’est pas à la hauteur de son exigence, pourquoi continuer ? C’est banal, j’en suis conscient, mais aujourd’hui avec le recul, si j’ai le choix entre La Révolution et The Boys …sans hésiter je regarderai The Boys.”
Si La Révolution a été annulée après un retour désastreux de la presse et des spectateurs, d’autres titres - qui ont pourtant été soutenus par le public et les journalistes - ont eu le même sort. Le cas notamment de Drôle. Notée 4,0 par la presse et 3,9 par les spectateurs, la série n’aura pas réussi à fédérer suffisamment pour tenter l’aventure sur une saison 2. Cette annulation peut également s’expliquer par une décision à un moment délicat du côté de Netflix US.
Sa créatrice, Fanny Herrero (Dix pour cent), avait fait savoir à l’époque chez nos confrères de Télérama son mécontentement : “Je pensais que le succès d’estime nous protégerait” avant d’ajouter un peu plus loin : “On se sentait bien au chaud dans cette maison, à ce moment-là”.
Netflix n’a jamais caché son mode de fonctionnement et a même été l’une des premières plateformes à dévoiler le nombre de visionnage de ces programmes. Une transparence que n’ont toujours pas adoptée les autres plateformes. Durant plusieurs années, si un abonné lançait le début d’un film ou d’une série, cela comptait pour un visionnage complet.
“Netflix France a essayé d'adapter ce qui marchait à l'étranger mais le public veut ce que le public veut."
Depuis, la plateforme est arrivée à un système où elle comptabilise les heures vues, qu’elle divise par le nombre d'épisodes ou la durée d’un long-métrage (ce qui donne ce genre de tableau) Autrement dit, peu importe la qualité du programme, si le public n’est pas au rendez-vous, la plateforme ne s'y investira pas davantage. Mais contrairement à une série télé classique, elle restera quand même disponible aux abonnés.
Cela ne semble pas empêcher les scénaristes et autres réalisateurs de travailler en France avec Netflix. Car c’est à la clé, la promesse de pouvoir toucher plus de 270 millions de personnes à travers le monde. Des chiffres démentiels, qui dépassent ceux de notre box-office. Et si la firme française n’a réussi en 10 ans qu’un seul coup d’éclat - Lupin - elle continue de se chercher, encore aujourd’hui.
“Netflix France a essayé d'adapter ce qui marchait à l'étranger mais le public veut ce que le public veut. Depuis quelque temps, les entités internationales de Netflix mettent l'accent sur le fait que les séries ultra locales, comme Fiasco peut l'être pour la France, n'ont pas vocation à être des succès dans le monde et c'est peut-être le cas.” nous fait savoir Frédéric.
Aujourd’hui Netflix se targue de lancer 20 productions originales françaises en moyenne par an (films séries, documentaires et émissions confondues) tout en continuant d’ajuster sa stratégie au fil des années. En 2023, 250 millions d’euros ont été investies dans la création bleue blanc rouge (dont 50 millions pour les films) et ils ne comptent sûrement pas s’arrêter là.
(Sollicité par nos soins, Netflix n’a pas répondu à nos questions).