Voilà plusieurs mois que la réalisatrice et actrice Isild Le Besco est sortie du silence pour parler de "l'emprise" dont elle a été victime par Benoît Jacquot. Un cinéaste qu'elle rencontre sur le tournage de Sade. Elle avait 16 ans, lui 52. Dans le mouvement de révolte lancée par Judith Godrèche, elle-même victime du réalisateur, et quelques jours après un long témoignage dans Le Monde, Isild Le Besco porte plainte pour des faits de viols sur mineure de plus de 15 ans.
Dans le même temps, elle publie un livre autobiographique, Dire vrai, aux éditions Denoël, pour "détricoter" son histoire, de son enfance, passée dans une famille marginale et violente, à sa vie dans le cinéma. Présente au Festival international du film de Locarno, elle dévoile sa cinquième réalisation seule, Ma Famille chérie. L'histoire est celle d'une femme, Estelle (Elodie Bouchez), qui fuit son mari violent pour retrouver sa famille dysfonctionnelle. Un récit personnel.
AlloCiné : Ce nouveau film, Ma Famille chérie, parle d’un clan familial qui se déchire. Il y a de l’amour mais aussi beaucoup de violence et d’incompréhension. Pouvez-vous dire qu’il s’agit d’une histoire autobiographique ?
Isild Le Besco : Oui, clairement. À la différence que ma véritable mère n’est pas chanteuse comme dans le film, elle est actrice. Il y a plein de choses que j'ai changées, mais dans la dynamique, c'est évidemment très, très familier.
Votre premier long métrage, Demi-tarif, qui suivait l’histoire de trois enfants livrés à eux-mêmes, était aussi inspiré de votre propre vie.
À l'époque, quand j'étais jeune, je disais que ce n'était pas autobiographique pour me protéger, mais ça l’était. Je pense qu’on ne peut que filmer des choses qui sont très intimes.
Il y a, dans Ma Famille chérie, le sentiment que les personnages ne se sentent pas assez vus, compris et aimés par ceux qui les entourent. C’est quelque chose que vous avez également ressenti ?
On grandit tous avec... Enfin peu d'entre nous, si je puis dire, ont le sentiment d'avoir été aimé par ses parents, je crois. On a souvent eu des parents qui, eux-mêmes, n'ont pas eu ce sentiment d'être aimé, ou parfois c'est une question de sécurité émotionnelle qu'on n'a pas eue. C'est rare, en fait, des gens qui arrivent à l’âge adulte et qui se sont très bien construits dans l'enfance. Il y a des parents qui ont eu des enfants très jeunes, qui ne se sont jamais réparés et qui transmettent ce sentiment de tumulte et de désamour.
J'ai avalé plein de choses sans les nommer. Il m’a fallu vingt ans pour le faire.
Le film parle également du traumatisme générationnel, celui que transporte l’héroïne jouée par Elodie Bouchez.
Je pense que le fait qu'elle se fasse maltraiter par son mari, c'est aussi parce qu'elle n'a pas digéré le drame qu’elle a vécu quand elle était petite. Tant que le drame n’est pas digéré et accepté, il reste dans une zone du cerveau en étant non nommé. Chaque situation nous ramène à ça, puisque cette partie du cerveau appelle à l'existence. C'est très commun à l'être humain. Ça fait mal de dire les choses qui nous ont fait mal. Quand on n'a pas la force de le faire, eh bien, ça revient et ça te suit tout le temps.
Comme le personnage d’Elodie Bouchez, avez-vous eu le sentiment de n’être en sécurité nulle part ?
Oui, bien sûr. J'ai avalé plein de choses sans les nommer. Il m’a fallu vingt ans pour le faire. Cela peut prendre toute une vie, quand on a la force de le faire. Je pense que cette énergie, ce sentiment de malveillance, de violence, a toujours été là, mais ce n’était qu'une perception. Les gens n'étaient pas volontairement comme ça, mais je percevais les choses comme ça parce que je n’avais rien résolu, comme une perpétuelle persécution, être perpétuellement maltraitée.
Ce film arrive après votre témoignage sur l’emprise que vous avez vécu avec le réalisateur Benoît Jacquot, la plainte déposée contre lui et la publication de votre livre, Dire vrai. Avez-vous le sentiment que ce long métrage est une suite logique dans cette reprise de contrôle ?
Ma petite sœur m'a dit quelque chose de très intéressant. Elle m'a dit : “Ton film, c’est un peu ton livre, Dire vrai. La noyade dans le film est représentative de ta propre noyade dans ton enfance.” Et elle n'a pas tort, je trouve. C'est ça, mais c'est aussi toutes les autres choses qui concernent mes parents qui sont des personnes heurtées par la vie. Mais j'ai eu des gens formidables qui m'ont entourée et on m’a donné le sentiment que l’on pouvait aussi guérir de toutes ces émotions.
L’émotion, c’est une matière à traiter. Comme une maladie à traiter dans le cerveau. C’est difficile mais il faut y aller, mettre les mains dans le cambouis. Ce sont des choix. Soit on étouffe, soit on guérit. Ce que j'aime raconter, c'est tout le processus et ce film, je suis très heureuse qu'il sorte maintenant.
Les lois aujourd'hui ne sont pas du tout faites pour protéger les enfants victimes de viol.
Est-ce qu'aujourd'hui, dans l'instant présent, vous avez le sentiment d’être dans un endroit plus lumineux de votre vie ?
Complètement, oui. Quelque part c'est bizarre, mais j’ai le sentiment de reprendre le contrôle sur moi-même, un contrôle que je n'ai jamais éprouvé avant et que j'éprouve depuis peu, depuis la sortie de mon livre et la présentation de ce film.
En mai dernier, la ministre de la Culture Rachida Dati a annoncé la présence obligatoire d’un “responsable enfants” sur les tournages de cinéma pour les acteurs mineurs. Une mesure réclamée par Judith Godrèche. Qu'en pensez-vous ?
J'avoue que je ne suis pas trop impliquée là-dedans. Ce qui me choque le plus, c'est de savoir qu'il y a des enfants qui sont violés par leurs parents ou au sein de leur famille et que rien ne se passe. Bien sûr, l’expérience d’un tournage peut ébranler un enfant, mais jamais autant qu'un enfant qui est violé dans sa vie. Les lois aujourd'hui ne sont pas du tout faites pour protéger ces enfants. Pour moi, ce sont des drames qui sont plus profonds.
Comment imaginez-vous la suite ?
Je pense que j'ai besoin de me reposer, de me recentrer, parce que j'ai été très exposée. La suite, je n'ai pas trop envie de me projeter. Je trouve que le monde a du sens que si on donne ce qu'on peut à ce monde. Aujourd'hui il n’aurait du sens que si je porte une parole qui soit aussi sociologique que politique. Je pense que je suis motivée.
Propos recueillis par Thomas Desroches, le 12 août 2024, à Locarno.
Ma Famille chérie, prochainement au cinéma.