Ça parle de quoi ?
Ayant fui la guerre, une famille syrienne entreprend un éprouvant périple pour rejoindre la Suède. A la frontière entre le Belarus et la Pologne, synonyme d'entrée dans l'Europe, ils se retrouvent embourbés avec des dizaines d'autres familles, dans une zone marécageuse, à la merci de militaires aux méthodes violentes.
Ils réalisent peu à peu qu'ils sont les otages malgré eux d'une situation qui les dépasse, où chacun - garde-frontières, activistes humanitaires, population locale - tente de jouer sa partition...
Quand la politique s'en mêle
Le 9 septembre 2023, le jury de la Mostra de Venise emmené par Damien Chazelle décerne le Lion d'Or à Pauvres Créatures de Yorgos Lanthimos et donne des récompenses à Moi, capitaine de Matteo Garrone (Meilleure Réalisation et Prix du Meilleur Espoir pour Seydou Sarr), Priscilla de Sofia Coppola (Meilleure Actrice pour Cailee Spaeny) ou Green Border d'Agnieszka Holland.
Nommée pour l'Oscar du Meilleur Scénario Adapté en 1992, grâce à Europa Europa, la réalisatrice polonaise s'est vue remettre un Prix Spécial du Jury avec ce drame où les couleurs laissent place au noir et blanc dès les premières secondes de cette histoire de migrants où l'on suit différents points de vue.
Alors âgée de 74 ans, la cinéaste à qui l'on doit également des épisodes de The Wire, Treme ou House of Cards, ne se doute pas que le retour au pays ne sera pas aussi triomphal. A quelques heures de sa sortie dans les salles polonaises, le 22 septembre 2023, Green Border (titre qui renvoie à la couleur des arbres dans la zone frontalière) fait parler de lui sur le plan politique.
Un pamphlet honteux et dégoûtant qui participe à ce qu'on pourrait définir comme l'industrie du mépris de la Pologne
Chef du parti national-conservateur Droit et Justice, Jaroslaw Kaczynski s'est ainsi élevé, selon des propos rapportés par l'agence PAP, contre ce qu'il considère comme un "pamphlet honteux et dégoûtant qui participe à ce qu'on pourrait définir comme l'industrie du mépris de la Pologne", et dont le but serait, selon lui, "d'insulter l'uniforme polonais, d'insulter les Polonais, de présenter la défense honnête de la frontière polonaise, la frontière de l'UE, comme un crime."
Des propos qui renvoient à l'un des segments du long métrage, centré sur les gardes-frontières, entraînés à n'avoir aucun scrupule face aux migrants (décrits comme des terroristes potentiels par l'un de leurs supérieurs). Une illustration de la politique anti-immigration du gouvernement de Mateusz Morawiecki, que nuance la présence d'un soldat moins convaincu par ces discours et injonctions.
Réunis le mercredi 21 septembre 2023 au sein du comité de sécurité nationale et de défense, les ministres de la Défense, de l'Intérieur et de la Justice se sont opposés au film en adoptant une résolution de "défense de la réputation des soldats des forces armées et d'autres services qui veillent quotidiennement à la sécurité des frontières."
Plainte pour diffamation
Une résolution qui "prend toute son importance dans le contexte de la présentation du film d'Agnieszka Holland. Film qui attaque l'honneur et la réputation de la Pologne, des soldats de l'armée polonaise, des gardes-frontières et des policiers polonais", ajoute le Ministre de la Défense pendant que son homologue de la Justice est allé encore plus loin.
"Sous le Troisième Reich, les Allemands produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers. Aujourd'hui, nous avons Agnieszka Holland." Laquelle, de confession juive, a alors menacé de porter plainte pour diffamation si des excuses ne lui étaient pas présentées.
"Ce film n’est pas de la propagande, je l’ai fait pour toucher les gens qui ont des cœurs et consciences ouverts" se défend la principale intéressée auprès de Libération. "Cela demande de se confronter au cinéma à quelque chose qui est dur, c’est un film difficile à voir." Car il s'ancre pleinement dans une réalité, avec des marqueurs temporels et géographiques qui lui donnent par moments de atours documentaires.
Ce film n’est pas de la propagande, je l’ai fait pour toucher les gens qui ont des cœurs et consciences ouverts
Le long métrage se déroule en octobre 2021. Il y a des masques et le COVID est mentionné plus d'une fois, au même titre que Kylian Mbappé ou la star du foot polonais Robert Lewandowski. Si les dirigeants ne sont jamais nommés lorsqu'il est question du gouvernement, il n'est pas difficile de deviner qui est visé dans ces cas-là.
Surtout qu'Agnieszka Holland n'en est pas à son coup d'essai lorsqu'il s'agit de dénoncer les dérives autoritaires de Droit et Justice. Mais la réalisatrice assure ne pas avoir fait un tract politique. Bien que très dur et sans concession, Green Border vise à rendre compte d'un situation complexe à travers différents angles, tout en alertant sur la résurgence des nationalismes à l'œuvre en Europe.
Et il s'est retrouvé, bien malgré lui, pris entre les feux d'une campagne électorale en Pologne. Là encore, la cinéaste assure que la date de sortie était pour coller au calendrier des festivals, et pas celui de l'élection législative du 15 octobre 2023, où la question migratoire a été centrale. Dans ce contexte, le parti au pouvoir y a donc vu un pamphlet à son encontre.
"Contrairement au jury de la Mostra de Venise qui a regardé Green Border jusqu’au bout, le ministre semble avoir fait ses remarques infondées et diffamatoires sans regarder le film", a répondu la Fédération des réalisateurs européens dans une lettre ouverte.
"Ses propos constituent une forme insidieuse de propagande", conclut la Fédération, qui salue par ailleurs la "force et [le] courage de la réalisatrice face aux attaques épouvantables contre elle et contre le film en Pologne." Également attaquée et insultée en ligne, Agnieszka Holland a pu assister à la défaite de Droit et Justice, qui a perdu sa majorité aux élections législatives d'octobre dernier.
Quelques mois après ces remous, Green Border est désormais visible dans les salles françaises à partir du 7 février. Et ce qu'il raconte, avec force et nuances, pourra tout autant vous informer que vous révolter, jusque dans son épilogue encore plus actuel.