De quoi ça parle ? 50 ans dans la vie d’une ferme… Haute Savoie, 1972 : la ferme des Bertrand, exploitation laitière d’une centaine de bêtes tenue par trois frères célibataires, est filmée pour la première fois. En voisin, le réalisateur Gilles Perret leur consacre en 1997 son premier film, alors que les trois agriculteurs sont en train de transmettre la ferme à leur neveu Patrick et sa femme Hélène.
Aujourd’hui, 25 ans plus tard, le réalisateur-voisin reprend la caméra pour accompagner Hélène qui, à son tour, va passer la main. A travers la parole et les gestes des personnes qui se sont succédé, le film dévoile des parcours de vie bouleversants où travail et transmission occupent une place centrale : une histoire à la fois intime, sociale et économique de notre monde paysan.
Une longue histoire
Gilles Perret connaît la ferme des Bertrand depuis toujours, puisque leur maison est à moins de 100 mètres de chez lui. Il se rappelle : "Tout gamin, je m’amusais dans la ferme, j’étais avec eux sur les tracteurs". Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que le metteur en scène a filmé cette famille d'agriculteurs : "En 1997, je voulais filmer les gens autrement que ce qui se faisait et ce que je faisais pour les actualités et les magazines, en prenant le temps, en étant vrai. Comme j’étais à l’aise avec une caméra, j’en ai emprunté une à une boîte de production avec laquelle je travaillais souvent."
"Je voulais filmer les Bertrand parce que je les trouvais formidables. Je les ai filmés sur un an, en 1997 donc, et cela a donné Trois frères pour une vie. C’était en toute méconnaissance car j’ignorais ce qu’était un documentaire. Je n’avais aucune culture cinéphilique, dans le milieu dont je suis issu cela n’existait pas. Le film a été primé dans des festivals de films de montagne. Il a été montré dans la région, où il a marqué les gens. Mais c’est tout."
Un film de 1972
En 1972, Marcel Trillat avait filmé les Bertrand pour un de ses films destiné à la télévision. Gilles Perret confie : "Je suis né en 1968, j’avais donc 4 ans. Mais j’en avais encore le souvenir, parce que la télé qui débarquait dans notre hameau complètement perdu, ça avait été un sacré événement ! Le film de Marcel Trillat, d’une durée de 26 minutes et tourné en 16 mm, a été réalisé dans le cadre d’une association qui s’appelait « Télé promotion rurale »."
"Cette association avait un créneau sur FR3 région l’après-midi, pour que les paysans puissent regarder. Trois ou quatre minutes sont consacrées aux Bertrand. On voit la sensibilité de Marcel Trillat qui leur pose des questions, justes et non complaisantes, et leur donne du temps pour parler. Je m’inspire un peu de lui, j’ai toujours aimé son travail."
Naissance du projet
Gilles Perret a toujours pensé que Trois frères pour une vie méritait une plus large diffusion : "Marc et Alex m’ont dit qu’Hélène allait bientôt prendre sa retraite, et qu’ils investissaient donc dans des robots de traite. Nous étions 25 ans après mon premier film avec eux, qui lui-même est arrivé 25 ans après celui de Marcel Trillat. C’était le moment de les filmer, avec l’idée d’utiliser ces deux anciens films. Je les ai filmés comme en 1997, c’est-à-dire de temps en temps, mais avec plus de facilité. D’abord matériellement, parce que maintenant j’ai une caméra, mais aussi dans l’approche."
"Ce n’est pas que c’était compliqué avec les oncles mais les jeunes avaient en tête Trois frères pour une vie, et ils ont vite compris ma façon de faire. Ainsi, il leur arrivait de parler devant la caméra sans que j’aie besoin de leur poser de questions. En outre, je les connais depuis qu’ils sont nés. C’est plus facile pour moi d’aborder les questions intimes avec eux qu’avec les oncles, d’autant qu’en 1997, je n’avais que 28 ans."
Difficulté
L’enchevêtrement des différentes périodes dans le récit a constitué la principale difficulté dans la conception de La Ferme des Bertrand : "La date de chaque film est mentionnée mais une seule fois. Au cours du montage, avec Stéphane Perriot, nous nous sommes aperçus qu’il fallait du temps pour s’installer dans chaque période, sinon cela ne fonctionnait pas. Pour basculer d’une période à une autre, nous avons cherché le meilleur moment, une saison, une réflexion, un geste, pour que ce soit le plus fluide possible. Pour ce travail, nous n’étions pas trop de trois, Marion Richoux, Stéphane et moi", explique Gilles Perret.
Évolution historique
La Ferme des Bertrand montre l’évolution de la pénibilité du travail sur un demi-siècle. On passe de l’image des trois frères cassant des cailloux en 1972, jusqu’à l’arrivée des robots de traite. Gilles Perret développe : "On pourrait critiquer l’arrivée des robots, qui serait la marque du productivisme ou de la déshumanisation. Mais quand Hélène dit qu’elle a les épaules et les mains défaites et que les robots la remplaceront avantageusement, de quel droit les juger ? L’appellation Reblochon les contraint à traire 365 jours sur 365 le matin et le soir. Je ne me sens pas légitime pour savoir si c’est bien d’installer des robots ou pas."
"La mécanisation a amélioré le sort des travailleurs, en particulier sur les tâches pénibles ou répétitives. Mais les patrons ont augmenté les cadences et les objectifs de production. Ce qui fait que les conditions de travail se sont quand même dégradées psychologiquement et physiquement. Les Bertrand ne sont pas dans cette logique."