AlloCiné : Avec La Ferme des Bertrand, vous avez suivi une famille, ou plus exactement une fratrie, d'agriculteurs sur plus de 50 ans. Parlez-nous de ce projet fou.
Gilles Perret : C’est assez extraordinaire en effet que cette ferme, voisine de ma maison, soit montrée sur 50 ans et qu’on y aperçoive 5 générations. Il se trouve que le réalisateur Marcel Trillat était venu filmer cette ferme en 1972 pour la télévision, c'était un événement dans le village à l’époque ! J’ai pris à mon tour la caméra pour la filmer en 1997 pour mon premier documentaire, Trois frères pour une vie. Depuis quelques années, avec ma compagne Marion Richoux qui est aussi co-autrice de La Ferme des Bertrand, nous pensions ressortir Trois frères pour une vie. Ce film avait été finalement peu vu en dehors de la région et des quelques festivals où il avait été primé. Alors qu’on réfléchissait tous les deux à ressortir le film en salles, on s’est dit : pourquoi ne pas donner la suite de l’histoire puisque la ferme est toujours là, en activité, et qu’un nouveau tournant avec le départ d’Hélène et l’arrivée des robots de traite s’annonce…. Nous nous sommes donc lancés dans un nouveau projet de film mêlant les trois époques, avec le monteur de 1997 qui connaissait bien les Bertrand et leur histoire.
L'idée de suivre l'évolution de cette ferme sur une si longue période était-elle présente dès l'origine ?
En 1997, j’ai fait ce premier film documentaire un peu à l’intuition. Je ne connaissais rien au monde du cinéma et je n’imaginais pas du tout refaire un film 25 ans plus tard ! Même si je m’inscrivais déjà dans une forme de temps long puisque j’utilisais déjà en 1997 les images de 1972.
Vous portez une attention toute particulière au corps de ces hommes. Vous les montrez jeunes et solides, mais aussi cassés par le travail.
"La pénibilité du travail", c’est un des critères dit Patrick, un des protagonistes du film. En effet, on voit que le labeur est difficile, mais pas que. Si le corps d’André est cassé aujourd’hui, qu’Hélène dit n’avoir plus d’épaule ni de main, ils donnent aussi à voir un travail qu’ils aiment et qui leur apporte aussi de la satisfaction.
La génération des trois frères en a vraiment bavé, ils n’avaient pas choisi de rester à la ferme, et ils ont dû tout faire de leurs mains, n'ayant aucun capital au départ. Pour la génération suivante et celle d’aujourd’hui, c'est différent, elles ont choisi le métier et la mécanisation allège certaines tâches, heureusement. On espère que le film montre ainsi la complexité du métier sans dogmatisme.
La construction elliptique - on saute d'une époque à l'autre - offre des effets dramaturgiques saisissants. Ainsi prend-on conscience que la mort a frappé, mais être appuyé, c'est au spectateur de faire le constat.
Ce film s’inscrit sur la longueur, les saisons, à l’échelle de 50 ans. Forcément on y voit des personnes disparaître, d’autres qui naissent et les générations qui se suivent. C’est le cycle de la vie qui est au cœur du film, ce qui en fait un film universel qui touche les gens. On en prend la mesure chaque soir lors des présentations en salles. C’est incroyable comme le monde rural résonne dans l’histoire de chacun. On vient de là, et c’est grâce à lui que l'on remplit nos assiettes...
Il se dégage de votre film un amour du travail bien fait, mais le constat est terrible : ce travail se paie cher. Une réplique résonne cruellement : "Le travail ne tue pas". Et le film prouve le contraire.
Le cinéma c’est l’image et le son. J’ai volontairement laissé cette scène dans le film où André dit cette phrase, "le travail ne tue pas", alors qu’on a à l’image son corps usé. A un autre moment, André a cette sentence terrible à propos de leur vie à ses frères et lui : "c’est une réussite sur le plan économique, mais un échec sur le plan humain". Cette lucidité et cette franchise qui sont les leurs m’ont incité à m'intéresser à leurs propos et leur approche depuis toujours. Je les côtoie depuis mon plus jeune âge, et je trouvais important d’enregistrer leurs témoignages, un peu de leur vie pour la restituer au plus grand nombre et redonner de la visibilité au monde agricole. Eux et le monde agricole en général le méritent largement.
Pensez-vous poursuivre le portrait de cette famille ? La nouvelle génération est déjà au travail…
Evidemment que j’y pense davantage qu’en 1997 ! J’ai filmé un peu plus les enfants que ce que l'on voit dans le film afin de pouvoir utiliser ces images le cas échéant... Mais dans 25 ans, j’aurais 80 ans… Peut-être aurais-je encore la force de faire ce film ou peut-être que quelqu’un d’autre s’y collera ? On verra, mais ce serait chouette...