AlloCiné : Le film est un biopic, évidemment. Mais c'est aussi un film pour continuer le combat. Est-ce que c'est ainsi que vous le voyez ?
Benjamin Lavernhe : Ce n'était pas le but premier, mais c'est évidemment une très grande envie que le film reste dans le cœur des gens. Je pense qu'il est assez unique. Le but, c'est d'ouvrir les œillères des gens, de les rendre à nouveau poreux -dans le bon sens du terme- à la souffrance des autres et surtout à ne jamais s'habituer à la souffrance de l'autre. L'héritage de L'Abbé Pierre est grand par Emmaüs, par le travail de la fondation Abbé Pierre.
Mais qu'un film de cinéma s'empare de ce sujet et en fasse un grand film romanesque, d'aventures, sur l'histoire du siècle et un portrait aussi intime de ce monsieur absolument extraordinaire, c'est une manière de continuer le combat. Et on espère que ça va faire connaître aussi aux nouvelles générations qui était ce monsieur et de faire perdurer sa mémoire et aussi, évidemment, son action. Lui, il avait du mal à accepter ça, qu'on fasse des films sur lui. Je sais par rapport à Hiver 54, il disait "Je ne veux pas qu'on fasse un film sur moi, mais sur mon action." Je pense que notre film rend hommage à son combat.
L'Abbé Pierre est une telle icône qu'on oublie qu'il y a aussi eu des compagnons à ses côtés. Comme Lucie Coutaz que vous incarnez Emmanuelle...
Emmanuelle Bercot : On n'oublie pas : on ne savait pas. Les compagnons, on savait. On a toujours eu cette notion des chiffonniers, des compagnons. Mais cette femme, personne ne la connaît. L'une des grandes vertus du film, c'est de la faire découvrir et de lui rendre hommage parce qu'elle a toujours voulu rester dans l'ombre. Mais c'est bien, à un moment, qu'on sache qu'il y avait une femme aussi, je ne dirais pas à côté de l'Abbé Pierre mais derrière lui. (...)
Il était extrêmement supporté, encadré, protégé, veillé par beaucoup de gens.
Je suis de la même génération que vous, et c'est vrai que l'Abbé Pierre, c'était une énorme figure. D'abord, c'était l'homme préféré des Français pendant des années, mais c'était l'Abbé Pierre. J'avais l'impression qu'il faisait tout seul avec son petit béret, sa petite canne. Il allait tout seul au front, oui, mais il était extrêmement supporté, encadré, protégé, veillé par beaucoup de gens derrière lui. D'ailleurs, ça reflète son tempérament, parce que c'est quelqu'un qui avait le sens du collectif et je ne le voyais pas... C'est vrai que c'est bizarre d'avoir pu s'imaginer qu'il ait fait tout ça tout seul alors que c'était quelqu'un qui était dans le partage absolu.
Comment décririez-vous Lucie Coutaz, qui était à la fois âme sœur, bras droit, conscience aussi ?
Emmanuelle Bercot : Moi, je les vois vraiment comme un couple, mais platonique. Parce qu'il n'y a pas que du travail. On sent bien qu'il y a une vraie amitié, une vraie affection mutuelle, une vraie admiration mutuelle aussi. Et, évidemment, un respect. Mais ils ont partagé beaucoup de choses quand même. Leur chambre était sur le même palier, elle lavait ses slips... Il y avait quelque chose de très concret dans leurs relation.
Elle a eu cet héroïsme de vivre dans l'ombre alors qu'elle était faite pour la lumière.
Je ne veux pas dire son bras droit, mais c'était une forme de pilier pour lui. C'était une femme extrêmement solide, très carrée, une grande administratrice, une grande organisatrice. Tout ce que lui n'avait pas, elle l'avait. Ils étaient parfaitement complémentaires. Et surtout, elle s'est effacée derrière lui parce que c'est quelqu'un qui avait un tempérament de chef. Elle aurait pu vouloir tenir l'étendard et elle a eu cet... Lui l'a définie comme héroïque. Elle a eu cet héroïsme de vivre dans l'ombre alors qu'elle était faite, par son tempérament, pour la lumière.
Comment se prépare un tel film ? On recueille énormément d'éléments et d'informations, bien sûr, mais en même temps il faut revenir à des moments très humains qui vont définir le parcours de cet homme...
Frédéric Tellier (réalisateur) : Quand j'ai eu l'envie de faire ce film, ma première idée c'était de ne pas paraphraser l'icône que tout le monde connaissait plus ou moins. Ce qui me touche particulièrement, ce sont les êtres humains, ce qui pouvait être derrière. Et évidemment, quand je découvre qu'il a un amour inconditionnel avec Lucie Coutaz pendant quarante ans, je commence à être très intéressé par cette histoire. J'avais envie de montrer quelqu'un avec des creux et des pleins, avec des reliefs en fait, quelqu'un d'assez normal dans son quotidien, qui a été capable de la constance de sa bonté dans la longévité d'une vie incroyable.
Proposer un regard sur lui qui n'est pas celui qu'on a jusqu'à présent.
Le travail commence vraiment là. Maintenant qu'on a bien identifié les grandes parties saillantes de l'histoire, quelles étaient ses mécaniques internes pour y arriver ? Qu'est-ce qui le poussait à bouger, à se mouvoir constamment ? Est-ce qu'il s'est cassé la gueule ? Est-ce qu'il a eu peur ? Est-ce qu'il a baissé les armes à un moment ? Est-ce qu'il s'est trahi lui-même ? Les mille questions qu'on se pose tous les matins, sur le sens de la vie... C'est ça que j'ai essayé de traiter, de trouver comme réponses, d'en imaginer certaines en collant un peu des petits fragments récoltés à droite à gauche. Pour proposer, comme vous le disiez très justement, un regard sur lui qui n'est pas celui qu'on a jusqu'à présent, dans tout le respect de celui qu'on a jusqu'à présent sur lui.
Comment aborder de tels rôles ? Est-ce que ça peut être transcendant ? Écrasant ?
Benjamin Lavernhe : Les deux. Je pense qu'on est passionné par notre métier donc on se sent très chanceux d'avoir des partitions vraiment intéressantes sur le fond et la forme. Il y a des grands moments de théâtralité aussi. C'était un tribun. Je me suis dit : "Quelle chance j'ai de jouer ça, de dire ce texte-là, d'essayer de faire vibrer ces mots-là, de les faire claquer dans l'espace avec 200 figurants". C'est aussi une aventure de cinéma et de tournage inouïe. En plus, quand c'est au service de cette cause, avec ma partenaire Emmanuelle dont j'admire énormément le travail, c'est tellement galvanisant que les peurs tombent.
C'est un rôle trop important pour qu'on ne partage pas.
Et puis c'est passionnant, il y a énormément de matière et on s'entend bien : on se dit les choses, on se dit nos craintes. J'ai eu la chance qu'on s'écoute, que Frédéric m'écoute et qu'il me dise "C'est un rôle trop important pour qu'on ne partage pas et qu'on ne se dise pas tout avant le tournage". Et Frédéric nous a aussi concernés. Il nous demandé de rencontrer Laurent Desmares, le dernier secrétaire de l'Abbé Pierre qui l'a connu pendant plus de vingt ans, et qui a connu Lucie Coutaz aussi. Qu'on aille tout de suite dans le concret, c'est à dire rencontrer les communautés historiques, qu'on aille à la Fondation... Et tout ça, c'était riche pour nous. C'était inspirant. Et ça donne de la force, de la matière. Tout ça fait avancer le travail et fait tomber les peurs.
Vous vous souvenez de votre premier jour dans le rôle ?
Benjamin Lavernhe : On a le trac. Franchement, le premier jour, on commence par une scène où on rentre dans Emmaüs, cette maison délabrée où on est censé découvrir le lieu et dire avec notre petit carnet en poussant des poutres avec notre pied : "C'est là qu'il y aura la petite chapelle." Ça y est, quoi ! On est là, on sent tout petit. Moi, j'ai la soutane de l'Abbé, mon menton en galoche comme ça et je me dis "Ça y est, c'est parti, c'est concret, o ne peut plus revenir en arrière !"
C'est parti !
Emmanuelle Bercot : D'ailleurs, il me l'a dit. Je me souviens très bien de ce moment. Il y a moteur, action et puis il y a le pas où il rentre dans la pièce où on devait jouer. Il me lance "C'est parti !"
L'Abbé Pierre n'est plus parmi nous. S'il pouvait voir le film, vous aimeriez qu'il en pense quoi ?
Frédéric Tellier (réalisateur) : Je ne sais pas ce qu'il en penserait. Évidemment, je pense que nous tous, nous trois en particulier, on a fait le film en pensant à lui, à elle. En espérant que ça leur aurait plu, qu'ils auraient été contents. Ça s'arrête là, vu qu'on ne les a pas connus. Mais en tous cas, je sais que quand on a travaillé vraiment en grande complicité avec la fondation Abbé Pierre, qui sont les héritiers de l'Abbé. On n'a pas cessé d'être encouragés par eux à faire le film et à le faire d'une manière très... "pas sage". Ils nous disaient "ne soyez pas trop révérencieux quand même, parce que l'Abbé, il aurait bien aimé que... Allez-y ! Il aurait aimé." On en parlait avec Benjamin, ça m'a donné des ailes par rapport à l'écrasement du poids de la charge du respect de l'Abbé.
C'est bien, les petits...
J'ai toujours eu, pour la fondation et pour l'Abbé, cette idée d'un esprit assez rock. Avec des idées, comme on voit dans le film, qui parfois ne lui plaisaient pas. Il s'est fait mettre sur la touche mais il n'est jamais revenu en disant "Vous êtes des cons." Au contraire, il a toujours dit "Vous n'avez peut-être pas tort. Vous ne l'avez pas fait d'une manière qui me plaît beaucoup, mais vous avez raison sur le fond." Ça, c'est une grande leçon de vie, je trouve.
Donc je ne sais pas s'il aurait été content ou pas, mais ça aurait été chouette qu'il nous tape sur l'épaule en disant "C'est bien, les petits..."